Chronique de droit administratif (1re partie)

Publié le 16/07/2018

I – Droit administratif des biens

A – Réformes substantielles du droit de la propriété des personnes publiques

Ord. n° 2017-562, 19 avr. 2017, relative à la propriété des personnes publiques : JO n° 0093, 20 avr. 2017. La nécessité de mettre en cohérence l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 14 juillet 2016, Promoimpresa Srl, et l’arrêt du Conseil d’État du 3 décembre 2010, Jean Bouin, a conduit le législateur à intervenir pour préciser les conditions de délivrance des titres d’occupation du domaine public au regard du droit de la concurrence. Alors que la haute juridiction française maintenait le principe selon lequel les personnes publiques n’étaient pas tenues d’organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d’un contrat ayant pour seul objet l’occupation domaniale, la CJUE posait le principe d’une procédure de sélection transparente et non discriminatoire dès lors que l’octroi du titre d’occupation permet l’exercice d’une activité économique sur le domaine afin d’assurer un égal traitement entre les opérateurs économiques intéressés.

Des éclaircissements s’imposaient mais la réforme va bien au-delà et tend à compléter la réécriture du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) réalisée 10 ans plus tôt. Elle est intervenue par ordonnance, sur habilitation de la loi Sapin II du 9 décembre 2016, qui annonce que les règles concernant les autorisations d’occupation domaniales (AOT) et celles régissant les transferts de propriété réalisés par les personnes publiques doivent être modernisées et simplifiées.

L’ordonnance est intervenue le 19 avril 2017. Elle s’applique à l’État, aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics. Elle s’inscrit dans le mouvement général de gestion efficace des biens publics avec un souci d’alléger certaines procédures et de ne pas retarder la réalisation des opérations. Elle prend en compte la réforme du Code de la commande publique intervenue en 2015-2016 insistant sur l’objet purement domanial des contrats d’occupation1. Des commentaires plus substantiels sur cette réforme sont déjà intervenus2 et l’on se contentera ici d’un exposé rapide des principales dispositions nouvelles.

Délivrance des titres d’occupation : conformément à la directive n° 206/123 du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, le principe est posé de l’obligation d’organiser librement « une procédure de sélection préalable présentant toutes les garanties d’impartialité et de transparence, et comportant des mesures de publicité permettant aux candidats potentiels de se manifester »3. Cette obligation n’est requise que « lorsque le titre permet à son titulaire d’occuper ou d’utiliser le domaine public en vue d’une exploitation économique » mais pas pour les autres titres. Par ailleurs, la mise en œuvre des mesures de publicité est libre laissant davantage de souplesse à l’autorité compétente que lorsqu’elle passe un contrat de commande publique. Encore faut-il qu’elle soit suffisante au regard des critères d’impartialité et de transparence. Sont seulement concernés les titres d’occupation du domaine public et non ceux du domaine privé.

Des dérogations assez nombreuses à cette obligation sont prévues, le titre d’occupation étant alors délivré à l’amiable : il s’agit de l’urgence (le titre ne peut alors excéder 1 an), du titre conféré par un contrat de la commande publique ou délivré dans le cadre d’un montage contractuel ayant déjà donné lieu à sélection, du titre ayant pour seul but de prolonger une autorisation déjà existante, des obligations procédurales « impossibles à mettre en œuvre ou non justifiées », ce qui est le cas « lorsqu’une seule personne est en droit d’occuper la dépendance en cause » ou que « certains impératifs supposent de s’adresser à un opérateur déterminé ». La délivrance à l’amiable interviendra aussi lorsque le titre a pour seul but de prolonger une autorisation déjà existante, lorsqu’une première procédure de sélection s’est révélée infructueuse, lorsque l’autorité compétente exerce un contrôle étroit sur le futur titulaire4.

Une procédure « simplifiée » c’est-à-dire de « simples mesures de publicité préalable » est prévue dans deux cas5 : occupations de courte durée comme par exemple les manifestations artistiques et culturelles, ou d’intérêt local, et « lorsqu’il existe une offre foncière disponible suffisante pour l’exercice de l’activité projetée », c’est-à-dire lorsque le nombre d’autorisations disponibles pour l’exercice d’une activité donnée est suffisant par rapport à la demande ».

L’ordonnance n’ayant pas été habilitée à en traiter et rien n’étant précisé dans le Code de la commande publique, l’accès au référé précontractuel ou contractuel n’est pas ouvert aux candidats évincés de l’attribution d’une convention d’occupation domaniale.

La durée d’occupation des concessions d’occupations domaniales comme celle des concessions de service public a souvent été critiquée pour une longueur excessive. L’ordonnance dispose qu’elle sera fixée « de manière à ne pas restreindre ou limiter la libre concurrence au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer l’amortissement des investissements projetés et une rémunération équitable et suffisante des capitaux investis ».

Des précisions sont aussi apportées quant au calcul de la redevance lorsque l’AOT est liée à un contrat de commande publique ou qu’un titre d’occupation est nécessaire à l’exécution d’un tel contrat. Pour éviter les flux financiers croisés entre les subventions ou le prix versé à l’opérateur par la collectivité publique et la redevance qui lui est demandée par cette même collectivité, il est prévu que le montant de la redevance sera fonction de l’économie générale du contrat. L’autorisation peut même être délivrée gratuitement lorsque ce contrat s’exécute au seul profit de la personne publique, dérogation au principe de non gratuité des AOT que seul le législateur pouvait autoriser6. Enfin, et toujours en vue de simplifier les procédures, lorsqu’une collectivité publique envisage une opération sur des biens du domaine privé destinés à être incorporés au domaine public, le préalable d’un bail privé est supprimé, ce qui revient à permettre la délivrance par anticipation de l’AOT7.

