« En matière de discrimination à l’embauche, le public ne fait pas systématiquement mieux que le privé »

Publié le 30/09/2016

Professeur d’économie à l’université de Paris Est-Marne La Vallée, Yannick L’Horty a été chargé d’étudier les discriminations à l’embauche dans le secteur public. Contre toute attente, son étude, inédite, a permis de montrer que les agents de l’État n’étaient pas moins discriminés que les salariés du secteur privé.

Les Petites Affiches – Vous avez étudié les modalités de recrutement du public, sujet jusque-là peu étudié. D’où est venue l’idée de cette étude ?

Yannick L’Horty – Cette étude répond à une commande du Premier ministre, qui nous a été faite dans le cadre du comité interministériel sur l’égalité des chances, lancée le 6 mars 2015 et intitulée : « Égalité et citoyenneté : la République en actes ». Le Gouvernement souhaitait avoir des éléments de diagnostic sur l’accès à l’emploi dans le privé et dans le public. Compte tenu des difficultés particulières liées à l’observation de la fonction publique, il a été décidé de confier ce volet à une personnalité qualifiée. L’objet de la mission a été détaillé dans la lettre du Premier ministre, datée du 23 juin 2015. Il s’agit d’une mission d’étude et d’évaluation sur l’égalité d’accès à la fonction publique.

LPA – Quelle est la difficulté particulière dans le public ?

Y. L’H. – Établir la preuve d’une discrimination est très difficile, même dans le privé. Il faut avoir recours à des méthodes de testing qui ne sont pas évidentes à mettre en œuvre. Dans le public, c’est encore plus difficile car la référence sont des concours qui se déroulent sur la durée, comportent plusieurs épreuves… Il paraît donc difficile d’envoyer des candidats fictifs identiques sauf pour les caractéristiques que l’on voudrait tester.

LPA – Vous avez pourtant mené l’enquête sur les discriminations dans la fonction publique. Quelle méthode avez-vous adoptée ?

Y. L’H. – Nous avons en effet analysé les méthodes de recrutement dans la fonction publique d’État, la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière. Pour cela, nous avons commencé par mener des entretiens individuels avec des responsables des ressources humaines de la fonction publique, dont nous avons questionné les méthodes de recrutement. Plus de soixante personnes ont participé à ces échanges, et exposé les mesures qu’ils prenaient pour organiser l’égalité des chances … D’autre part, nous avons pu avoir accès aux fichiers des concours de la fonction publique sur ces dix dernières années. Cela représente un panel de 400 000 candidats qui ont postulé à 90 concours relevant de cinq ministères différents (Affaires étrangères, Intérieur, Travail, Éducation nationale, Recherche). Nous avons comparé les résultats obtenus par les candidats, en les croissants avec différents critères : le sexe de la personne, son lieu de résidence, le fait qu’elle soit née ou non en France métropolitaine, et enfin sa situation matrimoniale. Nous avons pris en considération ces critères pour les deux cycles des concours : les écrits et les oraux.

LPA – Globalement, quels sont les enseignements que l’on peut tirer de votre étude ?

Y. L’H. – La plupart des concours sont égalitaires, mais il y a des traces d’inégalité de traitement dans de trop nombreux concours pour ne pas s’en soucier. Il y a des différences d’un emploi public à l’autre, d’un ministère à l’autre, d’un agent à l’autre… Cela varie aussi selon les critères. Le fait d’habiter Paris plutôt qu’une ZUS semble être systématiquement un avantage. Le fait d’être une femme paraît plus désavantageux sur un emploi de catégorie C que de catégorie A… Certains concours semblent plus inégalitaires que d’autres. Le concours de recrutement des contrôleurs du travail apparaît comme l’un des plus inégalitaires. À l’inverse, le recrutement des gardiens de la paix fonctionne de manière plutôt égalitaire.

LPA – Les concours sont-ils une garantie de non-discrimination ?

