Chronique de jurisprudence des juridictions supranationales en matière de droits de l’Homme (juillet 2016 – juin 2017) (Suite et fin)

Publié le 12/09/2018

PAS DE CHAPEAU

I – La recherche de standards supranationaux dans l’élaboration d’un espace pénal supranational

A – Nouvelles précisions sur le principe non bis in idem de l’article 4 du protocole n° 7 de la Convention EDH

B – Le principe ne bis in idem dans l’arrêt Orsi et Baldetti : entre autonomie formelle et harmonisation matérielle

C – L’arrêt Atanas Ognyanov ou la dialectique des principes

D – La libre circulation, le mandat d’arrêt européen et l’extradition

E – La notion de « détention » mentionnée dans le mandat d’arrêt européen doit s’interpréter comme une notion autonome

F – Les droits de la défense à l’épreuve de la terreur

II – La recherche de standards supranationaux dans la résolution des questions de société

A – La Cour interaméricaine des droits de l’Homme et l’affaire du village de Chichupac au Guatemala : la qualification de la disparition forcée par la constatation de violations multiples des droits de l’Homme

B – Surpopulation carcérale et lutte contre le traitement dégradant des détenus : l’audace est vaine !

C – La répression du terrorisme face aux droits à la vie et au recours effectif garantis par la CEDH

D – Exclusion de certains délinquants de la réclusion à perpétuité : une mesure non discriminatoire

E – Les rapports entre accident du travail, handicap et discriminations

III – La recherche de standards supranationaux dans l’animation et la protection de la société démocratique

A – L’absence de violation de la vie privée et familiale dans une affaire de gestation pour autrui, une solution curieuse de la CEDH ?

B – Le changement d’état civil : fruit d’une réalité sociale

C – Non à la surveillance électronique de masse

D – « It’s okay to be gay » : la législation russe « anti-propagande homosexuelle » déclarée incompatible avec la Convention

E – Licenciées pour avoir refusé de retirer leur voile : la frontière entre différence de traitement justifiée et discrimination tient à peu de choses

F – Liberté de religion et intégration par l’instruction : la primauté de l’intérêt public sur l’intérêt privé

G – « L’article 10, § 1 de la Convention peut être interprété comme incluant un droit d’accès à l’information »

H – La Cour européenne des droits de l’Homme face au discours de haine

CEDH, 27 juin 2017, n° 34367/14, Belgacem c/ Belgique. « Nous prêchions la tolérance, et le mal que nous tolérions corrompait notre civilisation. »1. Le paradoxe2, dénoncé par Arthur Koestler durant la République de Weimar, servit quelques années plus tard de justification à l’écriture de l’article 17 relatif à l’abus de droit de la Convention européenne des droits de l’Homme. Cette peur « des loups déguisés en agneaux »3 qui instrumentaliseraient les droits contre le droit de la Convention visait, dans les documents préparatoires, deux idéologies : le communisme et le fascisme4. C’est afin de priver ces deux idéologies de vecteurs de diffusion au sein de la société que cette guillotine procédurale5 a été majoritairement utilisée, dans les contentieux relatifs à la liberté d’expression, comme c’est le cas en l’espèce.

Le requérant de nationalité belge a, de manière répétée et publique, notamment sur des sites de diffusion de vidéo, appelé à la violence contre les « non-croyants », au djihad armé et violent ainsi qu’à la mise en place de la « Charia ». Le 10 février 2012, le tribunal correctionnel d’Anvers a condamné le requérant, Fouad Belkacem, alors porte-parole de l’association « Sharia4belgium », pour incitation à la haine, à la violence et à la discrimination. Cette incrimination prévue par la loi – au sens de la Convention6 – est inscrite dans la loi belge du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination. Reprenant la motivation du jugement, la cour d’appel d’Anvers ainsi que la Cour de cassation ont confirmé la condamnation pénale, bien qu’en modifiant le quantum et les modalités d’exécution. Après épuisement des voies de recours internes, le requérant a saisi la Cour européenne des droits de l’Homme sur le fondement de la violation de l’article 10 de la Convention.

