Le juge des comptes officiellement juge de la légalité

Publié le 15/12/2016

Parce qu’il est juge administratif, il appartient au juge des comptes, réguliers ou de fait, d’apprécier la légalité des actes administratifs et de les interpréter lorsque cette question conditionne son office. On pourrait dire juge « financier », même s’il reste certain que c’est un « juge » de la légalité qui n’aura jamais le pouvoir d’annuler les actes illégaux.

CE, 28 sept. 2016, no 385903, Polyclinique de Deauville et a.

L’épouvantail de la gestion de fait a sans doute accompli son office. Depuis des années maintenant les élus locaux sont extrêmement attentifs aux règles de la légalité budgétaire, en particulier à l’endroit de la gestion associative des services publics locaux, et la mise en cause d’exécutifs territoriaux est devenue rare dans la jurisprudence du Conseil d’État. Mais il sert encore : l’argent public, en effet, c’est aussi l’hôpital, comme en témoigne le cas de Honfleur.

L’affaire du groupement de coopération sanitaire (GCS) des urgences de la Côte Fleurie, tranchée en cassation par le Conseil d’État deux ans presque jour pour après la Cour des comptes1, est édifiante. Qu’un hôpital, public, et une clinique, privée, mutualisent leurs services d’urgences, dans une perspective de rationalisation et a fortiori à titre expérimental, ne pose pas en soi de problème de légalité. La loi offre même une option : l’article L. 6133-1 du Code de santé publique, applicable à l’origine des faits, en 2008, et l’article L. 6133-3, aujourd’hui, prévoient expressément que la nature juridique d’un GCS, lorsqu’il n’est pas formé soit exclusivement par des personnes de droit public (ou bien avec des professionnels médicaux libéraux), soit exclusivement par des personnes de droit privé, est fixée par ses membres dans leur convention constitutive. En l’espèce, le contrat stipulait que le groupement serait doté d’un comptable public, donc soumis aux règles de la comptabilité publique. Or aucun agent comptable n’a été désigné et un compte bancaire a été ouvert au nom du GCS, notamment pour la facturation auprès de la CPAM. Sans doute la nature du GCS et même sa personnalité morale étaient-elles contestées et la désignation de chacun des gestionnaires de fait délicate. Mais l’existence même de la gestion de fait est ici avérée.

Pourtant, l’essentiel dans l’arrêt rendu le 28 septembre 2016 ne tient pas à la confirmation de cette gestion de fait, en l’espèce, ni au pédagogique rappel par le Conseil d’État de plusieurs principes quant à l’implication ou à la solidarité des comptables de fait. Car la gestion de fait ne se résume ni à l’homme de main, ni au cerveau de l’opération ; elle contamine celui qui prétendra n’avoir rien vu, rien entendu, rien dit, quand il aurait dû le faire : qui a su en silence sera coupable. Notre affaire recense ainsi toutes les figures de la gestion de fait, manipulation, participation, facilitation ou même acceptation par tolérance : « la procédure de gestion de fait permet de saisir en leur chef toutes les personnes ayant contribué à la mise en place de la gestion de fait, même si elles n’ont pas manipulé de deniers publics ; [elles] peuvent être déclarées comptables de fait si elles ont participé, fût-ce indirectement, aux irrégularités financières, ou si elles les ont facilitées, par leur inaction, ou même tolérées ». Si l’on oppose traditionnellement gestion « de longue main » et gestion « de brève main », ces expressions mériteraient donc d’être amendées : il n’est nul besoin d’avoir touché à l’opération, il suffit de l’avoir tue ; en somme, dans la « longue main », il y a aussi la bouche cousue.

Mais l’essentiel paraît ailleurs, dans l’unique erreur de droit de la Cour des comptes que pointe ici la Haute Assemblée. Il faut en effet savoir que, avant de conclure « que le GCS était constitué à la date de publication de l’acte d’approbation de la convention constitutive par le directeur de l’ARH, soit le 30 décembre 2008 », et après avoir relevé « que nulle décision de justice n’est venue contester ou annuler la décision du 22 décembre 2008 par laquelle le directeur de l’ARH a approuvé la convention constitutive du GCS », les magistrats financiers avaient affirmé que « la Cour des comptes ne peut se faire juge de la légalité d’une décision administrative qui affecte l’exercice de sa juridiction, sauf si l’acte est entaché d’un vice d’une gravité particulière tenant par exemple à l’incompétence de son auteur ou à la violation d’une disposition d’ordre public, ce qui n’est pas le cas en l’espèce ». Or c’est justement un tel pouvoir qu’au contraire le Conseil d’État lui confère : l’apport de l’arrêt du 28 septembre 2016 est dans l’affirmation « qu’il appartient au juge des comptes d’apprécier la légalité des actes administratifs et de les interpréter lorsque cette question conditionne son office ».

