Chronique de droit administratif (Janvier 2017) (1re partie)

Publié le 21/03/2017

Les Petites Affiches ont le plaisir de vous annoncer l’ouverture d’une chronique régulière de jurisprudence administrative qui rendra compte, trois fois par an, d’une sélection de décisions rendues par les juridictions suprêmes françaises et européennes.

Ordonnée autour de grands thèmes et rendant compte des décisions récentes, cette chronique couvrira l’ensemble du droit administratif et donnera lieu à des commentaires de longueur mesurée s’attachant à l’essentiel.

I – Droit administratif des biens

Le juge compétent en cas d’atteinte à l’intégrité d’un ouvrage public

T. confl., 5 sept. 2016, n° 4069, M. Jean N. c/ Association Philharmonie de Paris. La construction de la Philharmonie de Paris est une saga conflictuelle non encore achevée. La nécessité de doter Paris de la grande salle de concerts qui lui faisait défaut a été défendue avec fermeté et constance par le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez depuis 2001. La décision de construire le bâtiment sera prise dans la période de cohabitation entre Jacques Chirac et Lionel Jospin et, en 2007, le jury du concours entre les architectes choisit le projet de Jean Nouvel. Durant la période de construction, et jusqu’à l’ouverture en janvier 2015 de ce « cachalot de béton », selon certains, cette « nappe immatérielle de musique et de lumière » selon l’architecte, les querelles parfois violentes se succèdent, entrecoupées d’« Embrassons-nous, Folleville ! ». Elles opposent l’homme de l’art désireux d’améliorer sans cesse son œuvre et les ingénieurs, techniciens, financiers demandant l’achèvement d’un projet dont le coût : 300 millions d’euros financés par l’État (45 %), la ville de Paris (45 %) et la région Île-de-France (10 %) avait triplé en 10 ans. Après l’ouverture, à laquelle il refusa d’assister estimant son « bâtiment bâclé », Jean Nouvel entame une série de contentieux. Il sera débouté de son action tendant à la reconnaissance de 26 non-conformités entre ses plans et le bâtiment. L’affaire ici en cause est un de ces épisodes contentieux.

Il s’agissait de déterminer les compétences respectives des juridictions administratives et judiciaires s’agissant de la demande faite par l’architecte tendant à la condamnation, sous astreinte, de l’établissement public de la Cité de la musique-Philharmonie de Paris – qui a pris la suite de l’Association philarmonique – à faire exécuter tous travaux nécessaires à la remise en état de la construction, l’architecte estimant que le maître d’ouvrage avait altéré son œuvre au point de la dénaturer. La demande est portée devant le tribunal de grande instance qui la rejette ; en cours d’appel, le préfet soulève un déclinatoire de compétence puis, après son rejet, élève le conflit le 29 avril 2016.

Le Tribunal des conflits rappelle le partage de compétence entre les deux blocs, offrant le choix au requérant de saisir l’un ou l’autre juge. En matière de propriété intellectuelle, le législateur a institué un bloc de compétence au profit du juge judiciaire1. Mais un autre bloc existe au profit du juge administratif, seul compétent, sauf voie de fait, lorsqu’il y a atteinte à l’intégrité ou au fonctionnement d’un ouvrage public2.

Si le requérant saisit d’abord le juge judiciaire, celui-ci est compétent pour répondre à la question de savoir s’il y a eu dénaturation de l’œuvre par le maître de l’ouvrage et s’il en est résulté un préjudice pour l’architecte. Cette compétence est exclusive s’agissant du droit moral de l’architecte en application de l’article L. 331-1 du Code de la propriété intellectuelle selon lequel « les actions civiles et les demandes relatives à la propriété littéraire et artistique, y compris lorsqu’elles portent également sur une question connexe de concurrence déloyale, sont exclusivement portées devant les tribunaux de grande instance ». Mais il doit se déclarer incompétent pour ordonner la réalisation de travaux sur l’ouvrage. Si le requérant saisit directement le juge administratif d’une demande de travaux celui-ci doit surseoir à statuer en attendant que le tribunal de grande instance, saisi à titre préjudiciel, se soit prononcé sur l’existence de l’atteinte au droit moral de l’architecte et sur son préjudice.