Circulation des biens publics : afin de faciliter les transferts de propriété alourdis par les séquences distinctes de désaffectation et déclassement, l’ordonnance complète les réformes du CGPPP et les étend aux collectivités territoriales, ce que le CGPPP n’avait pas fait.

Le déclassement par anticipation est désormais possible pour l’ensemble des personnes publiques, ainsi que pour tous les biens du domaine public artificiel affectés à un service public et désormais aussi à l’usage direct du public. Il peut être prononcé dès que sa désaffectation a été décidée. Le délai de déclassement anticipé est de 3 ans, prolongé jusqu’à 6 ans dans le cas d’une opération de construction, restauration ou réaménagement8.

Une promesse de vente peut être conclue sur des biens du domaine public sous condition suspensive d’engagement de désaffectation et de déclassement9. La promesse doit contenir des clauses garantissant la continuité du service public.

À titre transitoire, l’ordonnance permet la régularisation de certains transferts de propriété entachés d’un simple vice de forme, ce qui permettra d’éviter d’avoir à recourir à des validations législatives, comme ce fut le cas des transactions relatives à la zone d’aménagement concerté du quartier central de Gerland à Lyon.

Ces dispositions nouvelles sont, selon les commentateurs, bienvenues mais insuffisantes, certains exprimant le souhait que la publicité préalable soit exigée lors des cessions immobilières réalisées par les collectivités territoriales.

JMD

B – Modifications apportées au régime des biens culturels du domaine public mobilier

Ord. n° 2017-1134, 5 juill. 2017, portant diverses dispositions communes à l’ensemble du patrimoine culturel : JO n° 0157, 6 juill. 2017. Prise en application de l’article 95 de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (dite loi CAP), cette ordonnance contient certaines réformes concernant la domanialité publique, essentiellement les biens culturels du domaine public mobilier. Dans le cadre de la lutte contre le trafic de ces biens, elle contribue à mieux protéger et conserver les trésors nationaux en améliorant leur contrôle scientifique et technique. Elle met en place un droit commun de préemption de l’État lors des ventes publiques pour l’ensemble des biens. Elle simplifie les possibilités de transfert de propriété à titre gratuit entre personnes publiques. Elles ont été introduites dans le Code du patrimoine.

1 – Dispersion et sauvegarde du patrimoine

Certificat d’exportation : La demande sera irrecevable et l’instruction suspendue s’il existe « des présomptions graves et concordantes que le bien appartient au domaine public, a été illicitement importé, constitue une contrefaçon ou provient d’un autre crime ou délit », nouvelles conditions ajoutées à celles déjà existantes. Le demandeur du certificat, informé de cette mesure, doit apporter la preuve du déclassement du domaine public, de l’authenticité du bien ou de la licéité de sa provenance10.

2 – Revendication des biens culturels appartenant au domaine public

Le propriétaire ou l’affectataire d’un bien culturel appartenant au domaine public mobilier peuvent engager une action en revendication ou une action en nullité de tout acte d’aliénation du bien devant le tribunal de grande instance. La procédure est unifiée car désormais le ministre chargé de la Culture peut agir directement (sans en référer au ministère des Finances) en lieu et place du propriétaire ou de l’affectataire défaillant et solliciter toute mesure provisoire ou conservatoire en vue de la protection du bien11.

L’ordonnance donne la possibilité aux acquéreurs de bonne foi d’un bien appartenant en réalité au domaine public d’agir à l’encontre de son vendeur aux fins de récupérer le prix payé, et cela dès réception de la demande de restitution par mise en demeure motivée (art. L. 11-23).

3 – Transfert de propriété entre personnes publiques à titre gratuit

Cette question fait l’objet d’un nouveau chapitre introduit dans le Code du patrimoine. Lorsque le propriétaire public d’un bien du domaine public mobilier n’est plus en mesure d’en assurer la conservation ou qu’un motif d’intérêt général le justifie, il peut transférer à titre gratuit à une autre personne publique, sans déclassement préalable, la propriété de ce bien. Préalablement, le cessionnaire doit s’engager à affecter le bien ou l’ensemble de biens transférés à un musée de France ou à un autre service public culturel accessible et à en assurer la conservation et la mise en valeur sous le contrôle scientifique et technique des services compétents de l’État12.

JMD

C – Le titulaire d’une convention conclue avec une collectivité publique pour la réalisation d’une opération d’aménagement ne saurait être regardé comme un mandataire de cette collectivité, sauf s’il résulte des stipulations que la convention doit en réalité être regardée comme un contrat de mandat

TC, 13 nov. 2017, n° 4103, Cne de Capbreton. Une convention d’aménagement destinée à rénover le front de mer est conclue par la commune de Capbreton avec la société Satel. Elle a comme objet l’acquisition des terrains, la réalisation d’infrastructures et d’équipements publics dont un parc de stationnement souterrain comportant un ouvrage brise-lames ainsi que la mise en œuvre d’un programme immobilier. La société Satel, aménageur, fait appel à des architectes, maîtres d’œuvre, et à différentes entreprises afin de réaliser les travaux. Des désordres étant intervenus, la commune de Capbreton demande leur condamnation solidaire au titre de la garantie décennale pour les entreprises et l’engagement de la responsabilité contractuelle pour les maîtres d’œuvre, du fait de leur manquement à leur obligation de conseil. Le TGI puis le TA s’étant déclarés incompétents, le Tribunal de conflits est saisi.

