Dieu et Dieu font Droit

Publié le 08/06/2017

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Professeur de droit, expert ès facs de banlieues, retraité sur la Côte d’Opale, j’ai profité d’un jour, non excusez-moi, de plusieurs jours de frod, de vint et de pleu (mots ch’tis désignant le froid, le vent et la pluie), pour offrir au lecteur extrême de cette revue juridique une tranche de vie d’un jeune monsieur « néo-entrant-primo-arrivant de la période d’intégration d’une L1 Droit » (en français des années yéyé : étudiant en première année de licence en droit).

1,2,3… Partez ! Afin de rompre avec la monotonie des plans à la paire de rame en deux parties et deux sous parties, Plouf, plouf-plouf ; Plouf, plouf-plouf (sur cette technique de navigation juridique, v. notre article : Variations sur le plan en deux parties en usage dans nos facultés de droit, LPA 19 juin 2012, p. 12), nous suivrons le jeune Allegro Moderato d’abord confronté au choix d’une formation et d’une université (I), puis au rite de passage de son état de bachelier ES à celui d’étudiant (II), enfin à son premier cours de droit un jour d’automne (III).

I – Le choix d’une vie

Gens de lois. Invité à faire ses vœux d’études supérieures sur la plate-forme en ligne APB à laquelle « on y comprend pas grand’chose » (www.admission-postbac.fr/), parmi les 12 000 formations proposées, Allegro Moderato, s’était subitement posé la question de sa vocation. Fauché comme les blés, il ne pouvait intégrer les grandes ou les petites-grandes écoles de la Place à honoraires libres. Nul en maths, il devait renoncer à l’appel de la vie micro ou macroéconomique des facs d’éco. Quant à socio ou psycho, il aurait dû souffrir des moqueries de son entourage. Bien sûr, il y avait l’UFR de sports, rebaptisée STAPS ou « Sciences et techniques des activités physiques et sportives », mais il préférait regarder le sport à la télé. Aussi avait-il choisi de s’inscrire dans une fac de droit à tarif réglementaire pour devenir avocat afin de défendre l’infortune puis, l’âge venant, conseiller la fortune.

Grande ou petite fac ? Habitant en banlieue, Allegro Moderato ne pouvait s’inscrire dans les grandes facs du quartier latin qui se disputaient le label Panthéon. Il devait intégrer l’une des facs de la zone de Paris, construites en catastrophe entre les années sixties et les années nonante. Il opéra un minutieux classement entre elles à l’aide des fiches horaires SNCF, RER et RATP, et des avis d’étudiants donnés sur les réseaux sociaux d’universités (« Dzolé, j’y vais un peu fort, mais cette fac en ruine c’est le chaos et une insulte à l’intelligence » ; « Ben alors y a personne pour répondre svp ? » ; « Fil fermé par la modération »). C’est ainsi qu’il classa en premier une fac à RER ; en second une fac MTBus ; et ainsi de suite jusqu’à la fac à opinion mitigée la plus proche de chez lui, en quartier sensible. Après avoir saisi ses vœux sur le portail APB, il modifia son classement plus d’une vingtaine de fois en prenant soin de toujours classer en dernière place la fac tout près de chez lui. Puis il confirma solennellement ses vœux.

« www.univbourse-lebonchoix.fr ». Une semaine avant le début des épreuves écrites de son bac, il reçut une proposition d’admission en « Licence Droit » dans l’université qu’il ne voulait pas réellement intégrer, selon les critères utilisés par l’algorithme baroque d’APB pour départager les candidats trop nombreux pour les licences de droit dites « en tension » et remplir les facs en voie de développement. Bien qu’un peu dépité de ne pas avoir plu aux autres universités mieux cotées sur « www.univbourse-lebonchoix.fr », il opta d’emblée pour la réponse 1 : « Oui définitif », délaissant celle réservée aux lauréats souffrant d’un besoin inconscient de se rendre malheureux (2 : « Oui, mais »), et les deux dernières de la famille Ça va pas la tête ! (3 : « Non, mais » ; 4 : « Démission générale »). Puis il retourna aux résumés de ses fiches de révision du bac pour en surligner l’essentiel, tout en levant les mains au ciel : « Si tu existes Dieu, tu ne dois pas permettre que je sois collé ! ». C’est ainsi qu’il obtint son bac du premier coup, au grand étonnement de ses proches qui brûlèrent aussitôt un cierge à Saint-Joseph de Cupertino, le très saint patron des examens des lycéens. Ce premier grade universitaire lui permit d’accéder à l’enseignement supérieur sous l’étiquette de « primo-arrivants de la période d’intégration du L1 » (il y a quelques années, ces mots collectifs, qui fleurent bon l’ère paléozoïque, étaient réservés aux écoliers nouvellement arrivés en France sans maîtrise suffisante de la langue française, ainsi qu’aux enfants du voyage, plus joliment appelés « enfants voyageurs »).