Le Tribunal des conflits précise que la salle de concert a le caractère d’un ouvrage public répondant aux conditions rappelées dans l’avis contentieux, rendu en assemblée par le Conseil d’État, le 29 avril 2010, Béligaud, qui levait les ambiguïtés sur la possibilité pour une personne privée d’être propriétaire d’un ouvrage public et consacrait l’autonomie de ce dernier par rapport au travail public. C’est un immeuble, résultat d’un travail et d’un aménagement, directement affecté à un service public – ici le développement « des actions culturelles au bénéfice du plus large public » –, et dont le propriétaire est une personne publique – ici l’établissement public – ou privée. Parce qu’il est présumé indispensable à l’intérêt général, aucune atteinte ne peut lui être portée, ce qui a conduit à poser le principe de son intangibilité, quelque peu assoupli au nom du respect de la propriété privée. En l’espèce, les demandes de l’architecte concernent des modifications susceptibles de porter atteinte à l’intégrité de l’immeuble et les juridictions judiciaires ne sauraient s’immiscer dans un contentieux, par nature fortement attractif du droit public.

Les dispositions législatives qui réservent aux tribunaux de grande instance la connaissance des litiges mentionnés à l’article L. 331-1, « en dérogeant, le cas échéant, aux principes gouvernant la responsabilité des personnes publiques, ne sauraient être interprétées comme donnant compétence aux juridictions de l’ordre judiciaire pour ordonner des mesures de nature à porter atteinte, sous quelque forme que ce soit, à l’intégrité d’un ouvrage public ». L’arrêté de conflit est confirmé et la procédure engagée par Jean Nouvel devant le tribunal de grande instance de Paris est nulle et non avenue.

JMD

II – Responsabilité administrative

Sur le refus de concours de la force publique dans l’exécution des décisions de justice

CE, 19 oct. 2016, n° 383543, Min. de l’Intérieur c/ Valopis Habitat ; CE, 27 juill. 2016, n° 389690, Min. de l’Intérieur c/ Soc. BPI France Financement. Ces deux arrêts apportent des précisions sur le contentieux de la responsabilité de l’État pour refus de concours de la force publique dans l’exécution des décisions de justice. Les principes de l’emblématique décision Couitéas qui a ouvert la voie à ce contentieux particulier de la responsabilité sans faute sont ici appliqués, même si l’éventualité de troubles à l’ordre public pour justifier ce refus n’a pas la même gravité. Si l’expulsion, ici des occupants d’un logement, là d’une entreprise et de ses salariés, pouvait faire craindre aux préfets des affrontements avec les forces de police, ces menaces ne nécessitaient pas, comme en 1923, la mobilisation d’une véritable expédition militaire pour calmer 8 000 manifestants en colère. L’arrêt rappelle qu’aux termes de l’article L. 153-1 du Code des procédures civiles d’exécution : « L’État est tenu de prêter son concours à l’exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l’État de prêter son concours ouvre droit à réparation ».

Ici, la spécialité et la gravité du préjudice ne posent pas de problème. Quant à la question de l’appréciation par le préfet des troubles pouvant justifier les atteintes à l’exécution de la chose jugée, elle trouve son fondement dans la prévention, mais la précaution pointe son nez car beaucoup d’incertitudes existent et l’on mesure une fois de plus le caractère ténu de la distinction entre les deux notions. Il semble qu’en l’espèce, l’opposition à l’exécution des décisions de justice ait eu des soutiens extérieurs déterminés à la violence ce qui rendait particulièrement délicate l’intervention de la police.

La non-exécution des décisions de justice n’est pas admissible dans un état de droit, ce qui est régulièrement rappelé aussi bien par le Conseil constitutionnel qui réserve le refus de concours à « des circonstances exceptionnelles tenant à la sauvegarde de l’ordre public »3, que par le Conseil d’État qui n’élargit guère le refus de concours lorsqu’après avoir rappelé qu’il est lié à des « considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l’ordre public », il ne l’admet que si « l’exécution de la décision judiciaire [est] susceptible d’attenter à la dignité de la personne humaine »4.

Le refus d’intervention conserve-t-il un caractère exceptionnel ? Ce n’est pas vraiment le cas si l’on se réfère au contentieux voisin de la responsabilité pour l’abstention non fautive de l’Administration dans le maintien ou le rétablissement de l’ordre5, et les difficultés d’exécuter la chose jugée par crainte de violences connaissent un cas exemplaire avec le feuilleton de l’affaire de l’aérodrome contesté de Notre-Dame-des-Landes. Alors que la cour administrative d’appel de Nantes, dans une décision de novembre 2016, vient encore d’annuler un recours des opposants, ceux-ci ont annoncé que cela ne changerait rien à leur détermination à ne pas quitter les lieux.