L’intérêt de cette décision est à rechercher dans les précisions qu’elle apporte à la jurisprudence Peyrot-Rispal et à la question des critères de reconnaissance du caractère administratif d’un contrat. Longtemps le critère organique imposant la qualité de personne publique d’un des contractants fut appliqué sans problèmes mais, pour des raisons discutables, le célèbre arrêt du Tribunal des conflits, Société Entreprise Peyrot, du 8 juillet 1963, y avait dérogé tranchant, à l’occasion de travaux autoroutiers – alors effectués en régie ce qui n’est plus le cas actuellement – en faveur du caractère administratif d’un contrat passé entre une société mixte et un entrepreneur privé. Il fallut attendre un demi-siècle avant qu’il ne revienne sur cette jurisprudence critiquée dans l’arrêt Rispal du 9 mars 2015. Le critère organique pèse à nouveau de tout son poids : une société privée concessionnaire d’autoroute qui conclut un contrat avec une personne privée pour des opérations de travaux publics ne peut être regardée comme ayant agi pour le compte de l’État, en l’absence de circonstances particulières. L’attractivité des opérations de travaux publics n’y fait pas obstacle.

L’arrêt Commune de Capbreton applique la jurisprudence Rispal aux concessions d’aménagement, rappelle que le titulaire de cette convention ne saurait être regardé comme un mandataire agissant pour le compte de la collectivité13 et précise les conditions particulières qui justifieraient des exceptions à cette règle : « maintien de la compétence de la collectivité publique pour décider des actes à prendre pour la réalisation de l’opération ou substitution de la collectivité publique à son cocontractant pour engager des actions contre les personnes avec lesquelles celui-ci a conclu des contrats ».

En l’espèce, « ni la définition des missions confiées à la société Satel, ni les conditions prévues pour leur exécution ne permettent de regarder cette convention comme ayant en réalité pour objet de confier à la Satel le soin d’agir au nom et pour le compte de la commune. Les contrats sont des contrats de droit privé ressortissant de la compétence des juridictions judiciaires ».

JMD

II – Responsabilité administrative

A – Le Conseil d’État précise les modalités d’appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention

CE, 13 janv. 2017, n° 389711, M. K., A. Les conditions de détention dans les prisons françaises font l’objet de débats médiatisés insistant sur la surpopulation carcérale et les mauvaises conditions de détention. Le Parlement ne manque pas de se préoccuper de ce problème14 et la loi dite pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 (art. 22) dispose que « l’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits », principe repris par l’article D. 189 du Code de procédure pénale.

La forte impulsion à cette prise de conscience fut donnée par le Conseil de l’Europe et par la CEDH qui dans son arrêt de grande chambre du 26 octobre 2000, Kudla c/ Pologne s’appuyant sur l’article 3 de la Convention EDH énonce que : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants », et précise que les États doivent assurer aux détenus des conditions de détention conformes à la dignité humaine. Selon le Conseil de l’Europe, en dépit de quelques progrès, la France n’est pas parvenue à atteindre cet objectif15.

Le contentieux a lui-même explosé à la fois devant les juridictions répressives et devant les juridictions administratives compétentes pour juger de la légalité des mesures prises par les services de l’administration pénitentiaire et pour se prononcer sur les recours en responsabilité16.

L’arrêt M. K. (CE, 13 janv. 2017) fait suite à une longue série de jugements et d’arrêts qui ont tenté de préciser les contours fuyants de l’atteinte à la dignité humaine particulièrement difficile à tracer dans le contexte singulier du milieu carcéral17.

On résumera ici les principaux apports de cette décision quant aux précisions propres à guider le juge dans l’appréciation de l’atteinte à la dignité du fait des conditions de détention.

La question semble désormais tranchée de l’abandon de la faute lourde. Il fallut attendre un arrêt de 1958 pour que l’exigence d’une « faute manifeste et d’une particulière gravité » soit remplacée par celle d’une faute lourde et ce n’est qu’en 2013 que la condition d’une faute simple sera généralisée : CE, 3 mai 2003, arrêt Chabba (décès d’un détenu) et CE, 9 juillet 2008, arrêt Boussouard (atteinte à ses biens).

Le contentieux s’est alors déplacé sur le terrain de l’atteinte portée à la dignité humaine. L’arrêt Thévenot (CE, 6 déc. 2013) abandonne le critère de la protection de l’intérêt des victimes pour faire de cette atteinte, si elle est caractérisée, une faute de l’Administration de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime. Par la suite, la jurisprudence a cherché à établir une grille d’analyse pour déterminer les éléments de cette atteinte, s’intéressant d’abord aux conditions de la détention.

Si la surpopulation carcérale ne peut, en elle-même, être considérée comme une violation de l’article 3 de la Convention EDH, la promiscuité du fait de la suroccupation des cellules peut être prise en compte. Les autres critères à considérer sont l’espace de vie individuel, le respect de l’intimité, la configuration des locaux, l’accès à la lumière, l’hygiène, la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Dans l’arrêt M. K., le Conseil d’État suit le raisonnement du tribunal administratif de Rouen qui, dans un jugement du 7 janvier 2015, avait estimé que le détenu n’avait jamais bénéficié d’un espace individuel inférieur à 3 m2 (standard fixé par l’arrêt Thévenot), que des travaux de rénovation avaient été entrepris dans 17 des 18 cellules qu’il avait occupées afin de réaliser un cloisonnement partiel des toilettes et qu’en conséquence les conditions de détention de l’intéressé n’avaient pas porté atteinte à la dignité humaine.