Y. L’H. – Les recrutements par concours sont généralement moins discriminatoires que ceux qui sont organisés par des individus isolés. Nous avons néanmoins pu montrer que les critères testés avaient une incidence lors des concours, notamment au moment des oraux, phase du recrutement qui rompt l’anonymat des écrits. Les femmes ou les personnes nées hors de la France métropolitaine voient ainsi leurs chances se détériorer lors des épreuves orales…

LPA – Vous avez également eu recours à des méthodes de testing. Comment avez-vous procédé ?

Y. L’H. – Nous avons mené deux types de campagne. Tout d’abord, nous avons analysé l’accès à l’information auprès de la police nationale et des hôpitaux, en envoyant des demandes fictives concernant les modalités de recrutement. Nous avons ensuite testé l’accès à l’emploi, en répondant à des offres de recrutement. Nous avons pour cela envoyé en masse de fausses candidatures à de vraies offres d’emploi, en testant systématiquement deux patronymes : un patronyme franco-français et un patronyme à consonance maghrébine. La discrimination a été établie dans les hôpitaux. En revanche, dans les commissariats, le recrutement semble équitable. Les candidats aux concours de gardien de la paix nés à l’étranger ou natif des DOM ne sont pas pénalisés.

LPA – Avez-vous été surpris par ces résultats ?

Y. L’H. – Mon équipe étudie depuis longtemps l’accès à l’emploi dans le privé, mais c’est la première fois que nous nous penchions sur l’emploi public. Nous nous attendions à des discriminations moindres que dans le privé, or la réalité est bien plus nuancée que cela : le public ne fait pas systématiquement mieux que le privé. Nous avons étudié la fonction publique d’État, la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière. Dans ces deux dernières, le recrutement se fait de façon décentralisée et le recruteur peut faire jouer ses préférences personnelles. Lorsque l’organisation du recrutement est collective, et se fait par un jury, le risque de discrimination est moindre que lorsque le recrutement est le fait d’une ou deux personnes isolées, ce qui est souvent le cas dans les hôpitaux. Dans ce cas, la méthode même du recrutement se rapproche de celle d’une petite entreprise, et le risque de discrimination est nettement plus élevé.

LPA – Comment ce rapport a-t-il été reçu ?

Y. L’H. – Nous avons remis ce rapport au Premier ministre le 4 juillet dernier, en présence de la ministre de la Fonction publique, Annick Girardin, et de la secrétaire d’État à l’égalité réelle, Ericka Bareigts. Le Gouvernement a pris la mesure du fait que le recrutement par concours ne suffisait pas à garantir une réelle égalité des chances, et a constaté qu’il fallait prendre des mesures complémentaires. Des efforts sont déjà faits. Il existe un premier type de mesures, que je regroupe sous l’appellation « actions classiques », qui existent depuis les années 1950 : organisation de concours, anonymat des candidats, jurys indépendants. Il y a par ailleurs de nouvelles actions pour l’égalité. Cela consiste, par exemple, en la formation de jurys pour les informer sur les préjugés qu’ils peuvent avoir malgré eux, en la signature de charte pour garantir l’égalité des chances dans les institutions… Il faut continuer à développer de nouvelles mesures.

LPA – Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’études menées sur l’emploi dans la fonction publique ?

Y. L’H. – C’est une bonne question. Des études sont menées en Espagne ou aux États-Unis sur l’emploi public. En France, on le fait peu car on a des stéréotypes sur l’emploi public, qui nous font croire que tout va bien. Or, les travaux que nous venons d’effectuer montrent qu’il reste du travail, que ce qui a déjà été fait n’est pas suffisant.

LPA – Quelles recommandations avez-vous faites au Gouvernement ?

Y. L’H. – Je n’avais pas pour mission de faire des recommandations mais j’en ai tout de même formulé une : je recommande que soit constitué un observatoire de l’égalité dans l’emploi public. Cette structure pourrait avoir accès aux bases de données des concours et mener des campagnes de testing, comme nous l’avons fait. En quelque sorte, je préconise que la mission que nous avons menée soit poursuivie de façon permanente.

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