Ces deux affaires apportent, en outre, des précisions sur les conditions à respecter quant à l’engagement de la demande d’indemnisation. Il faut éviter que les victimes puissent obtenir, en raison des mêmes faits, une réparation supérieure au préjudice qu’elles ont subi et c’est au juge administratif de prendre, même d’office, les mesures nécessaires.

Dans le premier cas, une ordonnance du juge des référés du tribunal de grande instance ordonne l’expulsion de la société STCE qui occupait illégalement des locaux industriels. Les propriétaires, deux sociétés de financement, se heurtent au refus du préfet d’accorder le concours de la force publique pour l’exécution de ce jugement et par la suite, le tribunal administratif de Toulouse condamne l’État à leur verser une indemnité de 179 014 € pour le préjudice né d’une occupation irrégulière de près de trois ans. Sans revenir sur cette condamnation et sur le montant de l’indemnité, le Conseil d’État annule le jugement du tribunal administratif qui avait omis de subordonner le versement de l’indemnité à la subrogation de l’État dans les droits détenus par les propriétaires des locaux sur les occupants irréguliers. Il s’agit d’éviter que la victime, par les indemnités qu’elle a pu ou pourrait obtenir – comme par exemple celles versées par des compagnies d’assurance – pendant la période de responsabilité de l’État, se voie verser une réparation supérieure au préjudice subi. La subrogation de l’État garantit le contrôle de l’équité de l’indemnisation. Il est précisé que l’État ne pouvant être ici considéré comme une partie perdante, au titre de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative, il ne saurait être condamné au versement des frais irrépétibles.

Dans la seconde affaire, le refus du préfet paralysait l’exécution d’une ordonnance du juge civil des référés ordonnant l’expulsion d’occupants irréguliers et le propriétaire des lieux, un office public d’HLM, avait obtenu une indemnisation de l’État de 8 550 €. Au cours du déroulement de cette affaire le local avait changé de propriétaire et le jugement du TA est annulé car c’était au nouveau propriétaire, l’OPHLM et non à l’ancien qu’il appartenait de solliciter en son nom propre le concours de la force publique. Il est précisé que la responsabilité de l’État ne peut être engagée à son égard qu’à compter de l’intervention d’une décision lui refusant ce concours et qu’il ne peut prétendre à une indemnité pendant la période antérieure à la cession que s’il justifie d’une subrogation dans les droits que l’ancien propriétaire détenait sur l’État. Le versement de frais irrépétibles est ici aussi exclu.

JMD

Responsabilité : indemnisation des victimes des essais nucléaires

CE, avis, 17 oct. 2016, n° 400375. Saisi le 2 juin 2016, par la cour administrative d’appel de Paris par application des dispositions de l’article L. 113-1 du Code de justice administrative de la délicate question de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, le Conseil d’État apporte les précisions suivantes.

La loi du 5 janvier 2010 retient un principe de réparation intégrale : « Toute personne souffrant d’une maladie radio-induite résultant d’une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français (…) peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi ».

Le législateur a voulu faciliter l’indemnisation des victimes en organisant une procédure amiable et en donnant un rôle important au Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), qui, depuis 2013, a le statut d’autorité administrative indépendante. Le comité est chargé d’instruire les demandes d’indemnisation et si les conditions sont réunies le demandeur bénéficie d’une présomption de causalité. La loi a aussi précisé que : « L’acceptation de l’offre d’indemnisation vaut transaction au sens de l’article 2044 du Code civil et désistement de toute action juridictionnelle en cours ». Un autre avantage de ce dispositif serait la réduction du nombre des contentieux, notamment les recours en responsabilité dirigés contre l’État.

Le Conseil d’État précise qu’en confiant cette mission au CIVEN, selon une procédure amiable exclusive de toute recherche de responsabilité, le législateur a institué un dispositif où l’État, représenté par le CIVEN, n’intervient pas en tant qu’« auteur responsable » ou « tiers responsable » du dommage mais au titre de la solidarité nationale. Il précise aussi que ce régime d’indemnisation relève exclusivement du plein contentieux.

De ces précisions découle la réponse donnée à la question de l’engagement des actions subrogatoires. Les tiers payeurs, caisses de sécurité sociale et organismes de sécurité sociale de la Polynésie française, qui ont versé des prestations aux victimes d’un dommage corporel pouvaient-elles exercer leurs recours devant le CIVEN ?