Le requérant considérait que cette condamnation constituait une atteinte injustifiée à sa liberté d’expression, notamment au regard de la protection conventionnelle offerte par l’article 10, alinéa 1er de la Convention. Selon lui, les propos condamnés ne cherchaient qu’à « diffuser ses idées et opinions » et non à inciter des personnes à commettre des infractions. Prévue à l’article 10, alinéa 1er de la Convention, la liberté d’expression a connu de la part de la Cour une jurisprudence ambitieuse et dynamique puisque, dès 1972, la Cour a considérablement élargi son champ d’application au détriment des « formalités, conditions, restrictions, sanctions » autorisées à l’article 10, alinéa 2 de la Convention. En effet, elle a alors considéré que la liberté d’expression valait « non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de “société démocratique” »7. La Convention ne permettrait alors pas de limiter la liberté d’expression des opinions politiques d’un individu. Pourtant, les rédacteurs de la Convention ont inséré l’article 17 pour empêcher les utilisations stratégiques de la Convention visant à « invoquer des droits et libertés pour supprimer les droits de l’Homme » 8. Contrairement aux autres irrecevabilités qui sont de nature objective9, cette limitation est de nature éminemment subjective. En effet, elle amène la Cour à s’intéresser à l’intention du requérant pour déterminer si ses actes visent « à la destruction des droits et libertés reconnus » et, le cas échéant, déclarer la requête irrecevable afin d’empêcher toute analyse au fond. Cette déchéance procédurale, qui vise à priver le requérant de la protection offerte par la Convention, constitue alors une limitation importante à la protection de la liberté d’expression, puisqu’elle trouve à s’appliquer alors aux idées qui choquent, heurtent ou inquiètent la Cour. Partant, la Cour ne considère la liberté d’expression que dans le cadre offert par l’article 17 de la Convention.

Pour le requérant, la Cour aurait dû s’interroger sur l’hypothétique violation de sa liberté d’expression, du fait de ses condamnations en tant que prédicateur. La Cour se focalise non pas sur la question posée par le requérant, mais sur la qualification tant de la requête que du discours du requérant vis-à-vis de la clause d’abus de droit. En l’espèce, la Cour refuse alors d’analyser au fond de la requête en considérant que cette dernière se prévaut des droits protégés par la Convention contre « l’esprit » de la Convention. Constatant ce dévoiement de la Convention, la Cour déclare irrecevable la requête sur le fondement de l’article 35, § 3a et § 4.

Il convient dès lors de distinguer l’objet visé par l’article 17 de la Convention de la finalité de son utilisation, qui dépasse la censure d’un discours de haine pour protéger l’esprit de la Convention. En l’espèce, cette utilisation de la guillotine procédurale prévue à l’article 17 de la Convention s’inscrit dans la continuité de la politique jurisprudentielle en ce qui concerne les sanctions des « discours de haine » (I), celle-ci permettant alors de protéger l’esprit de la Convention et plus précisément le système politique qu’elle promeut : la démocratie libérale (II).

I. L’utilisation classique de l’article 17 contre les discours de haine

Si les litiges relatifs à la liberté d’expression et à ses limites sont classiquement abordés par le biais de l’article 10 de la Convention, des contentieux échappent pourtant à cette protection conventionnelle, comme c’est le cas en l’espèce. Ces derniers sont alors soumis au régime juridique de l’article 17 de la Convention. Ces contentieux se singularisent par une qualification de leur objet comme portant sur un « discours de haine » (A) qui entraîne l’utilisation de la guillotine procédurale prévue à l’article 17 (B).

A. La qualification d’un énoncé comme discours de haine

La protection de la liberté d’expression, et notamment des opinions politiques prévues à l’article 10 de sa Convention, connaît un champ d’application étendu aux idées qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État10. Cependant ce champ d’application n’est pas sans limites, et des propos peuvent connaître soit une exclusion soit une limitation de la protection conventionnelle.