II – Le rite de passage

Vos démarches en un clic. Sélectionné dans l’université non désirée, Allegro Moderato tenta l’épreuve, plus difficile encore, de l’inscription administrative afin d’y être « enregistré » en L1 Droit. L’enregistrement se faisant en ligne, il découvrit sur la page d’accueil du site de l’université un message de bienvenue : « Les néo-entrants de la procédure APB doivent se connecter au site du bureau des inscriptions administratives. Le service inscriptions en ligne sera fermé du 23 juillet au 5 septembre. En cas de difficultés pour vous connecter, vous devez vous présenter au bureau des inscriptions administratives aux jours d’ouverture affichés devant le bureau d’accueil de l’université. Attention, ces jours sont susceptibles d’être modifiés. Pendant la campagne d’inscription, nous ne sommes pas en mesure de répondre aux appels téléphoniques ». Membre de la Congrégation des pénitents n’ayant pu accéder au site des inscriptions administratives (« La page que vous souhaitez consulter n’est plus disponible »), Allegro Moderato décida de se rendre sur place pour expier cette faute et être enregistré dans sa nouvelle communauté.

Billets d’entrée. Le lendemain donc, par un temps pluvieux, nous retrouvons Allegro Moderato, un peu perdu, dans une allée de sa nouvelle université de banlieue. Il avait le cœur serré et il sentait bien le désarroi de ses nouveaux compagnons d’infortune et de quelques parents stupéfiés, agglutinés sous un parapluie. Après plusieurs heures, il avait pu s’enregistrer au bureau des inscriptions administratives. Quelques jours plus tard, sur présentation de son bon d’enregistrement, il avait payé à la caisse située dans un autre bâtiment, ouvert tous les jours de 14 heures à 16 heures, sauf le lundi, le mercredi et le vendredi après-midi, ses droits de scolarité obligatoires, ainsi que ceux facultatifs mystérieusement intitulés « droits référents » (culture, sport, un entretien pédagogique…). Il revint, la semaine suivante, au bureau d’enregistrement pour recevoir sa carte d’étudiant multiservices plastifiée en échange de son bon de caisse. Désormais connu sous le n° 3f9h9mada4, il s’inscrivit à la sécurité sociale par l’intermédiaire de l’une des deux mutuelles qui bénéficiaient d’un monopole. Il prit celle de gauche puisqu’il était dans une université de gauche et qu’il ne voulait pas d’ennuis de santé.

Le Gavroche des cafets’. Plein de joie d’avoir réussi son inscription administrative, Allegro Moderato s’apprêtait à rentrer chez lui pour fêter sa nouvelle vie d’étudiant, lorsqu’il fut accosté par un gamin, natif d’une cité voisine en voie de démolition, qui avait été adopté par la cafet’ de l’université : « T’as pas cent balles ? ». Allegro Moderato lui tendit aussitôt deux pièces d’un euro, qu’il estimait équivalentes à cent balles : « Tiens, pour cent balles t’as plus rien ! ». La chère petite tête blonde (métonymie pour désigner les enfants), lui répondit : « Oh, Choukrane ! T’es un tepo toi ! Tiens, v’la un secret pour q’taies pas d’blème. T’arrache pas d’suite : faut prendre l’inscription pédago. Wesh ! ».

