Revirement de jurisprudence en matière d’admission de la preuve déloyale : la fin justifie-t-elle les moyens ?

Publié le 20/03/2024
Revirement de jurisprudence en matière d’admission de la preuve déloyale : la fin justifie-t-elle les moyens ?
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Par un arrêt majeur du 22 décembre 2023, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, révisant sa doctrine sur la recevabilité de la preuve obtenue de manière déloyale, invite désormais le juge à évaluer si une telle preuve est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et si l’atteinte à l’équité du procès ou aux droits antinomiques des parties demeure proportionnée. Un tel arrêt invite à s’interroger sur ce que sera demain l’équilibre entre quête de vérité et droits concurrents et sur l’impact que la nouvelle jurisprudence risque d’avoir dans les pratiques judiciaires.

Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, no 20-20648

Le 22 décembre 2023, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu un arrêt important, déjà très largement commenté, sur le « droit à la preuve » et l’articulation de ce droit avec le « principe de loyauté dans l’administration de la preuve »1.

Jusqu’alors, la Cour de cassation posait le principe que toute preuve recueillie à l’insu d’une personne par une manœuvre déloyale devait être déclarée irrecevable et donc exclue du débat judiciaire.

Elle juge à présent que « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».

Cet important revirement de jurisprudence évacue l’irrecevabilité de principe de la preuve obtenue au moyen d’un procédé déloyal pour instaurer, dorénavant, un débat sur la recevabilité de la preuve autour des critères que sont le caractère « indispensable » de cette preuve et, en cas d’atteinte portée à un droit concurrent ou « antinomique », le caractère « proportionné » de cette atteinte.

Cette décision, au-delà de ses contours purement juridiques, invite à s’interroger sur son impact pour les justiciables, s’agissant pour les uns d’établir la preuve des faits justifiant de leurs demandes en justice, pour les autres de se protéger de procédés illicites ou déloyaux susceptibles de porter atteinte à leurs droits.

En l’espèce, le procédé en question était ici l’enregistrement audio clandestin par un employeur d’un entretien avec un salarié à l’issue duquel ce dernier avait été mis à pied, ainsi que lors de l’entretien préalable au licenciement qui avait suivi.

L’employeur reprochait notamment au salarié, commercial grands comptes, son refus de communiquer le suivi de son activité commerciale au sein de l’entreprise, et son employeur produisait les enregistrements clandestins dans le but d’établir la teneur des propos tenus lors des entretiens et tels que rapportés à la lettre de licenciement.

Il est intéressant de noter que l’employeur se défendait de l’irrecevabilité de la production des enregistrements en faisant valoir, d’une part, que ceux-ci étaient des annexes de plaintes pénales, comme telles recevables dans ce cadre-là, et d’autre part, que « la Cour européenne des droits de l’Homme a admis qu’une preuve illégale pouvait être produite et utilisée en justice dès lors qu’elle a pu être discutée et débattue dans le cadre d’un procès équitable ».

Comme il sera vu infra, la Cour de cassation se montrera sensible à l’argument.

I – La jurisprudence antérieure

Jusqu’à cet arrêt du 22 décembre 2023, la jurisprudence française naviguait entre flexibilité et restriction en matière d’admissibilité des preuves, avec bien sûr d’importantes différences suivant le domaine considéré.

Très pragmatiquement et largement pour des raisons d’efficacité répressive, la Cour de cassation admet en matière pénale les preuves obtenues par les particuliers de manière illicite ou déloyale, l’argument essentiel pour cela étant que le principe de loyauté dans l’administration de la preuve n’est en tant que tel inscrit dans aucun texte2, ce qui de surcroît limite la possibilité d’obtenir l’annulation des moyens de preuve illicites ou déloyaux.

La jurisprudence civile était pour sa part beaucoup plus rigoriste, la même assemblée plénière de la Cour de cassation établissant le principe que toute preuve recueillie à l’insu d’une personne par une manœuvre déloyale devait être exclue, jugeant ainsi le 7 janvier 2011 que « l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisé à l’insu de l’auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve »3.

Sous l’impulsion de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, le droit à la preuve a pu progresser en matière civile, mais, au-delà de la reconnaissance que celui qui détient une preuve a le droit de l’utiliser ou des possibilités, offertes par exemple par l’article 145 du Code de procédure civile, d’obtenir d’un juge l’autorisation de procéder à des mesures d’instruction, la fin demeurait loin de justifier les moyens et un justiciable ne pouvait employer des stratagèmes clandestins ou déloyaux pour obtenir des preuves.