En l’espèce, la contestation ne porte pas sur l’existence de l’incrimination pénale, en ce que son existence violerait la liberté d’expression. En revanche, le requérant conteste sa condamnation en estimant qu’il ne faisait qu’émettre une opinion et que, partant, les conditions relatives à sa condamnation pénale, au premier rang desquels l’élément intentionnel, n’étaient pas réunies.

Pour la Cour, comme pour de nombreux textes internationaux, un certain type de discours se voit privé de la protection offerte par la liberté d’expression, voire doit être incriminé ; cette incrimination pouvant alors s’apparenter, sous réserve du respect du principe de proportionnalité11, à une obligation positive pour l’État. Ces propos entrent alors dans la catégorie des « discours de haine ».

Cette notion qui existe dans différents textes internationaux12 est soumise, dans les jurisprudences précédentes du juge de Strasbourg, à deux régimes juridiques distincts. Tout d’abord, sont exclus de la protection conventionnelle par le biais de l’article 17 relatif à l’abus de droit : les discours racistes13, xénophobes14, antisémites15 ou négationnistes16. Ensuite, certains discours sont soumis à des limitations de la protection offerte par l’article 10. Il s’agit par exemple des discours relatifs à l’apologie de crimes de guerre17 ou du terrorisme18, d’incitation à l’hostilité19, certaines hypothèses restreintes de discrimination raciale20, ou des propos négationnistes concernant le génocide arménien21.

Au vu des jurisprudences antérieures, le critère qui prédomine dans la ventilation entre exclusion et limitation de la protection conventionnelle ne se trouve pas exclusivement dans l’objet du discours tenu par le requérant. Dans la continuité des précédentes jurisprudences, le critère qui détermine une telle qualification est pour la Cour le fait que le requérant « avait pour but d’attiser la haine ou la violence »22.

La Cour s’intéresse ainsi à deux éléments pour qualifier un discours : un élément objectif, le texte, et un élément subjectif, le contexte. Concernant le texte, face à l’évidence de l’espèce, la Cour ne procède à aucune argumentation, puisqu’elle précise simplement qu’elle « n’a aucun doute quant à la teneur fortement haineuse des opinions ». Cette formulation sibylline qui ne permet pas de connaître les critères de reconnaissance de tels discours surprend ; d’autant que dans ses jurisprudences antérieures, elle n’avait pas hésité à en donner une grille d’analyse23. Quant au contexte, étymologiquement – ce qui est avec le texte – la Cour argumente peu, en précisant simplement « qu’elle fait siennes les conclusions des tribunaux internes ». Dans ces dernières, deux éléments plus objectifs permettent de saisir la volonté de la personne : le caractère public et répété du message. La preuve de la volonté de la personne d’attiser la haine se trouve dans l’existence de ces deux éléments, la forme du discours permet alors d’établir la volonté du locuteur.

Si la qualification des propos tenus par le requérant comme discours de haine permet de le priver de la protection conventionnelle, cette privation se fait en amont de l’analyse au fond la requête, par le biais d’une irrecevabilité ratione materiae prévue à l’article 17 de la Convention.

B. Une « guillotine procédurale » vis-à-vis des discours de haine

Au-delà du texte et du contexte qui permettent d’établir l’existence d’un discours de haine, la Cour ne constate l’irrecevabilité de la requête sur le fondement de l’article 17 que si le requérant se sert de la protection conventionnelle comme d’un prétexte pour diffuser ses discours de haine.

En effet, si l’article 17 est utilisable en ce qui concerne les contentieux fondés sur l’article 10, il ne l’est pas concernant l’ensemble des droits garantis puisque sont exclus du champ d’application de l’article 17 « les droits intangibles »24.