La bible de l’étudiant. Fort du conseil du gouailleur de la zone, Allegro Moderato se lança dans la quête d’une inscription pédagogique qui lui paraissait être en relation avec l’art d’instruire et d’élever les enfants (pédagogie du grec παιδός « l’enfant », et ἄγω « conduire, accompagner »). Au demeurant, il avait été fort bien rancardé par le moineau de la cafet’, car le caractère obligatoire de l’inscription pédagogique est précisé à la page 87 du guide de l’année passée de l’étudiant de l’université, encore disponible en ligne : « Outre l’inscription administrative auprès du bureau du service de l’administration centrale de l’université qui permet d’obtenir une carte d’étudiant à ne pas perdre, aucun duplicata n’étant délivré après, chaque étudiant primo-arrivant doit obligatoirement procéder, auprès du secrétariat de la composante de l’UFR de la formation choisie dont relève le parcours du diplôme envisagé, à une inscription pédagogique aux EC (Éléments Constitutifs) devant servir à établir les listes d’inscrits par EC (Éléments Constitutifs) et à traiter informatiquement les résultats pédagogiques et le volume obtenu de crédits ECTS (European Credits Transfer System) ».

L’apparition d’IATOSS. Cette épreuve, tant redoutée des étudiants, constituerait, selon une étude ethno-psychiatrique à paraître, un rite de passage organisé par les universités pour causer un traumatisme psychologique devant permettre aux initiés de sortir psychiquement modifiés de l’épreuve. C’est ainsi que nous retrouvons Allegro Moderato devant un panneau indiquant que l’inscription pédagogique n’avait plus lieu au secrétariat de l’UFR de la formation qu’il avait choisie, mais à la Structure autonome provisoire de communication, salle C 101 du bâtiment N. Après avoir erré plusieurs heures sur le campus, il découvrit un bâtiment NC et la porte d’une salle dénommée avec malice C 101N. Le problème est qu’il fallait une carte pour ouvrir la porte de la pièce mystérieuse. Fort heureusement, quelque temps après, la porte s’ouvrit laissant passer une jeune femme avec deux tasses de café, membre de la famille IATOSS (ce sigle, inconnu des langues helléniques et des louveteaux, a été emprunté au roman d’Alexandre Dumas qui en a fait l’aîné des mousquetaires. Aujourd’hui, il sert à désigner les personnels ingénieurs, administratifs, techniciens, ouvriers et de service des universités). Allegro Moderato demanda timidement : « S’il vous plaît, Madame, j’aurais voulu m’inscrire aux cours et aux travaux dirigés de droit ». La porteuse de café répondit : « Ici, c’est la Structure autonome provisoire de communication. Voyez le Service de formation initiale pour l’enseignement du droit, salle N 101 du bâtiment C ».

Le miracle. S’étant effondré sur un banc mouillé d’une allée de l’université, Allegro Moderato leva les mains au ciel pluvieux pour implorer une nouvelle fois Dieu : « Si tu existes Dieu, tu ne dois pas permettre cela ! ». La pluie cessa soudainement et les nuages se dispersèrent brusquement, laissant apparaître un ciel clair. Il y eut un grand silence et apparut devant lui, dans un halo lumineux, une étudiante, en lutte d’acné juvénile, qui appelait à soutenir les étudiants sans fac et sans papiers. Après avoir écouté stoïquement ses hurlements dans un mégaphone, Allegro Moderato signa une pétition pour les étudiants sans fac et sans papiers. Loin d’être sot, il en profita pour demander à Mégaphone où se trouvait le bâtiment C pour l’inscription des étudiants avec fac et papiers. « C entre le B et le D », brailla Mégaphone, avant de susurrer en 10 watts : « Pleure pas, C pour rire, j’vais t’montrer. »

Votre espace de dialogue S.V.P. Rejoignons Allegro Moderato devant la porte de la salle N 101 qu’il a fini par trouver entre la salle N 1003 et la salle M 107. Après plusieurs heures d’attente, son n° 3f9h9mada4 fut invité à entrer par un appariteur qui somma les 47 autres étudiants en souffrance de quitter les lieux, non sans leur avoir rappelé les jours et heures d’ouverture du bureau des inscriptions, sous réserve de modifications. Mort de trac, il fut accueilli par Mademoiselle Coraline, une Secrétaire-Vacataire-Permanente, titulaire d’un contrat à durée déterminée à temps partiel, renouvelé 37 fois depuis sa première affectation, après la soutenance de sa thèse de doctorat en Sciences de l’éducation. Auto-formée aux techniques de prise en charge de la dimension psychologique de l’étudiant primo-arrivant, elle engagea l’entretien :

« – Votre nom ?

