Arnaud-Dominique Houte : « La police et la gendarmerie ont mis un siècle à gagner leur légitimité » !

Publié le 16/09/2024

Historien spécialiste des institutions policières, auteur d’une thèse sur la gendarmerie, Arnaud-Dominique Houte est l’auteur du livre Citoyens policiers, Une autre histoire de la sécurité publique en France, de la garde nationale aux voisins vigilants, paru aux éditions de La Découverte. Il interroge les rapports entre société et police et montre que la tentation des citoyens de participer à l’action policière existe depuis l’Ancien Régime, répondant à des attentes différentes selon les époques. Entretien.

Actu-Juridique : Vous écrivez que ce livre part « d’une réflexion inquiète sur le présent ». Laquelle ?

Arnaud-Dominique Houte : Je vis dans l’Oise, où se sont développés, ces dix dernières années, les dispositifs de voisins vigilants, censés permettre aux citoyens d’apporter par leur concours une communication privilégiée avec la police pour lutter notamment contre les cambriolages. En histoire, on a toujours tendance à penser que tout a toujours existé. Cela permet de relativiser des inquiétudes présentes. Néanmoins, quand j’entends parler de « milices » ou de « voisins vigilants », mon premier réflexe de citoyen est de m’en inquiéter. Essayer de voir des précédents historiques donne une profondeur de champ. En reprenant mes travaux sur la police et la gendarmerie, j’ai réalisé que, souvent, policiers et gendarmes signent seuls leurs procès-verbaux alors qu’ils sont en réalité aidés par des tiers. Tout cela m’a donné envie de poursuivre mes travaux sur la sécurité publique par le biais de la participation citoyenne aux activités de police.

AJ : Quel est, après ces recherches, votre avis sur les dispositifs de voisins vigilants ?

Arnaud-Dominique Houte : Je maintiens une lecture inquiète, car la tendance la plus forte des dispositifs de participation citoyenne aux activités de la police est plutôt sécuritaire. Néanmoins, ces dispositifs de voisins vigilants ne le sont pas tous. Pour sortir du seul préjugé négatif, je me suis inspiré de la mémoire de la Garde nationale, une force de maintien de l’ordre et de contrôle social qui naît au moment de la Révolution française et perdure pendant un siècle sous des formes différentes. Cette Garde nationale, si elle a parfois posé des problèmes, témoignait d’abord d’une confiance civique, de l’idée que la sécurité ne doit pas être confisquée par le pouvoir public et appartient aux citoyens. On peut donc en faire une lecture démocratique que partagent beaucoup de gens qui estiment que donner trop de latitude à la police professionnelle revient à se dessaisir du sujet. La Garde nationale est à la fois l’héritage des milices bourgeoises, qui sont des dispositifs de voisins vigilants avant l’heure, et un levier qui permet au peuple d’affirmer sa souveraineté.

AJ : Quels citoyens constituent cette Garde nationale ? 

Arnaud-Dominique Houte : Tout le problème est de savoir qui a le droit d’en faire partie. Et la réponse varie d’un régime à l’autre. Les gouvernements conservateurs ont tendance à la fermer, considérant que seule la bourgeoisie a le droit d’en faire partie. Mais dans les moments les plus démocratiques, au cœur de la Révolution française ou en 1848, on considère que tout citoyen a le droit de faire partie de la Garde nationale. De la même manière, le fait de posséder des armes, attitude qui serait aujourd’hui plutôt décriée par les personnes de sensibilité de gauche, est alors un levier d’émancipation. Cette Garde nationale est selon les époques une institution hyper démocratique ou au contraire un instrument du maintien de la domination sociale des uns sur les autres. Les gardes nationaux eux-mêmes ne savent pas toujours bien à quoi ils participent. Lors de chaque épisode révolutionnaire, on retrouve des gardes nationaux du côté des révolutionnaires et du côté du pouvoir. Ainsi, selon le récit romanesque que l’on lit, le garde national ouvre le feu sur l’insurgé ou se fait tirer dessus sur la barricade. Cela crée une confusion. La Garde nationale est à l’image de la France qui se divise. Cela dit, pour clarifier autant que possible l’essence de cette institution, on peut dire que dans la majorité de la période où elle existe, elle est réservée aux citoyens qui payent un certain niveau d’impôt et exclut de fait ouvriers et domestiques. Cette Garde nationale se développe en parallèle de la police officielle.