Pour autant, l’utilisation de la volonté de la personne est d’une nature différente de celle mise en place pour qualifier un discours comme discours de haine. En effet, recoupant alors la définition classique de « l’abus de droit »25, la volonté recherchée est celle de l’utilisation de la Convention « visant la destruction des droits ou libertés reconnus ».

Cette volonté d’instrumentaliser la Convention est le critère qui permet à la Cour de déclarer cette irrecevabilité ratione materiae. Ainsi, par le passé, la Cour a considéré qu’un journaliste qui rapportait des propos xénophobes26 ne pouvait être soumis à l’article 17, dans la mesure où le but du message n’était pas de propager ces idées racistes, mais d’informer le public. Pour autant, la Cour, dans son utilisation de la clause d’abus de droit, ne considère pas le statut du locuteur comme un critère, contrairement à son analyse des limitations à la liberté d’expression27. C’est ainsi qu’elle l’a appliqué par le passé à des « humoristes »28, des universitaires29, ou comme c’est le cas en l’espèce un porte-parole d’une organisation politico-religieuse.

En revanche, pour rechercher cette intention du requérant, la Cour se focalise sur l’existence d’un discours de haine, la requête n’étant alors qu’un prétexte visant à dévoyer le sens de la protection conventionnelle. En effet, la Cour, dans la droite ligne de sa jurisprudence antérieure30, a considéré que des « attaques aussi générales et véhémentes » sont en contradiction avec les valeurs de la Convention. Le requérant ne cherche alors pas, pour la Cour, à diffuser ses opinions ou user de sa liberté religieuse, mais à faire haïr, à discriminer et à être violent à l’égard de toutes les personnes qui ne sont pas de confession musulmane, voire vis-à-vis des musulmans modérés.

À l’aune de l’existence d’une volonté de travestir les droits contenus dans la Convention et avant toute analyse au fond, la Cour a déclaré, la requête comme irrecevable ratione materiae sur le fondement de l’article 35, § 3 et 4. La requête du requérant est alors considérée comme « manifestement incompatible avec les dispositions de la Convention » dans la mesure où, en application de l’article 17, elle est « abusive ».

II. L’utilisation de l’article 17 pour protéger « l’esprit » de la Convention

L’irrecevabilité des requêtes qui visent à dévoyer les protections offertes par la Convention se justifie dans l’argumentation du juge par une protection des valeurs de cette dernière (A). Pour autant, se trouve en creux la défense d’un système politique particulier : la démocratie libérale (B).

A. La protection de « l’esprit » de la convention

Introuvable dans le texte de la Convention31, le concept « d’esprit de la Convention » est difficilement saisissable par le droit. Cette métaphore peut être considérée comme une notion fonctionnelle32, qui vient doter la Convention d’un certain nombre de valeurs.

Dans cet arrêt, la Cour considère alors que « la tolérance, la paix sociale et la non-discrimination » constituent l’esprit de la Convention. Pourtant, les éléments mentionnés se retrouvent littéralement dans le texte de la Convention. Ainsi, les mentions de la non-discrimination ou de la paix sociale s’incarnent dans le droit textuel de la Convention. Il en existe des traces dans l’article 14 de la Convention qui porte sur « l’interdiction des discriminations » ou la mention de la paix sociale, qui s’incarne dans les multiples clauses générales d’ordre public. Ces dernières irriguent l’ensemble des droits de la Convention à l’exception de ceux prévus à l’article 3.

Cependant, cette liste n’est pas limitative et la Cour n’hésite pas à l’adapter aux nécessités concrètes de son contrôle. La protection par la Cour d’un système politique qui repose sur ces valeurs et plus généralement sur l’esprit de la Convention sert de justification à cette logique.

Indépendamment des valeurs mentionnées au cas par cas, l’esprit de la Convention défendu par l’article 17 dépasse son texte pour former « un arrière-fond interprétatif »33 qui prend la forme d’une « morale démocratique »34 au sein de laquelle la liberté d’expression prend sens.