– Allegro Moderato.

– Un peu moins vite, s’il vous plaît.

– Allegretto Moderato.

– Vous prenez le cours de droit des biens ou le cours de droit des personnes ?

– Y a-t-il une grande différence entre ces deux droits ?

– Droit des biens, c’est le code EC 24 48. Droit des personnes, c’est EC 23 49.

– Les EC s’inscrivent-ils dans le temps ?

– Droit des biens, c’est le mardi matin. Droit des personnes, le vendredi matin.

– Droit des biens, lança fièrement Allegro Moderato dont l’inconscient lui soufflait que le vendredi fleurait bon le week-end.

– Je vous inscris dans l’UP 1, s’exclama Coraline (UP = Unité pédagogique. Lorsque dans une année bissextile, les étudiants d’une année sont divisibles par 4, ils sont divisés par 2, ce qui donne UP1, UP2, etc.).

– C’est loin ? sonda Allegro Moderato.

– Non, c’est dans le même bâtiment que l’UP 2 ; celui qui doit être désamianté l’année prochaine. Le responsable pédagogique de votre première année sera Monsieur de Mondemale, qui est professeur agrégé des facultés de droit.

– C’est grave ? s’inquiéta poliment Allegro Moderato.

– Non, mais il s’appelle ainsi pour ne pas être confondu avec les professeurs qui ne sont pas agrégés des facultés de droit, expliqua Coraline, avant d’ajouter : pour les TD, je vous inscris à ceux de droit des personnes.

– Mais j’ai pris le cours de droit des biens, protesta Allegro Moderato.

– Oui, mais il n’y a plus de places aux TD de droit des biens, répliqua doucement Coraline.

– Est-ce que je peux changer et prendre le cours de droit des personnes ? osa Allegro Moderato, qui était loin d’être irrécupérable.

– Trop tard, il vient de passer en CAA (Capacité d’accueil atteinte), répondit Coraline.

– C’est une bien triste nouvelle, s’excusa Allegro Moderato.

– Notez que les TD de droit des personnes ont lieu le mardi matin, ajouta Coraline.

– Mais j’ai déjà cours de droit des biens le mardi matin, murmura Allegro Moderato dans un dernier soubresaut d’agonie.

– De toutes les façons, les emplois du temps sont périmés : les nouveaux seront distribués la semaine prochaine, quand on aura épuisé le stock de l’année dernière, précisa Coraline, avant de porter le coup de grâce du rite psychologique de passage d’Allegro Moderato de l’état de bachelier à celui d’étudiant : Votre inscription pédagogique sera validée, dès la remise en état du réseau intranet. Sinon, vous ne pourrez pas passer vos examens ! ».

III – Impression de rentrée

« Les disparus de l’EC 24 48 ». Le décor étant en place et le réseau intranet de l’université partiellement nettoyé, au retour des grandes vacances, Allegro Moderato fut, à sa grande surprise, privé de son premier cours : celui de droit des biens, EC 24 48, du mardi matin. L’enseignant chargé dudit cours avait informé l’université pendant la fermeture estivale qu’il ne l’assurerait plus si on ne lui réglait pas les heures qu’il avait effectuées ces trois dernières années. À la rentrée, personne ne le crut car c’était un avocat et, de toute façon, l’université était sans-le-sou depuis que son président avait utilisé l’argent des heures complémentaires pour rénover son bureau et l’espace d’accueil attenant. Pourtant, notre homme de loi, qui représentait la sagesse et le bon sens, tint parole et, faute de repreneurs bénévoles, le cours de droit des biens fut supprimé. Les étudiants inscrits audit cours furent invités à suivre, à la place, le cours de droit des personnes, EC 23 49, du vendredi matin.