Mais il relève une erreur de droit dans la position du tribunal administratif lorsque celui-ci, tout en reconnaissant que les conditions de l’incarcération de M. K. dans la cellule 210 (M. K. sans doute instable avait changé 18 fois de cellule en 14 mois) étaient irrégulières, excluait tout préjudice du fait de la courte durée (15 jours) de cette incarcération, motivation sans doute maladroite.

Il reprend les critères qu’il avait déjà dégagés dans l’arrêt Thévenot conduisant à prendre en compte « la situation d’entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et des motifs susceptibles de justifier ces manquements eu égard aux exigences qu’impliquent le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires ainsi que de la prévention de la récidive ».

Lorsque le maintien de la sécurité n’est pas en jeu, la jurisprudence s’attache désormais à la situation de vulnérabilité des détenus. L’incarcération est considérée comme présumant une situation d’entière dépendance sous le contrôle des autorités pénitentiaires et entraîne à elle seule une « situation de particulière vulnérabilité » des personnes détenues, ce qu’avait constaté la CEDH dans l’arrêt Slimani du 27 juillet 2004. L’arrêt M. K. accorde peu d’importance à la durée des manquements puisque sa brièveté (15 jours) n’est pas prise en compte. De même, il confirme que l’administration pénitentiaire ne peut s’abriter derrière les difficultés matérielles de son action pour limiter sa responsabilité. Quant à la nature du préjudice, le Conseil d’État n’a admis que tardivement, en 2015, le préjudice moral mais il semble être présumé lorsqu’il y a atteinte à la dignité.

Le juge conserve ainsi un large pouvoir d’appréciation de la gravité des faits reprochés à l’Administration, ce qu’il fera, par exemple, à l’occasion d’un référé-provision afin de constater le caractère non sérieusement contestable de la réparation18.

La détérioration des conditions de détention dans les prisons françaises a donné lieu en janvier 2018 à des mouvements de protestation des personnels allant jusqu’à la grève pourtant interdite. Les propositions de réforme ne manquent pas : Le Livre blanc sur l’immobilier pénitentiaire publié en mars 2017 met l’accent sur l’encellulement individuel et l’obligation d’activité des détenus, en appelle à la participation des collectivités territoriales et conseille de limiter le recours au partenariat public-privé. Le Contrôleur des lieux de privation de liberté dans son Rapport sur les personnels des lieux de privation de liberté, paru en juin 2017, propose l’institution d’un Référent droits fondamentaux dans ces lieux.

Il est temps désormais, comme vient de le rappeler le Conseil de l’Europe, d’en venir à la mise en œuvre effective de ces bonnes intentions.

JMD

B – Confirmation du préjudice d’anxiété autonome. Caractère direct et certain du préjudice. Preuve

CE, 3 mars 2017, n° 401395, Min. de la Défense c/ Pons, A. Déjà abondant, le contentieux de l’amiante n’est pas prêt de quitter les prétoires. On retiendra cet arrêt à cause des précisions qu’il apporte à un préjudice récemment admis par les juridictions judiciaires et administratives : le préjudice d’anxiété et à son autonomie.

L’arrêt ici retenu est intervenu quelques mois à peine après la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété « autonome » dans le cadre de l’affaire du Mediator. On rappellera que dans cette affaire, la haute juridiction s’était placée sur le terrain de la faute simple du fait du retrait trop tardif de l’autorisation de mise sur le marché du médicament19. L’arrêt du 3 mars 2017 n’avait pas à se prononcer sur la faute mais sur le préjudice et sur la preuve à apporter.

M. Pons, ouvrier d’État de la direction des constructions navales (DCN) de Toulon entre 1979 et 2011, avait été admis au bénéfice de l’allocation spécifique de cessation anticipée d’activité à compter du 1er janvier 2012 (décision du 21 novembre 2011).

Ayant été en contact avec l’amiante lors sa carrière, mais n’ayant pas développé de pathologie en rapport avec cette substance dangereuse, il engage un recours en indemnisation contre l’État. Le comportement de l’État pour son abstention à faire une réglementation, dès 1977, afin de prévenir les risques déjà connus que l’inhalation des poussières d’amiante faisaient courir aux travailleurs avait été estimé fautif20. Cette carence dans l’exercice du pouvoir de police et du pouvoir réglementaire est analysé comme une faute simple.

La requête se fondait sur l’inquiétude permanente de M. Pons de développer une maladie liée à l’amiante, ce qui lui avait causé à la fois un préjudice lié à ses conditions d’existence et un préjudice d’anxiété. Sa requête est rejetée par ordonnance du président du tribunal administratif de Toulon le 10 juillet 2015, mais admise par la cour administrative d’appel de Marseille qui condamne l’État à lui verser la somme de 14 000 €.

Sur renvoi du ministre de la Défense, le Conseil d’État retient le préjudice d’anxiété et confirme son autonomie, comme il l’avait fait, peu de temps auparavant, dans la tristement célèbre affaire du Mediator, sans lier ce préjudice à une atteinte à l’intégrité physique du requérant. L’anxiété face à la fatalité rejoignait l’anxiété face au risque. Il se ralliait fort opportunément à la position de la Cour de cassation posant le principe, toujours dans le contentieux de l’amiante, de « l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété » dès lors que les requérants « se trouvaient par le fait de l’employeur dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse »21.

