Servez chaud ! ou à quelle sauce se mange le droit des transports au temps des plateformes de livraison de repas chauds

Publié le 04/10/2023
Servez chaud ! ou à quelle sauce se mange le droit des transports au temps des plateformes de livraison de repas chauds
naka/AdobeStock

Le droit des transports, déjà complexe, se voit adjoindre une réglementation peu claire qui ajoute inutilement à cette complexité et qui vise, sans atteindre son but, à faire de la plateforme de livraisons de repas un nouvel opérateur de transport. Avant de réglementer, a-t-on exploré d’autres voies ?

Depuis longtemps, le contrat de transport fait les délices des amateurs de complexité juridique. Contrat à deux personnes, comme l’énonçait initialement le Code de commerce (C. com., art. L. 132-8 : « La lettre de voiture forme un contrat entre l’expéditeur (…) et le voiturier ») ou à trois personnes, comme le pensait le doyen Rodière ? Si le destinataire ne contractait pas, comment devenait-il partie ? Par cession des droits du chargeur ? Par stipulation pour autrui, comme expliqué par Josserand au début du XXe siècle ? Mais ce mécanisme pouvait-il se comprendre, dès lors qu’inventée après le commencement des transports, la stipulation pour autrui rend le tiers créancier du promettant, tandis que le destinataire devient également débiteur, comme le soulignait Ripert ? Ce destinataire devenait-il partie au contrat dès la formation de celui-ci ou à la livraison, et seulement en cas d’acceptation de celle-ci ?

Déjà du temps où la cuisine se mijotait dans les chaumières, ces questions donnaient lieu à des débats relevés.

À l’heure où les repas chauds zigzaguent sous nos fenêtres, se hâtant vers des utilisateurs pressés, le droit des transports a dépassé le stade de la complexité juridique et semble s’être arrêté à mi-chemin entre l’œuf mimosa, émietté et remanié en profondeur, et le canard laqué, se balançant doucement, suspendu et exsangue.

Chauffées à blanc par les contradictions de textes qui s’empilent (y compris en provenance de l’Union européenne), par une codification à droit constant qui ajoute à l’état du droit, par des décisions de jurisprudence rendues en d’autres matières ou à d’autres fins, les notions classiques du droit des transports implosent les unes après les autres tandis que le consommateur savoure ses repas livrés, sans se douter des conséquences néfastes de ce plaisir, aussi innocent que légitime, sur la matière des transports.

Parmi ces textes, est devenue applicable le 1er juin 2023, en toutes ses dispositions, l’ordonnance n° 2021-487 du 21 avril 2021, relative à l’exercice des activités des plateformes d’intermédiation numérique dans divers secteurs du transport public routier, ratifiée par la loi n° 2021-1308 du 8 octobre 2021, qui modifie le Code des transports.

Cette réglementation, prise en application de la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019, d’orientation des mobilités, était appelée de leurs vœux notamment par les commissionnaires de transport, astreints à de nombreuses contraintes réglementaires et devant justifier d’une formation en matière de transport. Comme l’expose le compte rendu du conseil des ministres, l’ordonnance du 21 avril 2021 couvre un large spectre d’activités (livraisons à domicile, déménagements, transport lourd de fret, voyages touristiques par autocar, etc.) et « s’inscrit dans le cadre de la volonté du gouvernement d’assurer le développement de l’économie numérique dans le secteur des transports routiers en définissant un cadre juridique clair pour l’activité des plateformes ». Elle vise à « lutter contre l’exercice illégal de la profession régulée de transporteur et la concurrence déloyale » en instaurant, « pour les plateformes, une obligation de vérifier que les acteurs proposant un service de transport agissent dans le respect de la réglementation des transports (respect des règles d’accès à la profession notamment) ».

Que faire des plateformes numériques qui mettent en relation des restaurateurs présélectionnés avec les affamés, et ceux-ci avec un pool de coursiers qui se chargent de l’acheminement des repas ?

On mesure d’emblée la difficulté : ces plateformes, spécialistes d’informatique et d’organisation numérique, ne sont ni transporteurs, ni commissionnaires de transport (« personnes qui organisent et font exécuter, sous leur responsabilité et en leur propre nom, un transport de marchandises selon les modes de leur choix pour le compte d’un commettant ») et n’ont pas nécessairement reçu une formation en transports.

Comment appliquer à leur système sophistiqué le droit des transports ? C’est l’équation à laquelle l’ordonnance de 2021, dont les imprécisions ont été largement dénoncées, devait répondre. Le texte revêt-il la clarté nécessaire lorsqu’il évoque un service d’intermédiation dissociable de la prestation de transport, lorsqu’il distingue les plateformes qui « sélectionnent le transporteur retenu » et exercent une « influence décisive » sur les conditions de transport ou leur prix et celles qui laissent le client opérer cette sélection en facilitant la conclusion de contrats portant sur de futures prestations de services de transport ?

Et si ce service d’intermédiation numérique est dissociable de la prestation de transport (notamment si le client peut récupérer son repas directement auprès du restaurant), pourquoi en parler dans le Code des transports ?

Malgré l’annonce, dès 2021, de modalités d’application prises par voie réglementaire, ces textes n’ont pas encore vu le jour et cette question reste posée.

Ce n’est pas là la seule question.

S’agit-il bien de transport ? ou de vente ? (« Je suis oiseau, voyez mes ailes ; je suis souris, vivent les rats »).

Le fait que le restaurateur vende un repas à livrer transforme-t-il cette vente en un contrat de transport ? Assurément non.