« Le cours EC 23 49 n’est plus disponible ». Seulement, le professeur en charge de ce cours, refusa d’accueillir les naufragés de l’EC 24 48 au motif qu’il avait déjà 411 étudiants dans son amphi Cujas, rebaptisé B2 bis, prévu pour 600 personnes, équipé de 350 sièges en état de les recevoir, avec de vieux extincteurs vides, un micro filaire sans fil, et des gouttes d’eau qui tombaient du plafond sur le deuxième rang. Il déclara dans un tweet rageur que si l’université passait outre, il demanderait sa mutation dans une fac en bon état d’étanchéité, équipée d’extincteurs certifiés NF, de sièges écritoires haute qualité et de micros filaires avec fil. Bien ennuyé, le président de l’université, auteur d’un rapport de 795 pages sur L’université du XXIe siècle, commandé par l’Agence française de la communication dans les universités (code http : Erreur 404 [page introuvable]), réagit aussitôt à l’événement en twittant : « Solidarité et fraternité dans cette épreuve avec nos amis étudiants innocents de L1 droit, mis à l’écart, de manière discriminatoire et injuste, du cours de droit des personnes ». Et, pour éviter une manifestation des étudiants dont il avait pu convaincre les syndicats représentatifs de voter pour lui aux prochaines élections à la présidence de l’université, il prit un arrêté « pour appliquer un correctif immédiat d’humanité et d’équité à des résultats qui ne pourraient être issus que d’un raisonnement pédagogique et mathématique autistique ». C’est ainsi que tous les étudiants, inscrits ou non au cours de droit des personnes, se virent attribuer la note de 10/20, ce qui provoqua l’amertume des bons étudiants, la jubilation des autres, et la satisfaction du professeur n’ayant plus aucune copie à corriger pendant les vacances de février.

Premier cours d’intro au droit L1. Un joli matin de fin septembre, nous retrouvons Allegro Modérato, primo-arrivant de L1 D (première année de licence de droit) à l’intérieur du grand hall du bâtiment A1 de l’UFR LMD de l’UPBGNS (Université Paris banlieue grand-Nord-Sud), de la COMUE GreatSorbonne-Septentrionale-Est en voie d’éclatement, où il avait été affecté « à l’insu de son plein gré ». À ses côtés, plusieurs centaines de paires d’yeux tuaient le temps à regarder, très songeurs, la machine à distribuer le café. En échange de pièces, tantôt du café coulait dans le réceptacle du distributeur, sans gobelet pour l’accueillir, tantôt un gobelet attendait en vain du café.

Drôle d’en Droit. Subitement, la seule porte d’entrée non encore condamnée de l’amphi Cujas, rebaptisé B2 bis, s’ouvrit. Intimidés, nos jeunes étudiants, avides de savoirs juridiques, pénétrèrent à la queue leu leu dans cette salle qui pouvait accueillir 600 personnes et qu’on appelait un amphi en hommage aux gouttes d’eau qui tombaient du plafond sur le 2e rang. Ils se répartirent sans bruit dans les travées. La plupart d’entre eux purent s’asseoir sur de curieuses planches de bois à bascule grinçantes, recouvertes de zestes de malabar. Les plus chanceux s’appuyèrent sur des dossiers incurvés instables. Les plus téméraires posèrent leurs mains devant eux sur d’étonnantes planches fixes sculptées au cutter et polies à l’encre et au tabac. D’autres, en retard en raison d’un incident caténaire, s’assirent à même le sol, en évitant celui du 2e rang.