Cette mention de l’esprit de la Convention réinterroge, d’un point de vue plus théorique, la question des rapports entre la subjectivité du juge et les sources formelles du droit. Cette recherche de l’esprit de la Convention donne une place centrale à la subjectivité du juge qui doit alors en saisir l’immanence, afin de transformer cette morale conventionnelle en norme juridique. Là ou classiquement le droit écrit vient encadrer la subjectivité du juge, l’article 17 fait du respect de cette dernière, par le biais de l’esprit de la convention, une condition de recevabilité de la requête.

En l’espèce, le requérant se situe à la marge de cette morale démocratique puisqu’il prône ouvertement la destruction des valeurs mentionnées comme fondement de l’esprit de la Convention. Cet arrêt se situe alors dans la continuité de la jurisprudence de la Cour en matière de liberté d’expression, puisque la mention des valeurs qui sous-tendent la Convention pour justifier l’utilisation de l’article 17 est relativement classique35, notamment vis-à-vis des personnes qui souhaitent l’instauration d’un régime politique fondé sur la Charia36.

B. La protection de la démocratie libérale contre des systèmes politiques concurrents

Pour autant, la protection de l’esprit de la Convention n’est pas la finalité de l’article 17. En effet, cette défense des valeurs de la Convention sert la protection d’un type de régime politique : la démocratie libérale37, qui s’incarne dans l’existence d’une société démocratique38. Il s’agit, selon la Cour, du seul régime compatible avec les droits protégés dans la Convention. La déchéance procédurale sert alors à protéger ce régime de la concurrence d’autres régimes politiques incompatibles avec le droit conventionnel, surtout lorsque les promoteurs de ces derniers appellent à la violence pour les imposer. En effet, comme le remarque la Cour : « Chaque État contractant peut prendre position contre des mouvements politiques basés sur un fondamentalisme religieux, par exemple un mouvement qui vise à établir un régime politique fondé sur la Charia ».

Renouant ainsi avec la première utilisation de la guillotine procédurale par la Commission39, la Cour considère que seule la démocratie libérale est compatible avec la Convention. Partant, les tenants d’autres régimes ne peuvent alors se prévaloir de sa protection, qu’il s’agisse des tenants du matérialisme dialectique40 ou comme c’est le cas en l’espèce de ceux qui prônent la Charia41. L’article 17 n’est alors plus un arrière-fond interprétatif, mais bien un instrument visant à assurer la prééminence et le maintien de la démocratie libérale.

Au-delà de sa prééminence, la Cour a doté la démocratie libérale d’une définition. En effet, cette dernière connaît une définition fonctionnelle et une définition énumérative. Au sein de la défense de l’ordre public européen42, la notion de société démocratique permet à la fois de définir un cadre pour la Convention43 et de circonscrire les restrictions aux libertés. Ses mentions dans la Convention44 servent au contrôle de la nécessité de la restriction. Cependant, la jurisprudence a considérablement enrichi la notion, en y ajoutant, au-delà de son aspect fonctionnel, un aspect substantiel. La Cour ayant notamment considéré que la tolérance, le pluralisme, l’esprit d’ouverture45, la dignité de la personne humaine46 ou l’interdiction des discriminations47 n’étaient pas uniquement des éléments de l’esprit de la Convention, mais des conditions d’existence d’une société démocratique.

Ainsi, la correspondance des éléments de définition entre l’esprit de la Convention et la notion de société démocratique implique une similitude entre ces concepts, la mention du premier servant alors la protection du second.

Marc SZTULMAN

Le contentieux électoral et la Convention africaine des droits de l’Homme et des peuples

ComADHP, 30 déc. 2016, Albert Bialufu Ngandu c/ République démocratique du Congo. La problématique de l’État de droit, singulièrement de la culture démocratique, constitue une préoccupation permanente du système africain de protection des droits de l’Homme. Une problématique saisie par la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples (la Commission).