AJ : Quand est-ce que la police apparaît en France ?

Arnaud-Dominique Houte : Au début du XVIIIe siècle, il n’y a pas encore réellement de police. La nature ayant horreur du vide, certaines personnes font la police. Dans les villes, il y a des services très limités en effectif qui s’appuient parfois sur l’armée. Dans le village, c’est l’homme le plus fort qui s’en charge. Mais d’une manière ou d’une autre, il y a toujours eu des institutions chargées de faire régner l’ordre. Et plus elles sont faibles, plus elles sont violentes. Elles font alors des rafles, des exemples. Le développement des polices professionnelles a lieu au cours du XVIIIe siècle, dans les 50 ans qui précèdent la Révolution. C’est lié à une période de croissance urbaine et d’enrichissement du pays, qui a alors les moyens de mieux protéger sa population. Au XVIIIe siècle, ces policiers s’appellent parfois encore des « gardes ». La gendarmerie est créée avec la Révolution française et tient lieu de police nationale. Mais elle est très limitée en effectifs : au XIXe siècle, il y a 20 000 gendarmes pour l’ensemble du pays, soit cinq fois moins qu’aujourd’hui. Il existe aussi des polices municipales dans toutes les villes, surtout à Paris. Mais toutes n’ont pas la même puissance et légitimité. La gendarmerie et les polices municipales mettront un siècle à s’installer et à gagner leur légitimité.

AJ : Pourquoi la fin de la Commune, en 1871, marque-t-elle un tournant ?

Arnaud-Dominique Houte : La Commune a montré que la Garde nationale, en situation de quasi guerre civile, posait de gros problèmes. En revanche, à l’époque, la gendarmerie et les polices fonctionnent bien. Elles s’imposent comme des institutions légitimes. Il y a un renforcement de leur nombre. Ces forces de police se structurent, on leur donne plus de pouvoir. On les recrute et on les forme mieux. Cela sera une constante pendant 100 ans, jusqu’en 1970. Le maintien de l’ordre et de la sécurité est désormais une affaire de professionnels, qui relève de la police et de la gendarmerie. À l’exception de courants anarchistes très limités, tout le monde s’accorde là-dessus. Les critiques ne portent pas sur le principe de la police, mais sur ses résultats. C’est la fameuse question : « Que fait la police ? », très présente dans les journaux au XIXe siècle. Certains considèrent qu’elle devrait être gérée différemment, être plus dure, ou plus intelligente, ou bénéficier de renforts. C’est là que la question des citoyens apparaît. Dès le début du XXe siècle, la naissance du roman policier et du personnage d’Arsène Lupin stimule la curiosité. Certains veulent faire des enquêtes à la place des policiers. C’est le cas aujourd’hui encore.

AJ : Concernant la perception de la police par les citoyens, un autre tournant a lieu dans les années 1970. En quoi consiste-t-il ?

Arnaud-Dominique Houte : La police se professionnalise, notamment grâce au développement de l’automobile. Cela a pour conséquence que les gendarmes ne se déplacent plus à pied. Cela crée à la fois de l’efficacité et de la distance. Une partie de la population a l’impression que la police disparaît. C’est aussi un moment de forte augmentation des vols : la consommation de masse produit le vol de masse : des vols de voiture, des petits cambriolages. Cela crée un mécontentement. Le contrat tacite selon lequel la police protège le citoyen est rompu. Dans les années 1970, des milices apparaissent. C’est un sujet très médiatique : on retrouve plein d’articles de presse de cette époque. En réalité, ces milices sont un coup de pression et durent rarement plus de quelques jours. Cela se calme dans les années 1980, quand se développent les polices municipales, qui répondent à cette crise entre la police et la société. Cela remet un échelon de proximité. De nouveau, il y a dans les rues des gens avec un uniforme auxquels on peut s’adresser. La question du dialogue entre la société et la police, qui revient sans cesse dans le débat public, se pose depuis 50 ans ! Dans les années 1990, l’idée d’une police de proximité, qui divise aujourd’hui les partis de droite et de gauche, était consensuelle.