Le Conseil d’État répond par la négative. L’indemnisation qui incombe sous certaines conditions au CIVEN, en vertu des dispositions de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, a pour objet d’assurer, au titre de la solidarité nationale, la réparation du dommage subi par les victimes des essais nucléaires français, et non de reconnaître que l’État, représenté par le CIVEN, aurait la qualité d’« auteur responsable » ou de « tiers responsable » des dommages.

Par suite, les recours des tiers payeurs ayant versé des prestations à la victime d’un dommage corporel pourront être exercés contre l’État dans les conditions de droit commun d’engagement de la responsabilité administrative. Ils peuvent être exercés devant le CIVEN sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010.

JMD

Police relative aux médicaments : pas d’obligation de réparation intégrale de l’État

CE, 9 nov. 2016, nos 393902 et 393926, Mme B. et Min. des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes c/ Laboratoires Servier. Quarante années ont passé depuis la commercialisation du médicament Mediator en 1976, suivie d’un succès rapide avec 145 millions de boîtes vendues à plus de 5 millions de patients. Les premières alertes sur sa nocivité remontent à 1997 mais il faudra attendre 2009 pour qu’il soit retiré du marché. Les conclusions indécises du comité d’experts, le manque de fermeté de l’Agence du médicament, la portée du livre-dénonciation d’Irène Frachon en 2007 poussent le gouvernement à agir : création d’un Fonds d’indemnisation des victimes géré par l’ONIAM, loi sur le médicament du 21 décembre 2011. Les juges civil, pénal et administratif furent saisis, et dans cette longue suite contentieuse l’indemnisation des victimes (entre 500 et 1 500 selon les estimations) demeure le problème le plus délicat.

Les arrêts du 19 novembre 2016 se prononcent sur la responsabilité de l’État dans cette affaire, apportant des précisions sur trois points.

Confirmant la position prise par la cour administrative d’appel de Paris le 13 juillet 20156, le Conseil d’État pose le principe de la responsabilité de l’État dans l’exercice de la police sanitaire relative aux médicaments : « La responsabilité de l’État peut être engagée à raison de la faute (une faute simple) commise par les autorités agissant en son nom dans l’exercice de leurs pouvoirs de police sanitaire relative aux médicaments pour autant qu’il en soit résulté un préjudice direct et certain ».

Mais, contrairement à la cour administrative d’appel, il juge qu’en l’espèce, l’État ne peut être le seul à endosser cette responsabilité et que les agissements fautifs des laboratoires Servier sur lesquels l’État ou les autorités agissant en son nom n’exercent qu’un contrôle, sont de nature à l’exonérer de tout ou partie de l’obligation de réparer les dommages subis par les patients qui ont utilisé le Mediator. L’obligation de réparation intégrale n’intervient que si les préjudices trouvent directement leur cause dans la faute de l’État et dans la mise en œuvre d’un service public et il n’en va pas de même si le fautif, comme en l’espèce, est une personne privée qui est seulement soumise au contrôle de l’État. Il faut, par ailleurs, rechercher la date à laquelle les services de l’État ont été informés de la dangerosité du médicament. Le Benfluorex, principe actif du Mediator, était présenté par les laboratoires comme ayant une structure différente des fenfluramines, et aucun effet indésirable grave n’était identifié. Ce n’est qu’en 1999 que ces effets furent connus, ce qu’avait déjà relevé la cour administrative d’appel de Paris en déduisant que ce n’est qu’à compter de cette date que les autorités sanitaires avaient commis une faute en ne procédant pas à la suspension ou au retrait de l’autorisation de mise sur le marché compte tenu des nouveaux éléments d’information. En conséquence, l’absence de suspension ou de retrait de ce médicament ne constituait pas, dès 1995, une faute de nature à engager la responsabilité de l’État qui ne court qu’à partir de 1999.

L’intérêt de cet arrêt est la position adoptée quant à la reconnaissance du caractère exonératoire des fautes commises par les laboratoires que la cour administrative d’appel de Paris avait exclu par principe estimant, position qu’elle estimait favorable aux victimes, que le juge administratif devait dans un premier temps condamner l’État à réparer intégralement les préjudices subis par les patients quitte à engager ensuite une action contre les laboratoires devant le juge judiciaire. Le Conseil d’État n’entend pas être exclu de cette appréciation et le feuilleton contentieux se poursuivra devant le juge administratif l’affaire étant renvoyée à la cour administrative d’appel de Paris pour qu’elle détermine la part de la réparation à mettre à la charge de l’État.