Il est clair que « l’office du juge des comptes » – juge d’une légalité – dépasse la gestion de fait, que l’arrêt Polyclinique de Deauville n’isole aucunement, puisque le « juge des comptes » est celui qui contrôle aussi bien les comptabilités régulières que les comptabilités de fait (I).

Il est dommage de n’avoir pas dit qu’il s’agissait là du pouvoir du juge « financier ». Si le principe ainsi posé est officiellement circonscrit à leur contrôle juridictionnel, c’est sur l’ensemble des missions des juridictions financières qu’il faut s’interroger (II).

I – L’office du juge des comptes

Le principe selon lequel « il appartient au juge des comptes d’apprécier la légalité des actes administratifs et de les interpréter lorsque cette question conditionne son office » contient a contrario le rappel d’une première règle : il s’agit de l’office du juge, pas de l’office du comptable ; en d’autres termes, la jurisprudence Balme est toujours valable (A).

Surtout, en annihilant le distinguo opéré par la Cour des comptes entre la simple illégalité et l’illégalité d’une « gravité particulière », le Conseil d’État relativise la portée d’une autre de ses propres décisions – l’arrêt Pinguet et autres du 26 octobre 2005 – que les magistrats de la rue Cambon avaient vraisemblablement mésinterprétée (B).

A – Répétition implicite de la jurisprudence Balme

Le Conseil d’État n’a jamais démenti son arrêt de section Ministre de l’Économie et des Finances c/ Balme du 5 février 19712 : il est parfaitement acquis que le comptable public, lui, n’a « pas à se faire juge de la légalité » d’une décision administrative.

Toutefois, il lui appartient bien de contrôler l’exactitude des calculs de liquidation, comme l’a jugé l’arrêt Basserie et Caffart du 8 juillet 20053, et quand le Conseil d’État dénie encore ce « pouvoir de se faire juges » aux comptables dans l’arrêt de section D…, comptable du CCAS de Polaincourt du 8 février 20124 , c’est pour mieux souligner qu’il leur incombe cependant d’interpréter les titres de dépenses conformément à la réglementation et de suspendre les paiements en cas d’insuffisance apparente des pièces produites : ils ne jugent pas mais ils doivent « porter une appréciation juridique sur les actes administratifs ». De ce point de vue, il n’y aura pas une différence de nature entre l’office du comptable régulier et l’office du juge des comptes, mais une différence de degré. Il en va de même entre ce dernier et le tribunal administratif : s’il faut que la question de la légalité « conditionne son office », selon la réserve de l’arrêt du 28 septembre 2016, c’est qu’il ne s’agit pas de la légalité générale à laquelle veille seul le juge administratif de droit commun. Il n’en reste pas moins que l’on doit relativiser l’adage traditionnel selon lequel « le juge des comptes n’a pas juridiction sur l’Administration » dès lors que, par « juridiction », on n’entend pas « pouvoir d’annulation » mais uniquement appréciation de la légalité.

Est-ce là ce que la Cour des comptes avait voulu faire dans l’affaire du GCS des urgences de la Côte Fleurie ? La formule tentée dans son arrêt de 2014 peut en effet se lire de deux manières, bien que toutes deux dissocient pleinement le pouvoir du juge du rôle du comptable public. Selon la première, la Cour aurait osé une extension de ses compétences et cherché à rompre le carcan traditionnel en ouvrant la brèche de l’illégalité manifeste ; timide ouverture, il est vrai, puisque la proposition : « si l’acte est entaché d’un vice d’une gravité particulière tenant par exemple à l’incompétence de son auteur ou à la violation d’une disposition d’ordre public » laisse accroire qu’est seulement visé le cas de l’acte tellement illégal qu’il en est inexistant. En poursuivant dans cette manière de voir, l’arrêt du Conseil d’État serait alors maximaliste, comme si l’on était brutalement passé, si l’on ose cette analogie, d’une situation d’absence de tout contrôle à un contrôle entier sans passer par le stade de l’erreur manifeste d’appréciation. Néanmoins, la seconde façon de lire cette formule qualifiée d’erreur de droit par la Haute Assemblée est plus vraisemblable : la Cour des comptes aura seulement cherché à systématiser sa propre jurisprudence, bien établie, en jugeant au fond moins pour l’avenir que pour le passé, ainsi qu’à traduire, peut-être maladroitement mais pas illogiquement, ce que le Conseil d’État avait lui-même jugé, assez récemment, dans l’arrêt Pinguet.