AJ : Les voisins vigilants remplacent-ils la police de proximité ?

Arnaud-Dominique Houte : Je n’ai personnellement pas fait de terrain mais j’ai lu ce que les sociologues ont écrit sur le sujet. Ce qui revient tout le temps, dans la bouche des adeptes de ces dispositifs, c’est : « Avant, il y avait un garde champêtre, et c’était mieux » ! C’est curieux car ils inventent quelque chose qui n’existe plus depuis longtemps ! Ces gens, qui sont souvent des personnes âgées, sont nostalgiques des gendarmes qui patrouillent, ce qui en effet arrivait encore dans les années 1960. Les gendarmes venaient encore dans les villages, garaient leur camionnette et se montraient dans les commerces. Cela n’avait pas d’autre sens que de rassurer. Les personnes âgées ont la nostalgie fantasmée du policier du coin de la rue.

AJ : Les dispositifs de voisins vigilants sont-ils efficaces ? 


Arnaud-Dominique Houte : En réalité, personne n’a besoin de l’étiquette voisin vigilant pour se comporter en voisin vigilant ! Le dispositif vend un accès plus rapide à la brigade, mais tout le monde peut appeler la gendarmerie ! En termes de productivité policière, les résultats sont impossibles à mesurer : en effet, une bonne police éloigne les délinquants, elle ne les arrête pas. Les sociologues parlent d’un effet plumeau. Ils pensent que ces voisins vigilants ont, peut-être, un effet dissuasif, qui conduirait les délinquants à aller plutôt cambrioler le village voisin. Ces dispositifs ont connu leur apogée autour de 2008. Cela a duré une dizaine d’années. Depuis 2018, on s’y intéresse moins. La plupart des associations de voisins vigilants disparaissent rapidement. Elles perdurent quand cela crée du lien social. On observait le même phénomène avec les milices des années 1970, qui se sont surtout développées dans le nouveau périurbain, là où les gens ne se connaissent pas bien. Cela relevait du fait associatif. Avec les dispositifs de voisins vigilants, c’est pareil : des voisins se rencontrent par ce biais. Quand ensuite ils se mettent à se retrouver au club de pétanque, le dispositif n’a plus lieu d’être et il périclite.

AJ : Est-ce que les citoyens peuvent néanmoins aider la police ?

Arnaud-Dominique Houte : Jusqu’à la mise en place du dispositif Alerte enlèvement au début des années 2000, les professionnels de police et de gendarmerie se méfiaient de la participation des citoyens à ses activités. Ils avaient tendance à penser que les appels à témoignages leur feraient perdre du temps à traiter des témoignages farfelus. Le dispositif Alerte enlèvement fonctionne néanmoins bien, certes dans un cadre réglementé. Je pense que la police se rend compte que pour un certain type de délinquance, la vigilance des citoyens est utile. Il s’agit aussi d’un sujet consensuel : personne ne va s’opposer à une action policière concernant des enlèvements d’enfants. En revanche, quand Gérald Darmanin a mis en place un dispositif pour signaler des points de deal, cela a suscité la contestation et n’a pas du tout marché.

AJ : De manière générale, que pensez-vous de la défiance entre citoyens et police ?

Arnaud-Dominique Houte : J’observe simplement qu’il y a des cycles historiques. Les années 1960 avaient marqué le début d’un cycle de pacification qui a culminé dans les années 1990-2000. À l’époque, le maintien de l’ordre était spectaculaire : c’était l’époque où on allait sans crainte manifester en famille, avec des enfants. En 2016, le maintien de l’ordre lors des manifestations contre la loi Travail a été marqué par un durcissement de la répression. On a complètement changé de logique. Le rapprochement tendanciel que l’on observait depuis 50 ans est depuis lors sérieusement remis en question.

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