Très récemment encore, la chambre sociale de la Cour de cassation a pu juger, concernant la pratique du « client mystère » que « si l’employeur a le droit de contrôler et de surveiller l’activité de ses salariés pendant le temps de travail, il ne peut mettre en œuvre un dispositif de contrôle qui n’a pas été porté préalablement à leur connaissance »4.

L’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 22 décembre 2023 opère ainsi un revirement significatif de jurisprudence et bien sûr, c’était tout l’objet de la saisine de cette formation, une unification de la position de la Cour de cassation sur le droit à la preuve et son articulation avec les droits et principes « antinomiques » que sont le droit à l’intimité de la vie privée, le droit au secret des affaires et le principe de loyauté dans l’administration de la preuve.

II – L’impact de l’arrêt du 22 décembre 2023 sur les pratiques judiciaires

Il est bien sûr trop tôt pour totalement mesurer l’impact que cette décision est susceptible d’avoir sur les pratiques judiciaires mais nous pouvons d’ores et déjà anticiper certains changements assez probables.

Le premier de ces changements, de toute évidence majeur, est une conséquence de l’abandon de l’irrecevabilité de principe de la preuve obtenue de manière déloyale au nom du fameux « droit à la preuve » et de l’idée que l’on ne devrait pas priver un justiciable de la possibilité de faire la preuve de ses droits (expressis verbis dans le communiqué de la Cour de cassation).

La preuve déloyale est bel et bien devenue recevable en son principe, son irrecevabilité ne procédant plus que d’un contrôle conduit a posteriori par le juge à la demande des parties.

Celui auquel était opposée une preuve déloyale ou illicite demandait jusqu’alors au juge de rejeter cette preuve des débats en invoquant les circonstances déloyales de son obtention, qu’il s’agisse, par exemple, d’un enregistrement clandestin, d’une preuve obtenue en violation d’un engagement de confidentialité ou d’une preuve dont la production s’avérerait attentatoire au secret des affaires ou à l’intimité de la vie privée.

Il appartenait alors à son adversaire de justifier, suivant les circonstances, de ce qu’il était loyalement entré en possession de la preuve ou ne faisait qu’usage de son droit de se défendre, justifiant encore à ce titre du caractère nécessaire de la preuve, et c’était bien à celui qui produit une preuve déloyale d’en démontrer la recevabilité et pas comme aujourd’hui à son adversaire d’en démontrer l’irrecevabilité.

Bien sûr, d’aucuns diront que la Cour de cassation définit en son arrêt du 22 décembre 2023 les critères d’un contrôle imposant à celui qui produit une preuve obtenue par un procédé déloyal d’en démontrer la recevabilité, en ce qu’il lui faudrait tout d’abord établir que cette preuve est indispensable à l’exercice de son droit à la preuve et ensuite justifier que l’atteinte portée aux droits antinomiques de son adversaire demeure proportionnée au but poursuivi.

La Cour de cassation s’inscrit ici dans la continuité de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme s’agissant de la notion de procès équitable (jurisprudence de la Cour au visa de l’article 6, paragraphe 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme) et reprend certains concepts déjà évoqués, tels que celui du caractère nécessaire de la preuve, le tout bien sûr dans la logique de la recherche d’un équilibre entre droits concurrents.

Toutefois, une différence fondamentale réside ici dans le fait que c’est bien en examinant la preuve, son contenu et sa crédibilité, le tout à l’aune du fait que cette preuve est censée démontrer, que le juge va déterminer si celle-ci est effectivement indispensable et, faut-il le préciser, indispensable au juge lui-même…

En effet, il est fortement à craindre que le juge se place inévitablement dans la logique de l’adage « la fin justifie les moyens » et se prononce sur la recevabilité de la preuve illicite ou déloyale en fonction du caractère utile ou pertinent de la preuve en vue de ce qui est à démontrer et c’est bien l’intime conviction du juge qui sera ici au cœur du débat, puisque ce dernier ne s’abstiendra en somme de déclarer recevable une preuve que lorsque celle-ci lui apparaîtra dépourvue de pertinence, car insuffisante à démontrer le fait allégué ou pour lui inutile alors que son intime conviction s’est déjà forgée au moyen d’autres preuves déjà produites au débat judiciaire.