Dans l’affaire du Médiator, le préjudice d’anxiété ne sera pas reconnu faute de démonstration du caractère personnel, certain et direct du préjudice. Il le sera dans l’arrêt Pons alors même que le requérant n’avait développé aucune pathologie liée à l’amiante mais qu’il pouvait « être regardé comme justifiant l’existence de préjudices tenant à l’anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave, et par là même d’une espérance de vie diminuée, à la suite de son exposition aux poussières d’amiante ». Le caractère personnel, direct et certain est reconnu.

L’arrêt se préoccupe aussi de la preuve difficile à apporter pour la reconnaissance du caractère direct et certain du préjudice. Dans l’affaire du Médiator, le juge avait indiqué qu’il fallait tenir compte d’éléments objectifs tels que la gravité des pathologies et la probabilité qu’elles se développent ainsi que d’éléments subjectifs tenant aux circonstances particulières dont se prévaut chaque requérant.

La situation de M. Pons était différente de celle des victimes du Médiator car une allocation « spécifique » de cessation anticipée d’activité lui avait été accordée à raison des conditions de travail et des risques pour sa santé du fait de son exposition aux poussières d’amiante.

La reconnaissance du droit à cette allocation « suffit, par elle-même, à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade. Elle est la source d’un préjudice indemnisable au titre du préjudice moral ».

Sur ces questions d’une brûlante actualité, voir le rapport Porchy-Simon sur « L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches » remis au ministre de la Justice en février 2017.

JMD

C – Négligence des services de police dans la surveillance des personnes susceptibles de commettre des actes de terrorisme. Faute lourde. Faute simple

CE, 26 avr. 2017, n° 394651, Aubry-Dumont, B., CAA Marseille, 4 avr. 2017, Min. Intérieur c/ Consorts Chennouf, n° 16M103663. En progression, hélas croissante, devant les juridictions répressives, le contentieux des actes de terrorisme est traité par les juridictions administratives soit en excès de pouvoir lorsqu’est demandée l’annulation de règlements ou l’abrogation de circulaires traitant de cette question, soit, le plus souvent, lorsqu’est soulevée la responsabilité de l’État. C’est le cas dans deux affaires récentes où était invoquée la responsabilité ici des services de renseignements, là des services de la police du contrôle aux frontières.

Les parents d’une des victimes de Mohamed Merah, auteur du meurtre de quatre militaires et de plusieurs enfants dans une école de Toulouse en mars 2012, mettaient en cause les carences et le dysfonctionnement des services de renseignement français. Le Fonds d’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme (FGTI) avait déjà versé les indemnités mais les requérants demandaient une indemnisation sur un fondement nouveau. Ils évoquaient la perte de chance de survie de la victime à la suite de la décision de l’Administration de relâcher, fin 2011, la surveillance autour de Mohamed Merah.

La question faisant débat était celle du caractère de la faute. Devait-on exiger une faute lourde ou se satisfaire d’une faute simple ? Le tribunal administratif, dans un jugement du 12 juillet 201622, avait reconnu la faute simple et précisé les indemnités à verser, la cour administrative d’appel de Marseille ne le suit pas.

À la suite des conclusions du rapporteur public faisant une synthèse approfondie du « recul » de la faute lourde23, la cour maintient la condition de la faute lourde eu égard, sur un plan général, aux difficultés particulières inhérentes aux services de renseignement. Elle observe que, dans ce cas particulier, ces services ne disposaient alors (ils se sont renforcés par la suite) que de moyens et connaissances limités pour appréhender et prévenir les attaques terroristes et conclut que les erreurs d’appréciation des services qui les a conduits à abandonner la surveillance ne constituent pas une faute lourde susceptible d’engager la responsabilité de l’État.

CE, 26 avr. 2017, n° 394651, Aubry-Dumont, B. Dans la seconde affaire traitée quelques semaines plus tard par le Conseil d’État, la question se posait aussi du choix entre la faute lourde ou simple. M. et Mme K. demandaient au Conseil d’État réparation du préjudice moral qu’ils estimaient avoir subi du fait du départ, le 11 novembre 2013, de leur fille mineure, alors âgée de 17 ans, sur un vol à destination d’Istanbul, d’où elle a rejoint la Syrie. Selon les requérants, cette jeune fille étant inscrite sur le fichier des personnes recherchées à la date à laquelle elle a quitté le territoire national, les fonctionnaires chargés du contrôle aux frontières à l’aéroport auraient dû s’opposer à son embarquement.

L’arrêt retient un comportement fautif de ces fonctionnaires qui n’ont pas consulté correctement le fichier des personnes recherchées, contrairement à ce que prescrit la circulaire du 20 novembre 2012, afin de s’assurer que la jeune fille ne faisait pas l’objet d’une interdiction judiciaire de sortie du territoire ou d’une opposition à sortie. Il précise qu’aucune circonstance particulière n’était susceptible de justifier l’allègement de la surveillance et qu’il n’est pas établi que la jeune fille se serait livrée à des manœuvres destinées à tromper la vigilance des services de contrôle. Leur « négligence » est de nature à engager la responsabilité de l’État et ici une faute simple suffit. L’arrêt précité de la cour administrative d’appel de Marseille retenait le terme de « méprises » à propos des faits reprochés. On peut en déduire que ce n’est pas leur gravité qui est à l’origine de la qualification de la faute mais la difficulté des missions, estimées plus délicates pour les services de renseignement que pour ceux du contrôle aux frontières. Il reste à connaître la position que prendra en cassation le Conseil d’État pour maintenir ou non l’exigence d’une faute lourde s’agissant des services de renseignement. Le préjudice moral des parents de la jeune fille est reconnu et évalué à 15 000 €.

