Le tribunal de Bobigny a 50 ans
Le concept de « cité sociojudiciaire » est apparu dans les années 1970 en France. Avant cela, le modèle le plus commun pour les tribunaux était celui du temple grec, que l’on retrouve dans de nombreuses villes. Avec la cité judiciaire, le lieu se veut plus accueillant et ouvert aux citoyens et citoyennes. C’est dans ce contexte qu’est né le tribunal de grande instance de Bobigny, dont l’histoire des bâtiments qui le composent est riche de rebondissements.
Jusqu’au début des années 1960, la région parisienne comprend seulement les départements de la Seine et celui de la Seine-et-Oise. La loi du 10 juillet 1964 crée six nouveaux départements dont la Seine-Saint-Denis, et autant de nouvelles préfectures. Bobigny devient en effet une commune importante grâce à son accession au titre de chef-lieu du département de la Seine-Saint-Denis. Grâce à sa proximité avec la capitale, la ville connaît un développement urbain important. Cette position entraîne la création de nouveaux tribunaux de grande instance : Créteil, Nanterre et Bobigny.
La cité sociojudiciaire
À partir des années 1950, les principes du fonctionnalisme architectural deviennent centraux pour la plupart des palais de justice, alliant ouverture et transparence. « Dans sa volonté de renoncer à l’ornement, l’architecture moderne abandonne les éléments architecturaux qui caractérisaient les palais de justice : l’emmarchement monumental, les colonnes, le soubassement, la coupole, la tour », écrit l’historienne, Christine Mengin, dans son article : « Deux siècles d’architecture judiciaire aux États-Unis et en France » (2011).
Les années 1970 marquent un tournant pour l’institution judiciaire française qui commence à réfléchir à l’organisation spatiale des lieux de justice. Un groupe de travail promeut le concept de « cité sociojudiciaire ». « Les nouveaux lieux de justice doivent « atténuer les barrières d’ordre psychologique entre magistrats et justiciables », et servir « à aider, éduquer, rééduquer. Ensuite : à rendre justice ». Il s’agit d’humaniser et de banaliser les lieux où se rend la justice, poursuit Christine Mengin. Un corps de doctrine s’élabore progressivement, proscrivant l’antique et magistrale colonnade et transformant la salle des pas perdus en un hall d’accueil distribuant les services sociaux et locaux de l’aide juridictionnelle, désormais abrités par le palais. Le terme de cité signale le regroupement de diverses juridictions, dont il faut respecter l’originalité tout en les intégrant dans un ensemble cohérent. Ces principes régissent la douzaine de cités judiciaires alors mises en chantier : Montbéliard, Nancy, Senlis, Villefranche-sur-Saône, Draguignan, Albertville, Rennes, Meaux, Bobigny, Dijon, Le Mans et Clermont-Ferrand. Deux éléments sont essentiels : l’attention aux justiciables et l’insertion dans la ville ».
1972, un tribunal provisoire
Le palais de justice de Bobigny est inauguré en 1972. La même année est créé le Barreau de Seine-Saint-Denis, à l’initiative de 21 avocats installés alors dans le département, rattachés auparavant aux barreaux de Paris et du Val d’Oise.
Une première cité administrative provisoire est construite entre le canal de l’Ourcq et la voie de chemin de fer de la Grande Ceinture (actuel parc de la Bergère) d’une part, entre la voie de chemin de fer de la Grande Ceinture et la N86 d’autre part. « La cité provisoire, dénommée aujourd’hui citée administrative n° 2, compta au plus haut de son activité 18 bâtiments dont une crèche départementale », détaille l’historienne Hélène Caroux dans un article publié par les Archives municipales de Bobigny. Le but de ces premiers éléments est d’accueillir les services de la préfecture et ceux du tout jeune département avant la livraison des bâtiments définitifs. En 1968, lorsque les travaux démarrent, ils ne concernent pourtant que la DDE, la Trésorerie et l’Hôtel de préfecture. Le centre culturel, les archives départementales et le tribunal de grande instance doivent encore attendre, faute de financement. « Or pour ce dernier et conformément à la loi, obligation est faite d’installer un TGI dans tout nouveau département, même avec une compétence limitée (pensions, expropriations, contentieux de la Sécurité sociale) dans les trois années suivant le vote de la réforme. Le préfet propose alors d’installer un TGI de pleine compétence au civil, comme au pénal, dans les locaux libérés par la préfecture, la DDE et l’action sanitaire dans la cité provisoire à la suite de la mise en service des bâtiments définitifs », complète Hélène Caroux.
