L’impossibilité pour un salarié d’être joint en dehors de ses heures de travail ne constitue pas une faute

Publié le 20/12/2024

Dans un arrêt inédit du 9 octobre 2024, la Cour de cassation confirme que le fait pour un salarié de n’avoir pu être joint en dehors des horaires de travail sur son téléphone portable personnel est dépourvu de caractère fautif, donc ne permet pas de justifier une sanction disciplinaire (Cass. soc., 9 oct. 2024, n° 23-19.063). Cette affaire concernait un chauffeur routier poids lourd, sanctionné par trois avertissements pour n’avoir pas répondu aux appels et messages de son employeur lors de ses jours de repos. La cour d’appel avait initialement validé ces sanctions en invoquant une pratique professionnelle établie dans l’entreprise et conforme aux usages du secteur du transport routier. Cependant, la Cour de cassation a annulé cette décision, estimant que l’absence de réponse hors du temps de travail ne constitue pas une faute justifiant une sanction disciplinaire. Pour Déborah Fallik Maymard, avocate associée en droit social chez Redlink, cette décision consacre une protection essentielle des droits des salariés face à des pratiques pouvant empiéter sur leur vie privée. Entretien.

Actu-juridique : Quelle est la portée de cette décision et comment celle-ci peut influencer d’autres secteurs où la joignabilité des salariés en dehors des horaires de travail est implicitement requise ?

Déborah Fallik Maymard : La Cour de cassation a rappelé que l’impossibilité pour un salarié d’être joint en dehors de ses heures de travail, sur son téléphone portable personnel, ne constitue pas une faute justifiant une sanction disciplinaire. En l’espèce, un salarié, chauffeur routier, avait été sanctionné par trois avertissements pour ne pas avoir répondu à des appels et messages de son employeur la veille d’une reprise de travail. La décision de la Cour n’est pas surprenante juridiquement et s’inscrit dans une continuité jurisprudentielle. Une décision similaire avait été rendue le 17 février 2004 concernant un ambulancier (Cass. soc., 17 févr. 2004, n° 01-45.889). La Cour avait alors cassé l’arrêt d’appel validant un licenciement disciplinaire pour faute grave dans un contexte comparable. Cette décision s’aligne également sur le droit à la déconnexion, introduit par les articles L. 2242-17 et L. 1222-9 du Code du travail. Ce droit, notamment applicable aux télétravailleurs, implique que les modalités de contrôle du temps de travail doivent être définies par un accord collectif ou une charte qui déterminent les plages horaires durant lesquelles l’employeur peut habituellement contacter le salarié en télétravail. Ainsi, en dehors des plages horaires définies, le salarié n’est pas tenu de se rendre disponible.

AJ : Les conventions collectives ou accords d’entreprise peuvent-ils légitimement imposer une obligation de joignabilité en dehors des heures de travail ?

Déborah Fallik Maymard : La joignabilité en dehors des heures de travail est juridiquement encadrée et peut correspondre à une astreinte, définie par les articles L. 3121-9 et suivants du Code du travail. L’astreinte est une période durant laquelle le salarié, sans être à la disposition permanente et immédiate de l’employeur, doit être en mesure d’intervenir pour accomplir un travail au service de l’entreprise. Ces périodes d’astreinte ne sont pas considérées comme du temps de travail effectif, sauf en cas d’intervention, mais elles doivent faire l’objet d’une compensation sous forme de financière ou sous forme de repos. L’astreinte peut être mise en place par un accord collectif de branche ou d’entreprise qui fixe le mode d’organisation des astreintes, les modalités d’information et les délais de prévenance des salariés concernés ainsi que la compensation sous forme financière ou sous forme de repos à laquelle elles donnent lieu. En l’absence d’accord collectif, l’astreinte peut être mise en place par une décision unilatérale de l’employeur, sous réserve de consultation préalable du comité social et économique (CSE) et information de l’inspection du travail, conformément à l’article L. 3121-12 du Code du travail. En revanche, imposer une joignabilité hors du cadre de l’astreinte, sans compensation et durant les temps de repos, y compris dans un accord collectif, serait juridiquement discutable. Une telle disposition pourrait être jugée illicite, car elle porterait atteinte au droit au repos du salarié. Bien que l’argument dans l’arrêt commenté retenu par la cour d’appel fût l’absence de disposition contraire dans la convention collective, il est probable que la décision de la Cour de cassation aurait été la même si la convention collective prévoyait cette joignabilité.

AJ : Cette décision pourrait-elle ouvrir la voie à des revendications pour préjudice moral ou à des actions en justice pour pratiques abusives passées ? Le cas échéant, quelles sanctions pourraient être prononcées contre les employeurs ?

Déborah Fallik Maymard : La décision concerne un cas où un salarié avait été sanctionné pour ne pas avoir répondu aux sollicitations de son employeur. À l’inverse, si un salarié est régulièrement sollicité durant son temps de repos, ces sollicitations pourraient être assimilées à du temps de travail effectif. Si elles sont trop fréquentes, elles pourraient remettre en question le droit à la déconnexion, et ainsi la validité des forfaits-jours pour certains cadres, voire entraîner une violation par l’employeur de son obligation de sécurité de résultat. Dans ce contexte, les salariés sollicités durant leur temps de repos, hors astreinte, pourraient réclamer :

– des compensations salariales pour le temps de travail non rémunéré ;

– des dommages-intérêts pour atteinte au droit au repos ou au droit à la déconnexion ;

– la nullité de leur convention de forfait en jours et ainsi un rappel d’heures supplémentaires.

Évidemment, d’un point de vue pratique, il reste possible pour un employeur de prendre attache exceptionnellement avec un salarié en cas d’urgence (arrêt de travail par exemple) pour assurer la continuité du service mais l’absence de réponse du salarié ne peut en aucun cas être sanctionné. Le risque sera d’autant plus grand que la sollicitation des salariés sera récurrente.

AJ : Dans quelle mesure les employeurs peuvent-ils réorganiser leur fonctionnement opérationnel pour respecter le droit à la déconnexion des salariés ?

Déborah Fallik Maymard : Pour des besoins opérationnels nécessitant la joignabilité des salariés durant leur temps de repos, comme la validation de plannings, les employeurs pourraient mettre en place un système d’astreintes. Ce système devrait garantir :

– une compensation financière ou en temps de repos pour les salariés concernés ;

– une conformité avec le Code du travail et le droit au repos.

En l’absence d’accord collectif, l’employeur peut définir unilatéralement les périodes d’astreinte, à condition de consulter le CSE et d’informer l’inspecteur du travail. Une telle organisation permettrait de concilier les impératifs opérationnels de l’entreprise avec le respect des droits fondamentaux des salariés, notamment leur droit au repos et à la déconnexion.

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