De ce point de vue, on reprochera d’autant moins sa solution à l’institution de la rue Cambon qu’elle n’aura fait que suivre la jurisprudence du Palais-Royal et il faudra se demander si ce n’est pas le Conseil d’État qui a opportunément modifié sa conception du pouvoir du juge des comptes.

B – Correction explicite de la jurisprudence Pinguet

Sans doute la Cour des comptes s’est-elle méprise sur la signification de l’arrêt Pinguet et a. du 26 octobre 20055, unique décision du Conseil d’État, semble-t-il, mêlant gestion de fait, compétence du juge des comptes et appréciation de la légalité.

Dans cette affaire, l’agent comptable d’une Agence de l’eau avait été admis à faire valoir ses droits à la retraite à compter de mars 1993 par un arrêté de décembre 1992 mais, faute de remplaçant, il avait été à nouveau nommé, par un arrêté interministériel du 6 juillet 1993 (après un intérim de quelques mois), au poste qu’il occupait précédemment, jusqu’à l’entrée en fonction de son successeur le 6 juillet 1996. Seulement, « la survenance de la limite d’âge d’un fonctionnaire ou, le cas échéant, l’expiration du délai de prolongation d’activité au-delà de cette limite », rappelle l’arrêt, « entraîne de plein droit la rupture du lien de cet agent avec le service ». Ayant ainsi manié irrégulièrement les fonds de l’établissement public durant ces trois ans, il est déclaré comptable de fait par la juridiction financière, conjointement et solidairement avec son supérieur hiérarchique et les cosignataires de l’arrêté de nomination de 1993. Or, pour rejeter leurs recours en cassation, la motivation du Conseil d’État ne situe le rôle du juge des comptes que dans le champ du constat et non pas dans celui du jugement : d’une part, « en constatant » l’absence de titre légal du comptable patent à manier ces fonds, « la Cour des comptes n’a fait que tirer les conséquences du caractère nul et non avenu de la nomination de celui-ci » ; d’autre part, elle n’a également « fait que tirer les conséquences des dispositions du XI de l’article 60 de la loi du 23 février 1963, selon lesquelles doit être déclarée comptable de fait toute personne qui manie les fonds d’un organisme public sans avoir la qualité de comptable public », alors même que l’arrêté de nomination de 1993 (ancien de dix ans) n’avait pas été annulé « et qu’en principe les actes pris par un fonctionnaire irrégulièrement nommé aux fonctions qu’il occupe ne sont pas, de ce seul chef, entachés d’illégalité ». Certains auront ainsi pu lire cette décision comme un satisfecit accordé au juge des comptes pour n’avoir pas jugé la légalité.

Pour autant, l’affaire Polyclinique de Deauville n’est aucunement un arrêt de revirement : cela ne serait le cas que si le Conseil d’État avait expressément, avant 2016, limité la compétence du juge des comptes. Il est vrai que c’était ce à quoi l’avait invité en 2005, dans l’affaire Pinguet, le commissaire du gouvernement Yann Aguila6, qui hésitait entre une solution restrictive – sa « proposition principale » : que le juge des comptes puisse apprécier la légalité de la nomination du comptable – et une solution très restrictive, sa « proposition subsidiaire » : cantonner ce pouvoir à l’hypothèse particulière de l’espèce, l’acte inexistant, à l’illégalité incontestable. Or, il avait posé deux questions – la Cour des comptes a-t-elle le pouvoir d’apprécier, par voie d’exception, la légalité d’un acte administratif ? Puis : l’illégalité de l’acte de nomination du comptable affecte-t-elle le jugement des comptes ? – dont l’ordre peut paraître inversé : car, si cette illégalité affecte le jugement des comptes, ne faut-il pas nécessairement que la Cour puisse l’apprécier, donc évidemment qu’elle en ait le pouvoir ? En somme, la réponse à la seconde question conditionne la réponse à la première. Au juste, l’arrêt du 26 octobre 2005 n’avait pas tranché et celui du 28 septembre 2016 est le premier à le faire explicitement, précisément en consacrant le pouvoir du juge des comptes d’apprécier la légalité dans tous les cas où « cette question conditionne son office », sans qu’il s’agisse ni de la seule nomination du comptable, ni de la seule gestion de fait.