En l’espèce, l’affaire en cause est relative au droit du contentieux électoral. Le requérant, M. Bialufu s’est vu retirer son mandat de député au profit d’un candidat adverse qui avait contesté les résultats alors obtenus. Ce sont les motifs qui soutiennent cette contestation qu’il remet en cause. Ces moyens violeraient le droit du contentieux électoral congolais et entreraient en contradiction avec la Charte africaine des droits de l’Homme (la Charte), particulièrement dans ses articles 3, 7, 13 et 15. Partant, la Commission est saisie aux fins de réparation par l’État congolais des violations alléguées.

L’affaire exprime cette aspiration des peuples africains aux principes démocratiques. La multiplication des contentieux électoraux devient une question essentielle pour bon nombre de pays africains48.

La question du droit électoral reposant sur un équilibre entre protection internationale des droits fondamentaux et souveraineté nationale, la Commission est appelée à se prononcer sur une difficile question de responsabilité.

En invoquant la violation par l’État, des articles 7, 13 et 15, la décision de la Commission participe au renforcement des principes démocratiques (I), toutefois, le rejet de la violation par l’État, des articles 3 et 26, met en évidence les limites de l’action de la Commission dans le renforcement des principes démocratiques dans le contexte africain des droits de l’Homme (II).

I. Le renforcement des principes démocratiques, un objectif de la Commission

Tout en rappelant l’importance du droit de participer aux affaires publiques de son pays (A), la Commission fait intervenir les exigences du droit au procès équitable au soutien dudit droit en cause (B).

A. Le droit de participer aux affaires publiques de son pays, une manifestation des principes démocratiques

La consécration de ce droit est le fait de l’article 13 de la Charte qui indique : « Tous les citoyens ont le droit de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis, ce, conformément aux règles édictées par la loi. Tous les citoyens ont également le droit d’accéder aux fonctions publiques de leurs pays ». L’article 13 matérialise ainsi l’exercice du droit de vote, en consacrant l’association du citoyen à l’exercice du pouvoir. La définition du droit de participer aux affaires publiques de son pays connaît deux dimensions, la première consiste en une participation indirecte par le biais de représentants et une autre plus directe qui offre la possibilité à l’individu d’être élu et ainsi accéder aux fonctions publiques du pays.

L’importance de ce droit dans le système africain de protection des droits de l’Homme a donné lieu à la création de deux instruments qui viennent porter toute la mesure de ce droit dans l’établissement d’une société démocratique. Les dispositions de la déclaration de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) sur les principes régissant les élections démocratiques en Afrique et celles relative à la Charte africaine de la démocratie, des élections et la gouvernance, mettent en évidence, des exigences minimales nécessaires à l’établissement d’un État de droit dans les sociétés africaines49.

Toutefois, l’exercice du droit de vote connaît des difficultés dans sa réalisation.

B. La bonne administration de la justice, une nécessité dans l’établissement de l’État de droit

En l’espèce, différentes exigences du droit au procès équitable sont en cause, principalement la motivation de la décision. Elle agit comme un rempart contre l’arbitraire et la partialité du juge, en ce qu’elle constitue pour le justiciable la garantie que ses prétentions et ses moyens ont été sérieusement et équitablement examinés50. En l’espèce, le moyen fait l’objet d’une requalification par la Commission. Cependant, cette opération manque de rigueur. La Commission en vient à assimiler « l’absence de base légale » au « défaut de motif », or ces deux moyens bien qu’étroitement liés, sont toutefois nettement distincts. L’absence de base légale se présente en effet comme une insuffisance de motifs, les motifs existent mais ils ne suffisent pas à démontrer l’application exacte de la règle de droit51.

Par ailleurs, la décision de la Commission révèle le lien étroit entre droit au procès équitable et droit à la participation dans les affaires publiques. Partant, elle révèle le caractère substantiel du droit au procès équitable, la violation de ses garanties minimales remet en cause l’effectivité d’un droit politique essentiel à un État de droit.

L’intervention de la Commission dans cette garantie est somme toute aussi relative.