JMD

D – La responsabilité sans faute de l’État peut être engagée à raison de la suspension, à titre conservatoire et pendant une durée de 8 ans, d’un chirurgien praticien hospitalier

CE, 8 juin 2017, n° 390424, M. et Mme F., B. M. F., chirurgien des hôpitaux, avait été recruté, le 1er avril 1989, par un centre hospitalier en qualité de praticien hospitalier à plein temps ; à la suite d’une inspection, le ministre de l’Emploi le suspend de ses fonctions le 6 avril 2000 et une procédure disciplinaire est engagée pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger ; la suspension est prolongée, pour la durée de la procédure pénale. L’affaire qui révélait un conflit entre praticiens hospitaliers avait été à l’époque très médiatisée.

Par un arrêt du 13 mai 2008, devenu définitif, la cour d’appel de Versailles relaxe M. F. de tous les chefs de poursuite. Peu après, la directrice de la fonction publique hospitalière abroge les décisions de 2000 et le réintègre dans ses fonctions. Mais en décembre 2009, elle place le praticien en position de recherche d’affectation pendant 2 ans. Il n’est réellement réintégré dans ses fonctions que par un arrêté du 3 janvier 2012.

M. et Mme F. et leurs enfants recherchent la responsabilité de l’État au titre des préjudices subis du fait, d’une part, de la suspension de M. F., maintenue à titre conservatoire pendant 8 ans, et, d’autre part, de l’absence prolongée d’affectation de l’intéressé sur un emploi correspondant à son grade. Le tribunal administratif de Paris, le 7 avril 2014, estime que la mesure de suspension n’est pas fautive mais retient une faute du Centre national de gestion du personnel hospitalier (CNG) qui n’a pas mis en œuvre les moyens nécessaires pour permettre à M. F. de retrouver une activité professionnelle. La cour d’appel de Paris rejette l’appel des requérants qui se pourvoient en cassation.

Le Conseil d’État confirme la position des premiers juges estimant aussi que, compte tenu de la gravité des faits fondant les poursuites, l’Administration n’a pas commis de faute en maintenant la mesure de suspension pendant toute la durée de la procédure pénale. Sur la question du préjudice causé à M. F. du fait de sa réintégration tardive, il déplace l’affaire sur le terrain de la responsabilité sans faute qui n’avait pas été soulevée d’office par la cour d’appel de Paris, ce que lui reprochaient les requérants suivis sur ce point par la haute juridiction.

La reconnaissance par la jurisprudence d’une responsabilité sans faute n’est pas fréquente. Elle a deux fondements, le plus invoqué étant le risque, le second, l’égalité devant des charges publiques ne donnant lieu qu’à des arrêts isolés mais remarquables puisque la responsabilité a été retenue du fait des lois, des conventions internationales et des règlements légaux. Dans cette affaire, il s’agissait d’une mesure individuelle (la suspension) légalement prise qui évoque tout de suite le célèbre arrêt Couitéas de 1923. Dans cette hypothèse, le juge avait posé des conditions sévères concernant les caractères du préjudice qui doit être anormal, grave et spécial, c’est-à-dire « qui ne peut être regardé comme une charge incombant normalement à la victime ». Peu d’arrêts l’ont reconnu24. Voici donc un nouvel exemple.

Le Conseil d’État admet que « le maintien de la mesure pendant une durée de 8 ans, alors que l’intéressé n’avait pas fait l’objet d’une mesure de contrôle judiciaire lui interdisant d’exercer sa profession, a entraîné, du fait de l’arrêt de la pratique opératoire, une diminution difficilement remédiable de ses compétences chirurgicales, compromettant ainsi la possibilité pour lui de reprendre un exercice professionnel en qualité de chirurgien ; que ce préjudice grave, qui a revêtu un caractère spécial, ne peut être regardé, alors que M. F. a été relaxé des poursuites pénales qui avaient motivé la suspension et n’a pas fait l’objet d’une sanction disciplinaire, comme une charge qui lui incombait normalement ».

Les circonstances très particulières de ce conflit entre praticiens de haut niveau du secteur hospitalier, la sévérité de la condamnation de M. F. et la relaxe suivie d’un acharnement à ne pas le réintégrer rapidement expliquent cette prise de position. Quant aux suites indemnitaires à donner à la suspension d’un fonctionnaire, cette question divise encore les juges du fond25.

JMD

III – Administration locale

A – Le principe de laïcité ne peut pas justifier la suppression des « menus de substitution » dans les cantines scolaires communales

TA Dijon, 28 août 2017, nos 1502100 et 1502726, Ligue de défense judiciaire des musulmans et a. Les « menus de substitution » dans les cantines scolaires des communes, dont on entend beaucoup parler depuis quelques années, permettent aux usagers d’avoir le choix entre plusieurs plats au cas où l’un d’eux n’aurait pas leur préférence. Plusieurs raisons peuvent justifier le choix d’un repas plutôt qu’un autre pour les usagers. Le motif religieux ou culturel est souvent avancé, mais un motif médical (une intolérance, une allergie ou tout autre régime alimentaire), voire un motif purement personnel (lié, par exemple, à des habitudes alimentaires), peuvent justifier ce choix.

Malgré tout, dans un communiqué de presse du 16 mars 2015, le maire de la commune de Châlons-sur-Saône a informé la population du projet de la commune de supprimer les « menus de substitution » à compter du début de l’année scolaire 2015/2016. Ce projet a été entériné par une délibération du 29 septembre 2015 par laquelle le conseil municipal de la commune a approuvé le règlement des cantines scolaires supprimant les « menus de substitution ». L’affaire est venue au contentieux devant le tribunal administratif de Dijon.