En revanche, la substitution de motifs à laquelle la Haute Assemblée s’est livrée à l’endroit de la gestion de fait du GCS des urgences de la Côte Fleurie lui aura évité de se prononcer sur l’affirmation de la Cour des comptes en 2014, ici qualifiée de « motif surabondant », selon laquelle « l’existence d’une personne morale ne constitue pas une condition de la gestion de fait ». En l’espèce, en vertu des dispositions du Code de la santé publique, juge le Conseil d’État, la personnalité morale ne dépendait que de la publication de l’acte approuvant sa convention constitutive. Mais si tel n’avait pas été le cas, il est clair que le juge des comptes, dont l’arrêt est ici sauvé de la cassation, aurait pu être amené à juger la légalité soit de cet acte d’approbation, soit de la convention elle-même. Le paradoxe de notre affaire est que le Conseil d’État consacre au profit de la Cour des comptes un pouvoir qu’elle n’avait pas à utiliser, puisqu’une publication ne se juge pas : elle se constate. Son grand intérêt est qu’il s’agit de l’avenir. Or, à cet égard, il faudrait débattre de la seconde interprétation a contrario du principe posé par l’arrêt du 28 septembre 2016 : en visant le « juge des comptes », le Conseil d’État entend-il exclure qu’il s’agisse de la « juridiction financière » ès qualités ?

II – Le pouvoir du juge financier

Il est logique de reconnaître au juge des comptes le pouvoir de juger lui-même la légalité des actes administratifs, quand elle conditionne sa mission, dès lors qu’il est lui-même juge administratif, fut-il spécialisé. Mais n’est-ce pas en conséquence chacune des missions du juge « financier » qu’il faut viser ? Le critère de la répartition des compétences entre lui et le juge administratif de droit commun ne se trouve pas tant dans l’appréciation de la légalité que dans le pouvoir d’annulation, qui est l’office de ce dernier. L’office des juridictions financières, lui, ou leur spécificité tiennent à la préservation de « l’ordre public financier » (A). Or, à cet égard, il faut distinguer forme juridictionnelle et pouvoir de juger, lequel la dépasse, et il conviendrait d’étendre la jurisprudence Polyclinique de Deauville à leurs contrôles de nature administrative (B).

A – Le champ de « l’ordre public financier »

On prendra bien garde, répétons-le, à un trait essentiel du contrôle de légalité opéré, en tout état de cause, par le juge financier : s’il constate une illégalité, si même il peut en tirer les conséquences qui s’imposent pour son propre office, jamais le juge financier n’aura le pouvoir d’annuler un acte illégal. La sanction se trouvera le plus souvent dans la publicité donnée à l’irrégularité ou dans l’inopérance de l’acte. C’est notamment le cas de la reconnaissance d’utilité publique dans la procédure de gestion de fait7. S’il s’agit d’annulation, seul le tribunal administratif sera compétent, par exemple au cas où le comptable public refuse à tort de se conformer à l’ordre de réquisition de l’ordonnateur local8.

La seconde grande différence entre les fonctions juridictionnelles du juge administratif de droit commun et du juge des comptes tient à ce que ce dernier a pour mission exclusive – et pour monopole (sauf la cassation) avec l’autre « juridiction financière » qu’est la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) – de veiller à la mise en jeu de la « responsabilité financière » des gestionnaires publics. Comme l’a plusieurs fois expliqué le Conseil d’État, les juridictions financières ont ainsi en charge « l’ordre public financier » : les dispositions de l’article 60 de la loi de finances du 23 février 1963 « instituent, dans l’intérêt de l’ordre public financier, un régime légal de responsabilité pécuniaire et personnelle des comptables publics distinct de la responsabilité de droit commun »9. Ce concept est d’autant plus important qu’il fonde pleinement la jurisprudence Polyclinique de Deauville dans la mesure où il exclut un contrôle de légalité limité au manifeste : si un ordre public est en cause, la gravité de l’illégalité peut justifier l’urgence de l’action, mais l’action ne saurait exiger la gravité de l’illégalité. Dès lors, en effet, que le concept d’« ordre public financier » s’applique à la « responsabilité pécuniaire et personnelle » du comptable régulier, il vaut a fortiori pour le comptable de fait.