II. Les limites de l’action de la Commission dans le renforcement des principes démocratiques dans le système africain de protection des droits fondamentaux

Elles prennent la forme d’une interprétation maladroite de la spécificité du contentieux électoral (A), ce qui conduit à un manque d’audace de la Commission dans sa décision (B).

A. Une interprétation maladroite de la spécificité du contentieux électoral

Par le moyen de la non-discrimination et du caractère du système judiciaire congolais, la Commission conclut au caractère inopérant de la violation de l’article 3 relativement au principe d’égalité. Un fondement invoqué par le requérant au soutien de son action tendant à a condamnation de l’État du Congo pour l’absence de recours devant la Cour suprême relativement au contentieux du droit électoral. Ce qui selon lui, porte atteinte à son droit à l’égalité.

La Commission procède à une appréciation classique du droit à l’égalité par le moyen tiré du principe de la non-discrimination. Cette appréciation ne tient toutefois pas compte de la spécificité du droit électoral, en ce qu’il est essentiel à l’application effective d’un droit politique fondamental. Ainsi, l’absence de contestation d’une décision relative au contentieux électoral influe sur la réalisation du droit politique attaché. Le libellé note que la décision de la Cour suprême est constitutive d’un dépassement de ses fonctions. Comment contester alors une décision où la Cour suprême outrepasse ses compétences alors même que le système national est silencieux sur la question. En l’espèce, le moyen tiré du caractère centralisé ou non du contentieux électoral ne saurait prévaloir. C’est la compétence juridictionnelle même de la Cour suprême congolaise qui est remise en cause. Le fait pour le système judiciaire congolais de ne pas prévoir de recours pour ce type de contentieux, crée au détriment du justiciable, un déni de justice.

Le caractère non équivoque de la conclusion de la Commission renforce par ailleurs une telle hypothèse52.

La Commission ne semble pas tirer les conséquences de ses propres conclusions.

B. Une absence remarquée de mesures relative au renforcement des principes démocratiques

Là encore, les conclusions de la Commission sont empreintes de précaution, comme pour ménager la susceptibilité des États.

Aux prétentions du demandeur, elle oppose des moyens tirés du respect de la souveraineté des États, ce faisant, c’est son rôle de promotion et de respect des droits de l’Homme qui est quelque peu remis en cause.

En vertu des dispositions de l’article 26 de la Charte, les États ont l’obligation de « permettre l’établissement et le perfectionnement d’institutions nationales appropriées chargées de la promotion et de la protection des droits et libertés garantis par la présente Charte ». Cette obligation passe par la création d’instruments nationaux chargés de la promotion des droits fondamentaux, à savoir l’établissement d’une Commission nationale des droits de l’Homme ou encore le renforcement de la capacité juridictionnelle des tribunaux nationaux. La Commission affirme ainsi « le plaignant n’a pu prouver en quoi le défaut pour l’État de créer la Cour constitutionnelle et une institution nationale des droits de l’Homme a violé ses droits aux termes des articles 1 et 26 de la Charte »53. En cela, elle manque de lucidité, ces deux instruments agissent comme des objecteurs de conscience dans l’effectivité des droits et libertés fondamentales, leur présence participe ainsi au renforcement de l’État de droit.

Compte tenu de ce qui précède, la Commission manque à sa mission de promotion des droits de l’Homme et de l’État de droit, mais aussi et surtout d’audace dans la création au sein de l’espace africain, d’une véritable culture démocratique.