Circonstance assez rare, le tribunal a sollicité les observations de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) et du Défenseur des droits, comme le permet l’article R. 625-3 du Code de justice administrative depuis 201026. L’une et l’autre ont rendu un avis et émis de sérieuses réserves à propos de cette suppression.

L’argumentation juridique de la commune pour justifier la suppression reposait essentiellement sur les principes de laïcité, d’égalité et de libre administration des collectivités territoriales.

Pour leur part, les opposants à la suppression ont considéré que l’application des principes de laïcité et d’égalité était erronée, ce qu’avait confirmé la CNCDH dans son avis présenté le 30 décembre 2016. De son côté, le Défenseur des droits avait également estimé que la suppression « pourrait être susceptible de revêtir un caractère discriminatoire ». Notons, au passage, qu’à une époque où la satisfaction des usagers fait l’objet d’une attention croissante de la part des services publics, la décision de restreindre leurs choix est dissonante par rapport à cette tendance27.

Ce ne sont toutefois pas ces éléments qui ont poussé le tribunal administratif de Dijon à annuler la suppression des « menus de substitution ». Le tribunal s’est appuyé sur le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, principe protégé par l’article 3-1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CIDE) en ces termes : « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ».

Le principe de l’intérêt supérieur des enfants avait été invoqué implicitement « par le dernier mémoire des requérants » (point 4 du jugement). C’est, en amont, la CNCDH qui avait, dans son avis présenté au tribunal, estimé que ce principe était méconnu28. Dans ses conclusions, le rapporteur public Thierry Bataillard (qui doit être remercié pour la transmission de ses conclusions) avait lui aussi mobilisé l’intérêt supérieur des enfants.

Dans son jugement, le tribunal administratif de Dijon a, dans un premier temps, énoncé un considérant de principe rappelant qu’il n’est pas obligatoire pour une commune de proposer un « menu de substitution » dans les cantines scolaires29. De façon inédite, ce considérant appelle aussi les communes à prendre en compte le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant : « Considérant que si le service public de la restauration scolaire a un caractère facultatif et si l’obligation de proposer aux enfants un menu de substitution ne résulte d’aucune stipulation conventionnelle, d’aucune disposition constitutionnelle, législative ou réglementaire et d’aucun principe, la mesure consistant à mettre fin à une telle pratique affecte de manière suffisamment directe et certaine la situation des enfants fréquentant une cantine scolaire et constitue ainsi une décision dans l’appréciation de laquelle son auteur doit, en vertu de l’article 3-1 de la CIDE, accorder une attention primordiale à l’intérêt supérieur de l’enfant » (point 7 du jugement).

Dans un second temps, le tribunal administratif a estimé que la suppression des « menus de substitution » méconnaît l’intérêt supérieur de l’enfant : « Dans les circonstances particulières de l’espèce, les décisions attaquées (…) ne peuvent pas être regardées comme ayant accordé, au sens de l’article 3-1 de la CIDE, une attention primordiale à l’intérêt supérieur des enfants concernés » (point 12 du jugement).

On le voit, le tribunal a insisté sur « les circonstances » de l’espèce, se référant même aux « circonstances particulières de l’espèce ». Dans trois autres considérants de son jugement, le tribunal s’est attaché à montrer qu’à aucun moment le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant n’avait été pris en compte par les autorités communales (points 9 à 11 du jugement).

Il y a certainement d’autres circonstances et plus précisément d’autres principes, non mentionnés explicitement dans le jugement, mais qui semblent pourtant avoir conduit le tribunal administratif à estimer que le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant a été méconnu : le principe d’espérance légitime, d’une part ; le principe de tolérance, d’autre part.

En ce qui concerne le principe d’espérance légitime, l’on sait qu’il empêche de remettre en cause les effets qui peuvent être espérés légitimement de certaines situations. Le Conseil d’État l’applique plutôt en droit fiscal30. On le perçoit quand même, certes très implicitement, dans le jugement ici commenté. En l’espèce, le tribunal n’a pas manqué de souligner que les « menus de substitution » étaient proposés dans la commune depuis « 1984 sans discontinuité » et que leur suppression « met (…) ainsi fin à une pratique ancienne et durable qui n’avait jusqu’alors jamais fait débat ». Le tribunal aurait pu en déduire que les familles pouvaient légitimement s’attendre au maintien des « menus de substitution ». Le tribunal s’en est tenu à indiquer « que les familles ne sont pas nécessairement en mesure de recourir à un autre mode de restauration ». Il s’agit là d’une conséquence de leur espérance légitime (point 9 du jugement).

En ce qui concerne le principe de tolérance, il sous-tend des solutions récentes du Conseil d’État concernant des questions de laïcité31. Il en va de même dans l’affaire ici commentée. En l’espèce, le tribunal administratif a estimé que la suppression des « menus de substitution » a « procédé (…) d’une position de principe se référant à une conception du principe de laïcité ». Le tribunal s’est gardé de remettre explicitement en cause cette position de principe et cette conception du principe de laïcité (point 10 du jugement). Il semble toutefois que cette position et cette conception n’étaient pas suffisamment tolérantes vis-à-vis des religions. En effet, un motif religieux justifiait le choix de certains usagers pour les menus de substitution. Le tribunal a d’ailleurs relevé, et même révélé, « que (…) la ville de Chalon-sur-Saône fait aussi valoir que lorsque par le passé un repas de substitution était servi, les enfants étaient fichés et regroupés par tables selon leurs choix ce qui permettait d’identifier leur religion » (point 11 du jugement).