Apparitor et professor. Un appariteur (du latin apparitor, ce terme désigne un huissier d’une faculté) monta sur l’estrade et appuya sur un bouton pour éclairer en vain la droite de l’amphi (clic ! clac !), avant de plonger un court instant dans le noir complet nos jeunes étudiants (Ohhhhhhh). Soudain, la lumière fut (Aaaaaaaaa). Une porte s’ouvrit difficilement au fond de l’estrade (Criiiii), et un homme d’un certain âge, en complet anthracite, s’approcha avec peine du bureau (Han ! han ! han !), trébucha sur la chaise à trois pieds (Boïng boïng boïng), puis se rattrapa in extremis au micro sans fil sous les holàs des étudiants-garçons redoublants multirécidivistes du fond de l’amphi (Hip ! hip ! hip ! hourra !), étouffés à grande peine par les étudiantes-filles, placées aux premiers rangs (Chut !), selon un usage qui remonterait à la fin du XIXe siècle pour mieux voir les professeurs (du latin professor) et empêcher les garçons de voir les professeures (v. notre article : Les premières femmes licenciées en droit et avocates : le culte de Mithra, Gaz. Pal. 31 juill. 2012, n° J0526, p. 9.). Puis il se laissa tomber sur la chaise à trois pieds et sortit de son cartable en cuir style vintage un gros petit livre rouge au code postal de l’année prochaine ainsi qu’un vieux cahier dont la couverture était fatiguée par le temps.

« L’ennui naquit un jour de l’université » (Balzac, Un début dans la vie. Études de mœurs, 1er livre, Scènes de la vie privée, 1844). Après avoir cherché quelques minutes le fil de son micro, le professeur prononça ces quelques mots de bienvenue : « Bonjour Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs. Ce n’est pas sans une émotion profonde que j’assurerai, cette année, s’il n’y a pas grève, votre premier cours de droit d’une heure en 50 minutes pour vous permettre de rejoindre à temps vos groupes de TD. Il s’agit de l’EC 51EM de l’UE des « néo-entrants-primo-arrivants » de L1 D (NDLR : cours d’introduction au droit des étudiants de première année de licence en droit). Non, excusez-moi, 51EM c’est mon code confidentiel de saisie des notes, le code de cours c’est 47 21 ou plutôt 21 47. Je vous signale, par ailleurs, que la présence aux cours et aux examens est une composante essentielle de votre personnalité, et qu’elle est recommandée pour l’obtention du diplôme. À cet égard, il serait fâcheux pour tout le monde que, comme l’an passé, il n’y ait pas plus de 5 étudiants présents à mon cours, en seconde semaine. Quant à l’examen, il ne faudra en aucun cas apprendre le cours par cœur, mais il faudra le connaître parfaitement, sans abuser d’Intermarché, non excusez-moi d’internet. Au demeurant, mon livre d’introduction au droit sera le seul manuel autorisé à l’examen. Les redoublants et les retriplants qui ont encore l’édition de l’an passé devront se munir de la nouvelle édition qui vient de sortir cette semaine. Ils pourront toujours revendre l’ancienne édition chez Gibert Jeune ou en ligne sur leboncoin. Il vous faut aussi acquérir un Code civil de l’année prochaine. Ne tardez pas trop car il y a des promotions jusqu’à la fin du mois. Vous pouvez choisir le Dalloz rouge ou le LexisNexis bleu, selon vos goûts. Seulement, vérifiez bien qu’ils contiennent des tableaux de concordance car leurs 2534 articles ont une fâcheuse tendance à changer de numéro au gré des réformes sempiternelles. En tout cas, il est inutile d’acheter les deux codes. D’abord, leurs articles disent exactement la même chose. Ensuite, vous auriez du mal à les transporter dans un sac ou un cartable. En plus, il est toujours délicat de les mettre au pluriel (codes civil)…