En réalité, le caractère illicite ou déloyal de la preuve a bien ici totalement disparu du débat.

Ensuite, si l’on veut bien imaginer qu’un juge soit théoriquement capable de faire totalement abstraction de sa propre subjectivité ou de son intime conviction pour procéder à un contrôle strict du caractère proportionné au but poursuivi de l’atteinte portée à un droit concurrent ou antinomique, tel que le droit au respect de l’intimité de la vie privée, comment ne pas craindre que l’intime conviction du juge et son légitime besoin de motiver pleinement en droit et en fait sa décision influent sur l’idée qu’il se fera de la recevabilité d’une preuve obtenue de manière déloyale ?

Le 22 décembre 2023, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu un second arrêt présentant en l’occurrence un cas de figure où le droit à l’intimité de la vie privée a prévalu sur le droit du justiciable à la preuve, s’agissant d’un employeur faisant usage à l’appui d’une mesure de licenciement de la captation d’une conversation privée de l’employé licencié sur Facebook5.

Mais en dehors de ce cas de figure où il eut été sans doute difficile de juger autrement, combien de circonstances beaucoup moins simples où celui qui soulève l’irrecevabilité de la preuve obtenue par un procédé déloyal attentatoire à son droit se verra commodément opposer que l’atteinte est demeurée proportionnée au but poursuivi alors que la preuve est de fait bien utile (car pertinente ou indispensable) à appuyer l’intime conviction du juge ?

Le risque est d’autant plus important alors que le contrôle de proportionnalité dont il est ici question appelle par définition une réponse subjective.

Un second changement possible réside dans l’affaiblissement des garanties offertes aux justiciables dans le cadre protecteur des mesures d’instruction encadrées par le Code de procédure civile.

Si une mesure d’instruction ordonnée par le juge avant tout procès en vertu de l’article 145 du CPC fait l’objet d’un débat contradictoire, que ce débat se tienne à l’occasion de la procédure de référé ordonnant cette mesure ou à l’occasion du référé initié en vue d’en obtenir la rétractation, la preuve que le plaideur obtient par un procédé déloyal s’affranchit par contraste totalement de toute autorisation judiciaire préalable, le juge n’ayant plus à se prononcer qu’a posteriori sur la recevabilité de la preuve, avec les limites déjà évoquées.

En somme, deux poids deux mesures et un très probable encouragement des plaideurs à privilégier les voies détournées pour l’administration de la preuve plutôt que les possibilités encadrées et contraignantes du Code de procédure civile.

Enfin, un troisième changement, peut-être encore plus fondamental, va inévitablement résider dans une légitimation générale des comportements déloyaux dans l’administration de la preuve.

La production de preuves obtenues par des moyens déloyaux, en tout cas devant les juridictions civiles, demeure aujourd’hui marginale, elle est susceptible demain de devenir la norme à l’ère du tout numérique et de l’intelligence artificielle.

Pourquoi en effet se priver, alors que le procédé déloyal n’est pas en tant que tel sanctionné en dehors bien sûr des comportements illicites tels que le vol ?

L’irrecevabilité d’une preuve sera finalement de peu de conséquence chaque fois que la raison en aura été que cette preuve était superfétatoire ou non indispensable, au moins aura-t-elle contribué à renforcer l’intime conviction du juge, et la recevabilité a toute chance de devenir la norme chaque fois que la preuve s’avérera utile au but poursuivi.

Nous attendrons bien sûr avec intérêt de découvrir les premières décisions des juridictions du fond arbitrant en défaveur du droit à la preuve et en faveur des droits dits antinomiques, mais il est fort à craindre que les procédés déloyaux se multiplient, que ce soit à l’initiative des plaideurs ou recommandés par des conseils guère incités à décourager les procédés déloyaux de leurs clients puisqu’à la fin, n’est-ce pas… le bon Dieu reconnaîtra les siens…

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. le résumé sur le sujet de Monsieur N. Hoffschir, « Périsse le principe de loyauté plutôt que le droit à la preuve ! », Dalloz actualité, 15 févr. 2024.
  • 2.
    Cass. crim., 1er déc. 2020, n° 20-82078.
  • 3.
    Cass. ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14316.
  • 4.
    Cass. soc., 6 sept. 2023, n° 22-13783.
  • 5.
    Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 21-11300.
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