Le 20 janvier 1971, la commission départementale donne son accord pour cette installation. L’architecte Dominique Dumond avec le concours du bureau d’études Jacques Dumond et Pierre Leloup sont désignés en mars 1971 pour construire un bâtiment supplémentaire pour les chambres pénales : le bâtiment K.
Le bâtiment K, lieu du Procès de Bobigny
Le bâtiment K s’inscrit dans l’esthétique moderne des Trente Glorieuses, en brique, béton et formica. Il compte quatre salles d’audience : une salle d’assises et trois chambres pénales, chacune communiquant avec une salle des délibérations et une salle des témoins.
Inauguré le 6 septembre 1972 par René Pleven, alors garde des Sceaux, ce bâtiment est le premier TGI des tout nouveaux départements nés de la réorganisation de la région parisienne à recevoir la pleine compétence. Il sera surtout le théâtre des deux audiences du procès historique dit Procès de Bobigny. Dans cette affaire, cinq femmes sont jugées pour avortement. L’une d’elles était mineure : Marie-Claire Chevalier qui avait avorté après un viol. L’avocate Gisèle Halimi en assura la défense et contribua à faire évoluer la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse en France.
L’audience de Marie-Claire Chevalier s’est tenue à huis clos au tribunal des enfants au mois d’octobre 1972, dans un bâtiment aujourd’hui détruit. La seconde audience concernait quatre femmes, Michèle la mère de Marie-Claire, la femme qui a réalisé l’opération et les deux collègues de travail de Michèle qui les ont mises en relation. Militantes féministes, journalistes, et de nombreuses personnalités comme Simone de Beauvoir ou Michel Rocard font le déplacement.
Le 8 novembre 1972, la salle choisie est trop petite pour contenir le public. Un micro enregistre la plaidoirie de Gisèle Halimi, entrée depuis dans l’histoire du droit. Marie-Claire est relaxée et sa mère condamnée à 500 francs d’amende avec sursis. La loi de 1920 qui criminalisait l’avortement ne sera dès lors plus appliquée et la loi Veil sur la légalisation de l’avortement votée en 1975.
Le bâtiment K reste en activité jusqu’en 1987, date à laquelle le nouveau tribunal de grande instance est inauguré avenue Paul-Vaillant-Couturier. Il est aujourd’hui utilisé comme lieu de formation ou de locaux temporaires pour des services du département, isolé dans un secteur en pleine restructuration.
Inauguration du tribunal de grande instance de Bobigny
La construction du TGI est confiée à l’architecte Robert Bernard-Simonet, associé au sein d’ETRA Architecture, pour un coût de 265 millions de Francs. Sur son site, l’architecte précise un « contexte difficile » dû « en particulier à la présence de l’A86 qui, à l’époque, devait rester en tranchée ouverte (elle est, à présent, couverte) ». Le bâtiment qu’il dessine s’organise en forme de U en suivant les axes du plan d’urbanisme de la ville. Un parvis est situé à 6 mètres du sol.
L’ensemble comporte un tribunal de grande instance, un tribunal des mineurs, une cour d’assises, un tribunal de commerce et une salle des pas perdus. « Cette réalisation particulièrement complexe de fonctionnement a engendré une structure arborescente qui fédère tous les espaces et leur donne leur caractère, écrit l’architecte. Ainsi à chaque niveau ce système constructif permet de superposer des occupations différentes sans nécessiter de prouesse technique particulière ».
La passerelle qui relie la dalle de Bobigny au TGI est nommée Passerelle Marie-Claire, en hommage à Marie-Claire Chevalier (décédée le 23 janvier 2022), lors d’une cérémonie d’inauguration le 14 janvier 2005. Elle s’inscrit dans les commémorations du 30e anniversaire de l’adoption de la loi Veil et se veut un hommage « à toutes ces femmes pour qui la liberté passait aussi par le droit de décider seules ». Mais la structure se dégrade rapidement. Fin des années 2010, la ville de Bobigny réalise une étude qui révèle des problèmes de corrosion, la présence de plomb et d’amiante et la dégradation du platelage en bois. Les services de l’État et du département se renvoient la responsabilité quant à qui doit prendre en charge sa rénovation. Finalement, par souci de sécurité, le maire, Abdel Sadi, décide de la fermer par arrêté municipal le 21 décembre 2021.