La gestion de fait n’a pas pour seul objet de rétablir une comptabilité régulière mais peut avoir une fonction punitive. Il est frappant que, dans l’arrêt rendu le 28 septembre 2016, le Conseil d’État confirme (en s’écartant, sur ce seul point, des conclusions du rapporteur public) une appréciation du juge des comptes centrée sur le mot « accaparés » : « la Cour des comptes a relevé que tout ou partie des organes de la polyclinique de Deauville avaient été confondus avec ceux du groupement, que le fonctionnement du GCS avait été pris en charge par la polyclinique, que les moyens de celui-là avaient été accaparés par celle-ci »… La procédure de gestion de fait a une vertu disciplinaire. Cette qualification-ci ne doit évidemment s’entendre ni au sens de la Convention européenne des droits de l’Homme, comme la Cour de Strasbourg l’a jugé dans l’arrêt Mme Richard-Dubarry c/ France du 7 octobre 2003 en voyant dans la procédure prise dans son ensemble une contestation de nature civile au sens de l’article 6, § 1, de la Convention EDH, ni au sens classique, administratif, que retient logiquement le Conseil d’État en le maintenant dans un cadre professionnel, ou du moins statutaire, et incompatible avec l’amende : il faut ici comprendre « disciplinaire » dans une acception large, au sens constitutionnel de répression non pénale, celle employée par le Conseil constitutionnel à l’endroit non seulement de la révocation des maires10 mais encore des justiciables de la CDBF11.

C’est justement à propos de la Cour de discipline budgétaire et financière que, lors de la même séance de la même formation de jugement du Conseil d’État que pour l’affaire du GCS des urgences de la Côte Fleurie, le même rapporteur public, Xavier de Lesquen, dans ses conclusions sur l’arrêt Mme B. du 14 septembre 201612 décidant un renvoi partiel au Conseil constitutionnel13, évoqua « les règles de l’ordre public financier »… Il semble donc nécessaire d’admettre que ce n’est pas le seul « juge des comptes » mais bien « le juge financier » auquel il appartient « d’apprécier la légalité des actes administratifs et de les interpréter lorsque cette question conditionne son office ». Or, si l’on a ainsi glissé du jugement des comptes à l’ensemble des procédures juridictionnelles, il apparaît souhaitable de glisser également de la forme juridictionnelle à la forme administrative, en admettant que ce qui doit prévaloir est l’objet voire la finalité des contrôles, la protection de l’argent public, plutôt que leur forme, c’est-à-dire le caractère juridictionnel ou administratif de la procédure.

B – Le cas des contrôles non juridictionnels

Soit le concept d’« ordre public financier » recouvre non seulement la régularité de la gestion publique mais encore sa qualité, la Cour de discipline budgétaire et financière étant notamment à même de juger de fautes de gestion, soit il ne constitue qu’un aspect de la protection de l’argent public, dont les juridictions financières sont garantes : mais, dans les deux cas, on ne peut que considérer globalement toutes les fonctions de ces dernières.

Songeons au premier chef au contrôle budgétaire organisé par la loi du 2 mars 1982. Certes, il ne saurait être question d’abandonner la jurisprudence OGEC de Couëron du 23 mars 1984 – plus que trentenaire : originelle – dans laquelle le Conseil d’État14 a posé le principe du caractère administratif des avis budgétaires des chambres régionales des comptes, comme tels non susceptibles d’appel devant la Cour des comptes mais uniquement (lorsqu’ils ne sont pas seulement un acte préparatoire à une décision préfectorale) de recours en excès de pouvoir devant le tribunal administratif. En revanche, puisqu’il est évident qu’au moins le cas des dépenses obligatoires pose souvent un problème d’appréciation de la légalité – rappelons en outre que le vote d’un budget local en déséquilibre est illégal – ce pouvoir pourrait également leur être reconnu à l’avenir, et sans qu’il y ait lieu de s’en tenir, comme la Cour des comptes dans l’affaire du GCS des urgences de la Côte Fleurie, à l’illégalité grave ou manifeste. Sans doute conviendrait-il de l’articuler avec l’obligation pour une chambre de se dessaisir lorsqu’elle est confrontée à une « contestation sérieuse » du caractère obligatoire de la dépense. Mais il est inconcevable d’obliger le juge financier à mettre en demeure une collectivité de régler une dépense illégale.