Sur le plan de l’équité on ne peut qu’approuver cette prise de position. Les fautes commises par les laboratoires Servier et leur dissimulation étaient telles qu’il apparaissait anormal que le juge administratif s’efface devant le juge judiciaire pour en tenir compte. La responsabilité de principe de l’État ne peut être engagée que pour ses propres fautes qu’il appartient au juge administratif de déceler en en tirant les conséquences quant à la responsabilité. Application est faite des règles du droit commun de la responsabilité administrative sur le caractère exonératoire du fait du tiers. Le juge recherche s’il y a pluralité de responsables, opère un partage et ne condamne l’Administration que pour les dommages qu’elle a commis.

Un autre intérêt de cet arrêt, celui qui a le plus retenu l’attention, est la reconnaissance par le Conseil d’État, pour la première fois, en l’absence de contamination avérée, qu’un préjudice tiré de l’anxiété éprouvée par un patient face au risque de développer une maladie grave – ici le risque d’hypertension artérielle pulmonaire (HAP) – est susceptible d’être indemnisé.

Résultant d’une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie affectant la santé mentale [qui] est une composante de la santé »7, le préjudice d’anxiété ne résulte pas d’un risque de dommage physique corporel mais relève du préjudice moral. Ce n’est pas le « risque de déclaration » de la maladie qui est réparé mais bien la « situation d’inquiétude permanente » générée par ce risque. Il est souvent évoqué en cas d’exposition à l’amiante depuis l’arrêt fondateur8 qui a renforcé les conditions à remplir pour les victimes9 et certains souhaiteraient voir élargir son champ d’application notamment dans le domaine des maladies liées au nucléaire. Le conseil des prud’hommes de Paris, dans un jugement du 16 janvier 2015, est allé jusqu’à accorder 100 000 € d’indemnisation à un représentant du personnel au titre de son préjudice d’anxiété, en estimant qu’il avait été maintenu de façon permanente dans un état de tension et d’anxiété concernant son avenir professionnel. La cour d’appel et la Cour de cassation auront à se prononcer sur un tel élargissement.

Le Conseil d’État apporte des précisions sur les caractères direct et certain du préjudice et sur les éléments qui peuvent conduire à réparation, éléments à la fois objectifs (tels que la gravité des pathologies risquant de se développer et la probabilité qu’elles se développent) et subjectifs (les circonstances particulières dont se prévaut, le cas échéant, chaque requérant, en mettant en cause par exemple, l’information qu’il a reçue). En l’espèce, iI ne retient pas l’existence d’un tel préjudice, estimant que l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé avait diffusé aux patients une information claire et précise sur la réalité des risques.

JMD

Responsabilité sans faute du fait des décisions administratives illégales et recours du Fonds d’indemnisation des dégâts des sangliers

CE, 12 oct. 2016, n° 383423, Fonds départemental d’indemnisation des dégâts des sangliers du Bas-Rhin (FDIS 67). La requête en indemnisation du FDIS 67 du fait de l’accroissement des dégâts causés aux cultures agricoles, entre 2007 et 2009, par les sangliers rassemblés dans une réserve naturelle où la chasse est interdite est rejetée par le tribunal administratif et la cour administrative d’appel. Le FDIS 67 demande au Conseil d’État d’annuler l’arrêt de la cour et de retenir la responsabilité de l’État sur le fondement de la faute et de la rupture d’égalité devant les charges publiques. Le fonds invoque comme préjudice financier l’augmentation de la charge d’indemnisation qu’il doit verser aux agriculteurs. Le fondement de la requête est, en réalité, la responsabilité sans faute pour des préjudices causés par une décision administrative légale, en l’espèce celle prise par le préfet, d’interdire la chasse en vue d’assurer la conservation et la régulation d’espèces animales ou végétales dans la réserve, dispositions codifiées au chapitre II du titre III du livre III du Code de l’environnement.

