Domaine public et mise en concurrence : des questions demeurent
L’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 a bousculé le cadre juridique de la domanialité publique. En créant une obligation de publicité et de sélection préalables pour certains types d’amodiations, elle traduit en droit interne les exigences de l’Union européenne. La mise en application de ce texte met en exergue des ambiguïtés laissant une libre interprétation aux gestionnaires au risque d’entraîner des disparités dans la délivrance des titres d’occupation du domaine public.
Il était permis d’espérer que la plus haute instance de la juridiction administrative allait examiner les nouvelles dispositions du Code général de la propriété des personnes publiques qui obligent les gestionnaires de domaine public à procéder à une publicité et à une sélection préalables avant de délivrer un titre d’occupation du domaine public. Toutefois, le Conseil d’État, dans sa décision du 16 juillet 20201, s’est abstenu de répondre sur le fond au moyen tiré de la méconnaissance de cette règle en déclarant le moyen inopérant dans le cadre d’un référé visant la suspension d’un acte d’approbation d’une convention autorisant l’occupation du domaine public.
Cette nouvelle exigence procédurale provient du droit de l’Union européenne.
En dépit de l’absence d’éclairage de l’arrêt précité, 3 ans après son entrée en scène dans le droit national, des précisions sur cette obligation de mise en concurrence seraient utiles aux gestionnaires de domaine public au regard des questions que posent sa portée et son impact sur la gestion quotidienne du domaine public.
I – Une application des règles nationales à préciser au regard des exigences du droit de l’Union européenne
Traditionnellement, la gestion du domaine public n’était pas soumise aux règles de mise en concurrence à l’inverse des contrats de la commande publique. Si cela n’a pas empêché la jurisprudence de faire évoluer la règlementation en vue d’une meilleure valorisation du domaine public2, le juge administratif réaffirmait régulièrement son refus de soumettre la passation d’une autorisation d’occupation temporaire du domaine public à une procédure de mise en concurrence. Dans la célèbre décision dite Stade Jean Bouin »3, le Conseil d’État confirme « qu’aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe n’impose à une personne publique d’organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d’une autorisation ou à la passation d’un contrat d’occupation d’une dépendance du domaine public, ayant dans l’un ou l’autre cas pour seul objet l’occupation d’une telle dépendance ; qu’il en va ainsi même lorsque l’occupant de la dépendance domaniale est un opérateur sur un marché concurrentiel », laissant ainsi reposer sur le gestionnaire du domaine public le choix de recourir ou non à une procédure de sélection. Le juge s’assure alors seulement que la délivrance d’une telle autorisation n’a pas pour effet de méconnaître le droit de la concurrence « notamment en plaçant automatiquement l’occupant en situation d’abuser d’une position dominante »4.
Dans un discours en 2011, l’ancien vice-président du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, justifiait cette position en affirmant qu’un régime de publicité et de mise en concurrence pour la délivrance d’un titre d’occupation était très difficile à créer par la voie jurisprudentielle. Il confessait ainsi que « le pouvoir normatif du juge rencontre des limites qu’il faut savoir reconnaître »5. La juridiction administrative ne s’est donc pas aventurée sur ce terrain, distinguant tout au plus les occupations pour des activités non lucratives des activités économiques, ces dernières pouvant faire l’objet de redevances domaniales plus élevées6.
Il a donc fallu attendre que la Cour de justice de l’Union européenne7 juge inconventionnelle une mesure nationale italienne s’opposant à une procédure de sélection entre les candidats potentiels à une occupation privative du domaine public pour que le foncier public soit véritablement traité comme un bien procurant un avantage économique à son occupant, particulièrement lorsqu’il s’agit de biens rares.
Prenant acte de cette décision, le gouvernement français a adopté, en 2017, une ordonnance8 visant à traduire en droit national les exigences de transparence et d’égalité dans l’attribution des titres d’occupation du domaine public. Celle-ci a modifié le Code général de la propriété des personnes publiques.
Elle crée ainsi un article L. 2122-1-1 qui consacre le principe d’une publicité et d’une sélection préalables à toute délivrance d’un titre d’occupation. Elle insère également dans le code l’article L. 2122-1-4 qui dispose que « lorsque la délivrance du titre mentionné à l’article L. 2122-1 intervient à la suite d’une manifestation d’intérêt spontanée, l’autorité compétente doit s’assurer au préalable par une publicité suffisante, de l’absence de toute autre manifestation d’intérêt concurrente ».