Et comment le même raisonnement ne pourrait-il pas être étendu au contrôle de gestion, puisqu’on ne saurait imaginer que le juge ne dénonce pas une illégalité ? On sait en effet que la procédure d’examen de la gestion des collectivités publiques et de leurs satellites a pour seule sanction la publicité offerte aux citoyens et n’est pas, en tant que telle, susceptible de recours. Pourtant, contrôler l’emploi régulier de l’argent public suppose par hypothèse une appréciation de la légalité. D’ailleurs, c’est parce qu’un rapport d’observations d’une juridiction financière (en l’espèce, le rapport annuel de la Cour des comptes de… 1995) peut être lu comme un « préjugement » que la Cour européenne des droits de l’Homme vient encore de condamner la France pour violation de l’article 6, § 1, de la Convention EDH dans sa décision Beausoleil15 du 6 octobre 2016, nouvel avatar de l’affaire de la gestion de fait de Noisy-le-Grand.

Il existe assurément un « office du juge financier » qui dépasse le jugement des comptes et peu importe qu’il ne s’agisse pas toujours d’une mission juridictionnelle : même dans leurs fonctions administratives, les juridictions financières, par leurs compétences et la formation de leurs magistrats, doivent être « juges de la légalité ». Les avis non contentieux du Conseil d’État sont-ils moins probants que ses arrêts ? Et lorsque la Haute Assemblée accepte de renvoyer une QPC au Conseil constitutionnel ou au contraire s’y refuse, par exemple à l’endroit de la CDBF, il lui appartient bien d’« apprécier la constitutionnalité », ce contrôle fut-il restreint au caractère sérieux de la question : le fait qu’elle n’ait pas le dernier mot ni évidemment le droit de censurer une disposition législative limite le périmètre de ce pouvoir, en même temps qu’il en identifie la spécificité, mais il ne change rien à sa nature. Le partage entre le juge de la légalité de droit commun et le juge financier de la légalité est, mutatis mutandis, du même ordre.

Notes de bas de pages

  • 1.
    C. comptes, 24 sept. 2014, n° 70449 : AJDA 2015, p. 684 chron. Picard J.-E. et Gaillard S.
  • 2.
    CE, 5 févr. 1971, n° 71173 : Lebon, p. 105.
  • 3.
    Les grands arrêts de la jurisprudence financière, 6e éd., 2014, Dalloz, n° 24.
  • 4.
    Ibid., n° 23.
  • 5.
    CE, 26 oct. 2005, n° 260756 : Lebon, p. 442.
  • 6.
    RFDA 2006, p. 403.
  • 7.
    V. CE, 27 juill. 2005, n° 261819, Balkany : Lebon, p. 158.
  • 8.
    V. CAA Nantes, 12 janv. 2016, n° 14NT00583, Min. Budget c/ commune de Kergloff : AJDA 2016, p. 1467.
  • 9.
    CE, 30 déc. 2013, n° 359287, Min. Budget ; CE, sect., 27 juill. 2015, n° 370430, Min. Budget : Lebon, p. 287 – CE, 30 déc. 2015, n° 385176, procureur général près la Cour des comptes : Lebon, p. 491.
  • 10.
    Cons. const., 13 janv. 2012, n° 2011-210 QPC.
  • 11.
    Cons. const., 24 oct. 2014, n° 2014-423 QPC.
  • 12.
    N° 400864, inédit.
  • 13.
    Cons. const., 2 déc. 2016, n° 2016-599 QPC.
  • 14.
    Les grands arrêts de la jurisprudence financière, op. cit., n° 5.
  • 15.
    CEDH, 6 oct. 2016, n° 63979/11.