La prolifération considérable du nombre des sangliers, autrefois animal mythique, a rendu anachronique le système du « droit d’affût » qui permettait aux agriculteurs de se défendre par eux-mêmes. Il a été remplacé par un système collectif et mutualiste, celui d’un fonds d’indemnisation des dégâts de sanglier mis en place dans certains départements dont ceux du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Les fonds sont gérés par les fédérations départementales de chasseurs. Ils sont chargés de mener des actions de prévention en relation avec les plans de chasse ainsi que des actions de régulation des populations et surtout d’indemniser les exploitants agricoles des dégâts causés aux cultures par les sangliers (C. envir., art. L. 429-27). Il s’agit d’un système de mutualisation entre les titulaires du droit de chasse qui prendront en charge l’indemnisation. Il y a un accord entre le monde cynégétique et le monde agricole. Pour les agriculteurs, la procédure est amiable et gratuite.

La question se posait d’apprécier si la mission globale exercée par le fonds excluait que la responsabilité de l’État puisse être mise en cause. À première vue, elle se distingue de la question de la responsabilité sans faute du fait des lois pour les préjudices causés par la prolifération d’animaux sauvages appartenant à des espèces dont le législateur a interdit la destruction. Cette responsabilité a été reconnue s’agissant du grand cormoran10, revenant sur le refus d’admettre une telle responsabilité dans une affaire concernant les flamants roses11. Craignant l’ouverture d’une boîte de Pandore, la haute juridiction pose des conditions strictes à l’admission de la responsabilité. Celle de la spécialité n’est évidemment pas remplie s’agissant des nombreux agriculteurs concernés par les dégâts commis par les sangliers et, par ailleurs il ne s’agit pas directement de l’indemnisation des victimes mais de celle du fonds.

Mais un rapprochement ne peut manquer d’être fait après lecture du considérant selon lequel : des textes en vigueur « il ne résulte pas que le législateur aurait entendu exclure que les fonds départementaux d’indemnisation des dégâts de sangliers puissent rechercher la responsabilité de l’État sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques, au titre d’un préjudice financier grave et spécial causé par des décisions légales de l’Administration, telles que celles ayant pour objet d’interdire l’exercice de la chasse dans une réserve naturelle ».

Il s’agit bien d’élargir le champ d’application de la responsabilité sans faute du fait des décisions légales de l’Administration en estimant que les fonds d’indemnisation subissent eux-mêmes un préjudice grave et spécial. Le Conseil d’État s’élève ici contre la position des juges du premier degré ayant écarté, par principe, la responsabilité sans faute. Sans doute y-a-t-il ici une situation particulière tenant à ce que ces fonds sont alimentés par les contributions personnelles des chasseurs et on peut penser que les conditions strictes d’admission de la responsabilité sans faute seront maintenues à l’égard des autres fonds. Des précisions devraient être apportées par la suite.

JMD

III – Administration locale

Suppression de la clause de compétence générale, mais consécration de compétences générales pour les départements : conformité à la Constitution

Cons. const., 16 sept. 2016, n° 2016-565 QPC, Assemblée des départements de France (ADF). La loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi NOTRe, a supprimé la célèbre clause de compétence générale des départements. Depuis lors, l’article L. 3211-1 du Code général des collectivités territoriales prévoit que « le conseil départemental règle par ses délibérations les affaires du département dans les domaines de compétences que la loi lui attribue ».

Il convient de souligner qu’une première suppression de la clause de compétence générale des départements avait été envisagée, à compter du 1er janvier 2015, par l’article 73 de la loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010. Elle avait été jugée conforme à la Constitution, notamment parce que la « compétence générale » n’est garantie par aucun « principe fondamental reconnu par les lois de la République »12. Mais le chapitre 1er du titre 1er de la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, dite loi MAPTAM, était finalement revenu sur ce projet de suppression. Tant et si bien que l’on peut se demander si la loi de 2015 supprime, de façon définitive, la clause de compétence générale des départements.

Le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité sur ce sujet. L’auteur de la question, transmise par le Conseil d’État, était l’Assemblée des départements de France (ADF). L’ADF a demandé au Conseil constitutionnel de constater l’inconstitutionnalité de la suppression de la clause de compétence générale des départements. D’après l’ADF, cette suppression était contraire au principe de libre administration des collectivités territoriales consacré par l’article 72, alinéa 3, de la Constitution et protégé par le Conseil constitutionnel dès 197913. L’on savait déjà que ce principe est invocable à l’appui d’une QPC14. Toutefois, dans sa décision rendue le 16 septembre 2016, le Conseil constitutionnel a rejeté le grief d’inconstitutionnalité.