Finalement, cette affaire peut être l’occasion d’amplifier de nouveaux débats, au-delà du principe de laïcité, sur des principes en devenir : l’intérêt supérieur de l’enfant, l’espérance légitime et la tolérance. Ces discussions sont loin d’être achevées, notamment parce que la commune de Châlons-sur-Saône a interjeté appel contre le jugement ici commenté. Affaire à suivre.

PB

(À suivre)

B – Les juges du fond apprécient souverainement l’existence d’un usage local et le caractère culturel, artistique ou festif de l’installation d’une crèche de Noël

IV – Contrats administratifs

A – Le nouveau recours des tiers tendant à « mettre fin à l’exécution du contrat »

B – Les clauses Molière ne devraient pas prendre racine

C – Précisions sur l’indemnité de résiliation en ce qui concerne les biens de retour

V – Relations entre le public et l’Administration

A – Il incombe à l’autorité administrative qui organise, à titre facultatif, une consultation du public d’en déterminer les règles d’organisation conformément aux textes applicables et dans le respect des principes d’égalité et d’impartialité

B – Les motifs pour lesquels une personne demande la communication d’un document administratif sont sans incidence sur sa communicabilité

C – Un avis sur un projet d’acte réglementaire peut être sollicité et recueilli avant la promulgation de la loi pour l’application de laquelle cet acte doit être pris

VI – Justice administrative

A – L’introduction d’une demande d’aide juridictionnelle avant l’expiration du délai de recours a pour effet d’interrompre le délai d’application de la règle de l’irrecevabilité des moyens relevant d’une cause juridique nouvelle

B – L’auteur d’un recours juridictionnel ne saurait conditionner son désistement ni aux motifs ni au dispositif de la décision que le juge est amené à rendre

C – Une mesure de cristallisation des moyens prise par le juge de première instance dans un litige d’urbanisme continue à produire ses effets devant le juge d’appel

Notes de bas de pages

  • 1.
    L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
  • 2.
    V. not. Maugue C. et Terneyre P., « Ordonnance domaniale : un bel effort de modernisation du CGPPP », AJDA 2027, p. 1606 ; Clamour G., « La mise en concurrence domaniale », BJCP 2017, n° 113.
  • 3.
    CGPPP, art. L. 2122-1-1 nouv.
  • 4.
    CGPPP, art. L. 2122-1-2 et CGPPP art. L. 2122-1-3.
  • 5.
    CGPPP, art. L. 2122-2.
  • 6.
    CGPPP, art. L. 2125-1.
  • 7.
    CGPPP, art. L. 2122-1.
  • 8.
    CGPPP, art. L. 2141-2.
  • 9.
    CGPPP, art. L. 3112-4.
  • 10.
    C. patr., art. L. 111-3-1.
  • 11.
    C. patr., art. L. 112-22.
  • 12.
    C. patr., art. L. 125-1.
  • 13.
    T. confl., 15 oct. 2012, n° C3853, Sté Port Croisade.
  • 14.
    V not. Hyest J.-J. et Cabanel G.-P., « Prisons, une humiliation pour la République », Rapp. Sénat n° 449, 2000.
  • 15.
    Voir le rapport du 7 avril 2017 du Comité pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe qui demande à la France de prendre d’urgence des mesures pour remédier à la surpopulation carcérale et améliorer les conditions de détention dans les prisons.
  • 16.
    CE, ass., 17 févr. 1995, n° 97754, arrêt Marie.
  • 17.
    AJDA 2017, p. 637, note Schmitz J.
  • 18.
    CE, 6 déc. 2013, n° 343290.
  • 19.
    CE, 9 nov. 2016, n° 393926, aff. Faure : AJDA 2017, p. 436, note Rotouillé J.-C. et Dalloz actualité, janv. 2017, note Brimo S.
  • 20.
    CE, 3 mars 2004, Min. de l’Emploi.
  • 21.
    Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42241.
  • 22.
    AJDA 2016, p. 1823, concl. A. Fougères.
  • 23.
    AJDA 2017, p. 1239, concl. M. Revert.
  • 24.
    CE, 28 oct. 1949, aff. Sté. Ateliers Cap Janet ; CE, 15 févr. 1961, aff. Werquin ; CE, 7 déc. 1979, aff. Sté. Les Fils de Henri Ramel.
  • 25.
    CAA Nantes, 14 mars 2013 et CAA Douai, 26 janv. 2012.
  • 26.
    D. n° 2010-664, 16 juin 2010 : JO n° 0139, 18 juin 2010, art. 46.
  • 27.
    V. not. l’engagement n° 10 du référentiel Marianne en vigueur depuis septembre 2016 : « Nous évaluons régulièrement votre satisfaction et nous communiquons les résultats de ces évaluations ».
  • 28.
    V. visas du jugement.
  • 29.
    V. déjà en ce sens CE, 25 oct. 2002, n° 251161, Cne d’Orange.
  • 30.
    CE, plén. fisc., 9 mai 2012, n° 308996, Min. du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique c/ Sté EPI : Lebon, p. 200.
  • 31.
    V. la chronique publiée dans la présente revue, LPA 22 mars 2017, n° 125g3, p. 7, à propos de CE, ord., 26 août 2016, nos 402742 et 402777, Ligue des droits de l’Homme et a. : Lebon, p. 390 – CE, 9 nov. 2016, n° 395122, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne : Lebon, p. 462 – CE, 9 nov. 2016, n° 395223, Fédération de la libre pensée de Vendée : Lebon, p. 449.
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