La jurisprudence a pu considérer que, dans une vente avec livraison à domicile, la livraison est incluse dans le contrat de vente et ne fait pas l’objet d’un contrat de transport distinct.

L’une des obligations principales du vendeur n’est-elle pas l’obligation de délivrance ? L’article 1604 du Code civil dispose à cet égard, avec élégance, que « la délivrance est le transport de la chose vendue en la puissance et possession de l’acheteur ».

Lorsqu’une vente se prolonge par un transport, le transport n’est-il pas accessoire à la vente ? La confection d’un repas chaud et appétissant précède-t-elle nécessairement un transport ou n’est-ce pas plutôt le transport (que ce soit à la table ou au domicile d’un client) qui suit nécessairement la confection d’un repas ?

Qualification dualiste, qualification indivisible, théorie de l’accessoire, les cartes sont rebattues par les plateformes de livraison de repas et il convient d’examiner de près qui contracte avec qui. Le restaurant avec le livreur ? Le client avec le livreur ? Le restaurant avec le client ? Le temps de relire les conditions générales de nos plateformes bien connues (se cachent-elles pour certaines d’entre elles dans la poche du kangourou ?), le repas sera devenu tiède !

C’est dans ce même esprit que le Code des transports dispose, dans son article R. 3211-2, que les règles portant sur ces professions ne sont pas applicables lorsqu’il s’agit de transports exécutés par des entreprises dont le transport n’est pas l’activité principale et qui sont liées entre elles par un contrat en vue de l’exécution d’un travail commun ou de la mise en commun d’une partie de leur activité dans les conditions suivantes :

Article R. 3211-2 du Code des transports

« Les dispositions du présent chapitre ne sont pas applicables aux transports exécutés par des entreprises dont le transport n’est pas l’activité principale et qui sont liées entre elles par un contrat en vue de l’exécution d’un travail commun ou de la mise en commun d’une partie de leur activité dans les conditions suivantes :

(…)

3° Le transport est nécessaire à la réalisation, par l’une des autres parties contractantes, d’une activité de transformation, de réparation, de travail à façon ou de vente ;

4° Le transport est accessoire à l’activité principale définie par le contrat (…) ».

À ce sujet, la direction de l’information légale et administrative indiquait en 2020 que sont exclus du régime du transport public et des obligations qui en découlent les transports effectués en complément d’une activité principale différente1.

S’agit-il de transport routier ?

Si les mots ont un sens, si la notion de transport urbain a droit de cité, l’acheminement d’un repas chaud implique-t-il véritablement un transport routier, comme le suggère l’ordonnance du 21 avril 2021 ?

L’article D. 3312-35 du Code des transports rappelle que les entreprises de course exercent « une activité de course urbaine, de course périurbaine, ou de course urbaine et périurbaine, consistant en l’acheminement sans rupture de charge, au moyen de véhicules à deux roues, dans le temps nécessaire à l’exécution de la prestation sans pouvoir excéder douze heures, de plis, colis ou objets, la prise en charge et la livraison de chaque marchandise ayant lieu dans une même zone urbaine, périurbaine ou à la fois urbaine et périurbaine ».

Ce cadre ne permet-il pas, au nom de la cohérence, d’éviter de parler de transport routier lorsqu’il s’agit d’une livraison « en ville » ?

Un repas chaud est-il une marchandise ?

Ni la loi ni la jurisprudence interne n’ont défini la notion de marchandises. L’Union européenne en a tracé quelques contours.

Par marchandises, au sens de l’article 9 du traité, « il faut entendre les produits appréciables en argent et susceptibles, comme tels, de former l’objet de transactions commerciales »2. Assurément, ce pluriel ne dit rien qui vaille au client qui attend son repas. Comment ! Son plat, choisi par lui avec soin, et mitonné pour lui par le restaurateur – espérons-le, avec autant d’attention –, pourrait faire l’objet de plusieurs ventes et reventes !

Faut-il encore rendre ce client plus perplexe en rappelant, certes, à propos de la libre circulation des marchandises, que celles-ci constituent « des biens susceptibles de faire l’objet d’importation ou d’exportation »3 ? Son burger, qu’il attend l’eau à la bouche, est-il vraiment susceptible de passer en Belgique avant de lui être apporté ?

Le moteur est-il important ?

L’article R. 3211-1 du Code des transports prévoit que la réglementation professionnelle en matière de transport public routier de marchandises ne s’applique qu’aux entreprises utilisant des véhicules motorisés. L’ordonnance du 21 avril 2021, de son côté, définit une entreprise de transport public routier de marchandises comme « toute personne qui effectue à titre onéreux, par l’intermédiaire d’une plateforme d’intermédiation numérique de transport routier de marchandises, une prestation de transport routier de marchandises, au moyen d’un véhicule motorisé ou non, pour le compte d’un client sollicitant un service de transport de marchandises ».

Beaucoup de questions se posent encore. Fallait-il à la livraison des repas chauds une réglementation spécifique ? Celle relative aux fournisseurs de service numérique existe déjà. Celle relative aux coursiers aussi. En l’état, le droit des transports, droit originel, perd en cohérence.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Direction de l’information légale et administrative (Premier ministre), Transporteur routier de marchandises, déc. 2020.
  • 2.
    CJCE, 10 déc. 1968, n° C-7/68, Commission des Communautés européennes c/ République italienne.
  • 3.
    CJUE, 21 sept. 1999, n° C-124/97, Läärä.
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