La motivation de la décision du Conseil constitutionnel se trouve, pour l’essentiel, dans les cinquième et sixième considérants de sa décision. D’une part, le principe de libre administration « n’implique pas, par lui-même, que les collectivités territoriales doivent pouvoir intervenir dans les domaines pour lesquels aucune autre personne publique ne dispose d’une compétence attribuée par la loi » (ce qu’on appelle les compétences « orphelines »). D’autre part, « compte tenu de l’étendue des attributions dévolues aux départements par les dispositions législatives en vigueur, qu’il s’agisse de compétences exclusives, de compétences partagées avec d’autres catégories de collectivités territoriales ou de compétences susceptibles d’être déléguées par d’autres collectivités territoriales, les dispositions contestées ne privent pas les départements d’attributions effectives ».

Il faut en effet reconnaître qu’en même temps qu’elle a supprimé la clause de compétence générale du département, la loi de 2015 a énoncé les trois domaines de compétence du département dans des termes larges, à savoir :

  • premièrement, « mettre en œuvre toute aide ou action relative à la prévention ou à la prise en charge des situations de fragilité, au développement social, à l’accueil des jeunes enfants et à l’autonomie des personnes » ;

  • deuxièmement, « faciliter l’accès aux droits et aux services des publics dont il a la charge » ;

  • et enfin, « promouvoir les solidarités et la cohésion territoriale sur le territoire départemental, dans le respect de l’intégrité, de l’autonomie et des attributions des régions et des communes ».

Ainsi, il n’existe plus de « clause de compétence générale », mais ont toutefois été consacrées des « compétences générales » pour le département. Finalement, le caractère général des compétences départementales est maintenu. N’est-ce pas l’essentiel ?

PB

Fusion des régions : derniers actes ?

D. n° 2016-1262 à 1268, 28 sept. 2016, portant fixation du nom et du chef-lieu des régions Grand Est, Normandie, Occitanie, Hauts-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes, Nouvelle-Aquitaine, Bourgogne-Franche-Comté. L’on ne présente plus la loi n° 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions qui a réduit de 22 à 13 le nombre de régions en France métropolitaine. L’un des principaux enjeux de la fusion était la détermination du nom et du chef-lieu des sept nouvelles régions, les six autres n’ayant subi aucune modification (Bretagne, Corse, Île-de-France, PACA, Pays-de-la-Loire), sauf en ce qui concerne la dénomination de l’une d’elles (la région Centre est devenue Centre-Val-de-Loire).

La loi de 2015 avait elle-même fixé le chef-lieu d’une des nouvelles régions. L’article 2, I, 4°, de la loi avait fixé à Strasbourg le chef-lieu de la région issue de la fusion des régions Alsace, Champagne-Ardenne et Lorraine. Du reste, la loi de 2015 avait prévu que les nom et chef-lieu définitifs soient « fixés par décret en Conseil d’État pris avant le 1er octobre 2016, après avis du conseil régional de la région » (art. 2, I, 3°).

Sept décrets pris le 28 septembre 201615 ont fixé le nom et le chef-lieu de ce qu’il convient désormais d’appeler « Grand Est », « Normandie », « Occitanie », « Hauts-de-France », « Auvergne-Rhône-Alpes », « Nouvelle-Aquitaine » et « Bourgogne-Franche-Comté ». Quelques satisfactions et aussi quelques regrets peuvent être émis à la lecture des nouveaux noms et chefs-lieux.

En ce qui concerne les noms, les choix effectués sont souvent discutables. Il faut, certes, mettre la Normandie à l’écart de la discussion. L’on voit mal quel autre nom pouvait être donné à la nouvelle région issue de la fusion de la Basse-Normandie et de la Haute-Normandie. En revanche, Grand Est et Occitanie font en théorie référence à des territoires nettement plus vastes que les nouvelles régions qui portent désormais ce nom. À l’inverse, les Hauts-de-France devraient théoriquement faire référence à des territoires élevés du point de vue de l’altitude et qui ne se situent pas dans la nouvelle région qui porte aujourd’hui ce nom. En même temps, il y aurait aussi à écrire à propos du nom du département des « Hauts-de-Seine » et de celui de la région « Île-de-France ». À défaut d’être très évidents, les noms des régions Grand Est, Occitanie et Hauts-de-France ont un caractère novateur. Il faut le saluer. Moins innovants mais peut-être plus évidents, Auvergne-Rhône-Alpes et Bourgogne-Franche-Comté ont choisi de maintenir les noms des anciennes régions aujourd’hui fusionnées. Serait-ce pour très longtemps ? Que l’on pense aussi à la région Nouvelle-Aquitaine… qui ne sera pas éternellement nouvelle. Des changements de nom pour les régions sont peut-être encore à prévoir.