« Il n’y a pas de problèmes ; il n’y a que des professeurs » (Jacques Prévert, Fatra, 1966). Quant à la relecture des copies d’examen, elle sera réservée aux étudiants ayant obtenu au moins 10/20 car j’ai peu de temps disponible, en raison de mes activités de conseil en optimisation fiscale. Comme l’an dernier ils étaient près d’une vingtaine, cela prendra un peu moins d’une heure. Bien entendu, pour valider votre semestre, vous devez obtenir au moins 30 ECPS, non je veux dire 30 ECTS ou quelque chose comme ça. À ce propos, prenez conscience que vous n’êtes plus dans le secondaire. Le passage en année supérieure n’est pas automatique : il est exceptionnel, avec ou sans dérogation. J’avais autre chose de très important à dire, mais je ne sais plus quoi. Ah, oui, cela me revient : après le cours, je vous conseille d’aller à la cafétéria, si elle est encore ouverte, car on vient d’annoncer une paralysie totale des transports à la suite d’une rupture des caténaires. Si vous n’avez plus de questions à poser, commençons le cours d’introduction au droit. À ce sujet, il est possible que des questions que nous traiterons ces prochaines semaines soient abrogées d’ici la fin du semestre. Pour le vérifier, je vous invite à consulter le Recueil Dalloz dès la fin de la grève du personnel de la BU et la réouverture de son site. Vous pourrez accéder gratuitement sur ce site aux bases de données juridiques payantes avec votre code d’authentification. À ce que je sache, ce code vous sera très utile pour monnayer un stage estival dans des micro-entreprises du chiffre et du droit, si vos parents n’ont pu vous en trouver un…

« Le Droit : on ne sait pas ce que c’est » (Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, 1913). Cela dit, nous traiterons, aujourd’hui, les pages 1 à 12 de mon manuel d’introduction au droit. Omnis definitio in jure civili periculosa est. Il s’agit d’une maxime juridique latine qui signifie qu’en droit civil, toute définition est périlleuse. Il en est ainsi du mot droit qui désigne deux notions distinctes. D’une part, le droit objectif, ou le Droit (du latin directum : ce qui est droit), qui est posé par l’État de droit, et qui s’écrit avec un D majuscule pour ne pas être confondu avec le droit subjectif. D’autre part, le droit subjectif, aussi dénommé le droit, qui désigne le droit accordé à un sujet de droit par le Droit objectif, et qui s’écrit avec un d minuscule, pour ne pas être confondu avec le Droit objectif. Prenons un exemple. Lorsque Patrick Bruel chante « Qui a le droit de faire du mal à des enfants ? », il sous-entend le droit objectif, ou plutôt non, excusez-moi, le Droit subjectif….

« Le Droit étant la plus puissante des écoles de l’imagination (Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu. 1935), vous avez dû éprouver bien du plaisir à m’entendre parler ». Ainsi s’achève, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, votre premier cours de droit. J’espère que mon enseignement a pu vous aider à devenir un ami du droit. Veillez sur cet ami tout au long de vos études, au sein de cette université PBGNS, en cours de désamiantage, que Rabelais baptisait des mots latins alma mater, c’est-à-dire la mère nourricière, et oubliez les idées reçues comme : « La liberté finit où commence le droit » ; ou « Le rhume s’attrape avec le droit ». À cet égard, il faudra bien vous couvrir car, en raison des restrictions budgétaires, l’amphi B2 bis n’est plus chauffé les mois d’hiver… En prolongement de mes propos, je vous demanderai de quitter l’amphithéâtre en empruntant la porte de gauche car celle de droite est condamnée, ou plutôt non, excusez-moi, la porte de droite car celle de gauche est condamnée. La porte de droite est celle qui est en face de moi, à ma droite, ou derrière vous à votre gauche. Attention aux flaques d’eau ! ».

« Si j’avais su qu’un jour je deviendrais prof de droit, j’aurais étudié plus sérieusement ! ». Quelques années plus tard, Allegro Moderato devint, sans faire exprès, professeur de droit dans cette même fac de Paris banlieue grand-Nord-Sud, renommée Paris-Sorbonne banlieue grand-Nord-Sud, dont le désamiantage était désormais inscrit au plan « Université du 3e millénaire + 20 à 0 h ». Non sans une certaine émotion, il put faire cours dans son amphi aux gouttes d’eau éternelles B2 bis, ex amphi Cujas, rebaptisé C4 pour d’obscures raisons, et y lire des pages de ses manuels de droit qui, je suis bien obligé de vous le dire, n’ont pas eu de répercussion sensible dans le monde des lettres.

« C’est fini… Allez-vous-en » (Alphonse Daudet, La dernière classe, 1873).

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