Cette dernière disposition interpelle. Si, à première vue, elle se contente de consigner les exigences du droit de l’Union européenne, il n’en est rien. En effet, l’article renvoie aux titres d’occupation désignés par l’article L. 2122-1 du même code. Or ce dernier évoque de manière générale les titres pour une occupation privative du domaine public, sans distinguer le type d’activité exercée. Le gouvernement ne s’est pas contenté de viser les occupations en vue d’une exploitation économique. Il a consacré un principe de publicité préalable applicable pour toute sorte d’occupations privatives projetées. Malgré le silence du texte sur ce point, il serait cohérent que, dans le cas où un intérêt concurrent se manifeste à la suite d’une publicité, le gestionnaire du domaine public bascule sur la procédure de l’article L. 2122-1-1 du code et qu’une sélection soit effectuée. Or les situations où une manifestation d’intérêt spontanée est exprimée auprès du gestionnaire du domaine public sont très fréquentes, rendant ainsi possible de voir un jour une mise en concurrence des activités non économiques entre elles ou une telle activité avec une exploitation économique.
Par conséquent, en introduisant cette disposition dans le Code général de la propriété des personnes publiques, le droit national semble désormais plus contraignant que le droit de l’Union européenne9.
Cette publicité, qui doit être « suffisante », vise à permettre au gestionnaire du domaine public de s’assurer de l’absence de potentielle concurrence, bien que le code ne donne aucune indication ni sur les modalités de publicité ni sur sa durée. Si, à l’inverse des règles en matière de commande publique, le texte est volontairement lacunaire sur ce point pour laisser une marge de manœuvre plus importante aux gestionnaires, les titres d’occupation du domaine public sont des contrats administratifs et ils peuvent ainsi faire l’objet d’un recours de pleine juridiction en contestation de validité du contrat10. Il est d’ailleurs légitime de s’interroger sur un probable revirement de jurisprudence qui permettrait enfin à un candidat évincé d’exercer un référé précontractuel11.
II – Quid des implantations destinées à fournir un service public ?
Faut-il pour autant mettre en concurrence toutes les typologies d’activités entre elles ? Une activité d’intérêt général portée par une collectivité devrait-elle se retrouver en concurrence avec le projet d’implantation d’un industriel ?
Ces inquiétudes peuvent être dissipées en raison de l’existence d’un outil contractuel plus favorable aux activités d’intérêt général portées par les personnes publiques. Souvent méconnue du grand public, le législateur a instauré en 2006, lors de la rédaction du Code général de la propriété des personnes publiques, la convention de superposition d’affectations.
Les gestionnaires du domaine public peuvent recourir à cet outil contractuel pour tout projet d’implantation dont les biens relèveront de la domanialité publique12.
La superposition d’affectations, prévue aux articles L. 2123-7 et suivants du Code général de la propriété des personnes publiques, n’a pas été identifiée par les rédacteurs de l’ordonnance du 19 avril 201713. On constate que les dispositions propres à la publicité et à la sélection préalables se contentent de renvoyer aux autorisations et conventions d’occupation temporaire du domaine public, sans viser les articles relatifs à la convention de superposition d’affectations, faisant de cette dernière une échappatoire aux règles d’origine communautaire pour les projets d’intérêt général.
Il reste cependant tout un pan d’activités non lucratives qui ne peut bénéficier du régime de la superposition d’affectations et qui se retrouve donc soumis au respect de l’ordonnance de 2017. Il s’agit, par exemple, des structures exploitées par des associations à but non lucratif, dont les biens sont insusceptibles de relever de la domanialité publique faute de remplir le critère organique14.
À l’inverse, un panel d’activités économiques pourrait être dédouané de cette procédure de mise en concurrence en recourant à la conclusion de ce type de convention. Il s’agit des services publics industriels et commerciaux qui fournissent une prestation similaire à celle que pourraient dispenser les entreprises et qui peuvent ainsi évoluer sur des marchés concurrentiels. Ces services publics sont qualifiés d’industriels et commerciaux par le législateur15 ou par la jurisprudence, comme c’est le cas des campings municipaux16.