En ce qui concerne les chefs-lieux, le critère unique mis en œuvre était, lui aussi, peut-être évident mais pas très innovant. Parmi les capitales des anciennes régions, le chef-lieu le plus peuplé a été retenu. La loi de 2015 avait montré le chemin, Strasbourg (274 394 hab.) ayant été déterminée par la loi et préférée à Reims et Nancy (181 893 et 105 067 hab.) dans la nouvelle région Grand Est. Dans les décrets du 28 septembre 2016, Rouen a été préférée à Caen, Toulouse à Montpellier, Lille à Amiens, Lyon à Clermont-Ferrand, Bordeaux à Poitiers et Limoges, Dijon à Besançon. L’on peut regretter que la réforme des régions n’ait pas été de ce point de vue l’occasion d’un rééquilibrage de certains territoires. Prenons l’exemple de la nouvelle région Hauts-de-France. Son chef-lieu, Lille, concentre déjà de nombreux atouts pour rester une belle capitale régionale. La métropole lilloise est toutefois excentrée. Des communes assez importantes de la nouvelle région, telles que Chantilly, Creil ou Senlis, dans le département de l’Oise, sont situées à presque 200 kilomètres de Lille. En comparaison, ces mêmes communes sont à une soixantaine de kilomètres de Paris. Il n’est pas certain que les habitants de ces communes se sentent très intégrés par rapport au chef-lieu de la nouvelle région Hauts-de-France. D’autres communes, telles que Lens, Douai ou Arras auraient eu le mérite d’être plus centrales.

Après la réforme de la carte des régions, celle toujours en cours des communes et de l’intercommunalité, ce sera bientôt au tour de la carte des arrondissements d’être réformée. Le ministre de l’Intérieur l’a annoncé à l’occasion d’un déplacement en Vendée le 16 septembre 2016. Peut-on espérer plus d’innovation ?

PB

IV – Contrats administratifs

V – Relations entre le public et l’Administration

VI – Justice administrative

(À suivre)

Notes de bas de pages

  • 1.
    T. confl., 7 juill. 2014, n° 3954, M. M. c/ Maison départementale des personnes handicapées de Meurthe-et-Moselle et T. confl., 12 oct. 2015, n° 4023, M. Gérard R. c/ Dpt de la Somme.
  • 2.
    T. confl., 6 mai 2002, n° 3287, M. et Mme Binet ; T. confl., 17 déc. 2012, n° 3871, M. Vidal.
  • 3.
    Cons. const., 29 juill. 1998, n° 98-403 DC.
  • 4.
    CE, 30 juin 2010, n° 332259, Min. de l’Intérieur c/ Ben Amour.
  • 5.
    CE, 27 mai 1977, nos 98122 et 98123, SA Victor Delforge.
  • 6.
    V. concl. Roussel F., in AJDA 2015, p. 1986.
  • 7.
    Pour des arrêts récents v. Cass. soc., 10 févr. 2016, n° 14-26909, PB.
  • 8.
    Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42241.
  • 9.
    Cass. soc., 3 mars 2015, n° 13-26175.
  • 10.
    CE, 30 juill. 2003, n° 215957, ADARC.
  • 11.
    CE, 21 janv. 1998, n° 157353, Min. de l’Environnement c/ Plan.
  • 12.
    Cons. const. 9 déc. 2010, n° 2010-618 DC, Loi de réforme des collectivités territoriales : Rec. Cons. const. 2010, p. 367.
  • 13.
    Cons. const., 23 mai 1979, n° 79-104 DC, Territoire de la Nouvelle-Calédonie : Rec. Cons. const. 1979, p. 27.
  • 14.
    Cons. const., 22 sept. 2010, n° 2010-29/37 QPC, Cne de Besançon et a.
  • 15.
    D. nos 2016-1262 à 1268, 28 sept. 2016, portant fixation du nom et du chef-lieu des régions Grand Est, Normandie, Occitanie, Hauts-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes, Nouvelle-Aquitaine, Bourgogne-Franche-Comté : JO 29 sept. 2016, n° 227, textes n° 45 à 51.
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