Une annexe à Roissy : audiences délocalisées
En 2017, l’ouverture d’une annexe mobilise une forte opposition, notamment auprès du Défenseur des droits, Jacques Toubon. Celle-ci est dédiée à la présentation des étrangers maintenus en zone d’attente devant le juge des libertés et de la détention, et dont la Police aux frontières (PAF) souhaite prolonger la durée de rétention. En 2013, un projet identique avait été abandonné.
À la suite de plusieurs audiences tests en 2017, le Défenseur des droits considérait que les garanties procédurales fondamentales n’étaient pas réunies. Il s’inquiétait également des conditions de prise en charge des mineurs non accompagnés. Des associations de défense des étrangers et des avocats avaient également déposé un recours en « intervention volontaire » en 2017 contre l’ouverture de cette annexe.
« Encore une fois, la justice se soumet au ministère de l’Intérieur », dénonçait alors Laurence Blisson du Syndicat de la magistrature, soulignant la promiscuité de cette salle d’audience avec la zone d’attente où sont retenus, par la PAF, les étrangers qui ne peuvent entrer sur le territoire. Valérie Grimaud, bâtonnière de la Seine-Saint-Denis, estimait de son côté que ce projet bafouait des principes essentiels de la justice « en s’asseyant sur les garanties du procès équitable ». Le Syndicat de la magistrature (SM), dénonçait une mesure purement « économique ». « Cela évite au ministère de l’Intérieur d’amener des étrangers au TGI de Bobigny, il s’agit d’étrangers que l’on traite comme des justiciables de seconde zone », estimait Mathilde Zylberberg, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature.
Malgré ces efforts, la Chancellerie a maintenu ce projet. Les associations ont, quant à elles, perdu devant la Cour de cassation qui a maintenu la tenue d’audiences délocalisées du juge des libertés et de la détention (JLD) à Roissy pour les étrangers en zone d’attente.
Bobigny, 2e tribunal de France après Paris
Depuis le 1er janvier 2020, le tribunal de grande instance de Bobigny est devenu le « tribunal judiciaire de Bobigny ». Cette année-là, Bobigny enregistrait des effectifs « historiques » avec plus de magistrats et plus de greffiers, permettant à l’une des juridictions les plus engorgées de France de souffler. « C’est une croissance unique dans l’histoire de la juridiction », soulignait Renaud Le Breton de Vannoise, président du TJ de Bobigny, avec une hausse de 25 % pour les juges du siège et treize nouveaux magistrats du parquet depuis septembre 2019. Côté greffiers, le ministère de la Justice annonçait la création de trente-cinq postes de greffiers.
Mais tous ces renforts n’ont pas suffi à totalement absorber la charge : 14 520 personnes ont été déférées en 2019 soit un millier de dossiers supplémentaires pour le pénal.
Deuxième tribunal de France après celui de Paris en volume d’activité, le TJ de Bobigny peine à trouver des conditions de travail acceptables. 105 magistrats ont voté une motion rédigée par l’Union du syndicat de la magistrature (USM) et le Syndicat de la magistrature (SM) faisant état du malaise profond de la juridiction en décembre dernier. Elle faisait suite à la tribune publiée dans Le Monde le 23 novembre 2021 et signée par 3 000 magistrats.
« Nous exigeons une augmentation substantielle et rapide des moyens matériels, du nombre de fonctionnaires de greffe et du nombre de magistrats dans les juridictions », demandaient les signataires de Bobigny.
Le TJ de Bobigny continue de s’agrandir
L’une des réponses à son engorgement a été l’engagement des travaux d’extension d’ici 2025. Le gouvernement a promis « un projet immobilier ambitieux » d’un coût total de 34 millions d’euros. Cette extension était dans les dossiers depuis 2002. Après une étude de faisabilité confiée à l’Agence immobilière du ministère de la justice, le projet n’avait pas une de suite. Avant d’être à nouveau mis sur la table à la fin des années 2010.
Renaud Le Breton de Vannoise, président du tribunal judiciaire, se disait satisfait en 2020 auprès de la presse locale, lui qui a porté ce chantier tout au long de sa présidence : « Il faut voir grand, la future extension doit devenir le bâtiment principal. Il accueillera le pôle pénal, les magistrats, les salles d’audience sécurisées et le dépôt ». Le président du tribunal a par ailleurs souligné que « les travaux se dérouleront tout en continuant l’activité. Nous découperons la juridiction en micro-zones selon un cycle d’un mois par service. Chaque service déménagera dans une zone tampon libérée par les affaires familiales. Celles-ci seront installées dans des bâtiments modulaires ».
Référence : AJU005c5