Il arrive que ces activités soient exercées sur un domaine public appartenant à une autre personne publique que celle exerçant ledit service public, de telle sorte que les conditions d’une superposition d’affectations sont réunies. Il apparaît ainsi contradictoire que ces activités, qui sont par nature économiques17, puissent échapper à toute procédure de mise en concurrence par le biais de ce contrat. Les bases nautiques touristiques sont une parfaite illustration de cette dichotomie. Il s’agit d’une prestation économique évoluant sur un marché où des entreprises sont présentes. Or étant affectées à un service public, les installations détenues par des personnes publiques seraient qualifiées de domaine public et leurs implantations pourraient bénéficier d’une convention de superposition d’affectations, là où une entreprise devrait accepter le jeu de la concurrence avant de prétendre à occuper le foncier public. Cet exemple est d’autant plus criant que c’est sur ce type d’activités que portait l’affaire susmentionnée Mario Melis e.a. contre Comune di Loiri Porto San Paolo, Provincia di Olbia Tempio18 tranchée par la Cour de justice de l’Union européenne.
Cette absence de mise en cohérence entre les exigences de la Cour de justice de l’Union européenne et les textes relatifs à la superposition d’affectations peut surprendre. Pourrait-il s’agir d’un simple oubli provoqué par le constat d’une faible utilisation de cet outil juridique par les gestionnaires de domaine public ?
Ces questions restent peu étudiées et n’ont pas eu l’occasion d’être débattues devant le juge administratif, laissant pour l’instant les gestionnaires de domaine public seuls face aux règles complexes de la domanialité publique.
Notes de bas de pages
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1.
CE, 16 juill. 2020, n° 430518.
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2.
Par exemple, le Conseil d’État a affirmé que le montant de redevance domaniale devait prendre en compte l’avantage procuré par l’occupation (CE, 21 mars 2003, n° 189191, SIPPEREC).
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3.
CE, 3 déc. 2010, n° 338272, Stade Jean Bouin.
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4.
CE, 23 mai 2012, n° 348909, RATP.
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5.
Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, lors du colloque organisé le 6 juillet 2011 dans le cadre des entretiens du Conseil d’État en droit public économique. Consultable au lien suivant : https://www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/la-valorisation-economique-des-proprietes-des-personnes-publiques#43.
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6.
CE, 16 juill. 2007, n° 293229, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital et Syndicat national de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique.
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7.
CJUE, 14 juin 2016, n° C-458/14, PROMOIMPRESA E.A. ; CJUE, 14 juin 2016, n° C-67/15, Mario Melis e.a. c/ Comune di Loiri Porto San Paolo, Provincia di Olbia Tempio.
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8.
Ord. n° 2017-562, 19 avr. 2017, relative à la propriété des personnes publiques.
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9.
En effet, dans sa décision de 2016, la CJUE ne s’est prononcée que sur des hypothèses d’exploitations économiques, en l’espèce des activités touristico-récréatives.
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10.
CE, 4 avr. 2014, n° 358994, département Tarn-et-Garonne.
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11.
Jusqu’à présent, la jurisprudence a fermé la voie du référé précontractuel au candidat évincé à la suite d’une procédure de sélection préalable à la délivrance d’un titre d’occupation : CE, 19 janv. 2011, n° 341669, chambre de commerce et d’industrie de Pointe-à-Pitre.
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12.
Au sens de l’article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques, cela concerne les biens immobiliers dont une personne publique est propriétaire et qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public.
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13.
Ord. n° 2017-562, 19 avr. 2017, relative à la propriété des personnes publiques : JO n° 0093, 20 avr. 2017.
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14.
C’est-à-dire, appartenir à une personne publique mentionnée à l’article L.1 du Code général de la propriété des personnes publiques.
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15.
C’est le cas du service public de l’assainissement, définit à l’article L. 2224-8 du Code général des collectivités territoriales, et expressément identifié comme tel.
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16.
CA Metz, 12 sept. 2017, n° 16/04194.
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17.
En droit de l’Union européenne, la notion d’entreprise est large et comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement », v. CJCE, 23 avr. 1991, n° C-40/91, Klaus Höfner, pt 21.
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18.
CJUE, 14 juin 2016, n° C-67/15, Mario Melis e.a. c/ Comune di Loiri Porto San Paolo, Provincia di Olbia Tempio.