Wilfried DJIÉ

Notes de bas de pages

  • 1.
    Koestler A., La corde raide, 1953, Calmann-Lévy, p. 259.
  • 2.
    Popper K., The Open Society and Its Enemies, vol. I, 1971, Princeton University Press, Chapt. 7, no. 4 at 265.
  • 3.
    « Si dans un pays démocratique, quelque parti que je vais nommer très explicitement – de tendance naziste, de tendance fasciste, ou de tendance communiste – profitant des déclarations de droit de l’Homme, se faufilant grâce aux libertés que chaque État démocratique, dans sa constitution doit assurer à tous les ressortissants du pays ; si un pareil fauteur, recouvrant d’un habit de mouton son corps de loup, fait des tentatives pour écraser la démocratie et en finir avec elle… », propos du représentant turc lors de la rédaction de l’article 17, Commission européenne des droits de l’Homme, Travaux préparatoire de l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’Homme, Strasbourg, 23 avril 1957, p. 5.
  • 4.
    En effet, si les premières déclarations de droits ne prévoyaient pas de telles dispositions, l’histoire du XXe siècle a amené les textes les plus récents à se doter d’un tel instrument de protection vis-à-vis des utilisations abusives. Ainsi l’article 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou l’article 30 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme prévoient ce type de protection.
  • 5.
    Flauss J.-F., « L’abus de droit dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’Homme », RUDH 1992, p. 464.
  • 6.
    Sur la conception de la Cour de ces limitations « prévues par la loi », v. nota. : CEDH, 24 avr. 1990, Kruslin.
  • 7.
    CEDH, 7 déc. 1976, Handyside c/ Royaume-Uni.
  • 8.
    Selon l’expression de M. Benvenuti représentant italien lors de la rédaction de la Convention. Commission européenne des droits de l’Homme, travaux préparatoires de l’article 17 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, Strasbourg, 23 avril 1957, p. 6.
  • 9.
    Conv. EDH, art. 35.
  • 10.
    CEDH, 7 déc. 1976, Handyside c/ Royaume Uni.
  • 11.
    CEDH, 6 juill. 2006, Erbakan c/ Turquie, § 56 ; CEDH, 29 juin 2004, Chauvy et a. c/ France.
  • 12.
    Recommandation n° 97/20 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur le « discours de haine », Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité relatif à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques, 28 janv. 2003, décision-cadre n° 2008/913/JAI sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et xénophobie au moyen du droit pénal du 28 novembre 2008.
  • 13.
    CEDH, 23 sept. 1994, Jersild c/ Danemark.
  • 14.
    CEDH, 11 oct. 1979, Glimmerveen et Haqenbeek c/ Pays-Bas.
  • 15.
    CEDH, 20 févr. 2007, Pavel Ivanov c/ Russie.
  • 16.
    CEDH, 24 juin 2003, Garaudy c/ France.
  • 17.
    CEDH, 23 sept. 1998, Lehideux et Isorni c/ France.
  • 18.
    CEDH, 2 oct. 2008, Leroy c/ France.
  • 19.
    CEDH, 4 déc. 2003, Gunduz c/ Turquie.
  • 20.
    CEDH, 10 juill. 2008, Soulas c/ France ; CEDH, 23 sept. 1004, Jersild c/ Danemark.
  • 21.
    CEDH, 15 oct. 2015, Perincek c/ Suisse.
  • 22.
    Cons. 31.
  • 23.
    CEDH, 15 oct. 2015 Perincek c/ Suisse, § 206.
  • 24.
    Levinet M., « Les présupposés idéologiques de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », LPA 22 déc. 2010, p. 9.
  • 25.
     Cette définition classique est précisée dans l’article 17 de la Convention.
  • 26.
    CEDH, 23 sept.1994, Jersild c/ Danemark.
  • 27.
    CEDH, 15 oct. 2015, Perincek c/ Suisse.
  • 28.
    CEDH, 20 oct. 2015, M’Bala M’Bala c/ France.
  • 29.
    CEDH, 24 juin 2003, Garaudy c/ France.
  • 30.
    CEDH, 16 nov. 2004, Norwood c/ Royaume-Uni.
  • 31.
    Tout au plus, il est possible de constater que la Convention fait expressément référence à un esprit des gouvernements européens dans son préambule.
  • 32.
    V. nota. : Vedel G., « La juridiction compétente pour prévenir, faire cesser, ou réparer la voie de fait administrative », JCP 1950, 852 I ; Tusseau G., « Critique d’une méta-notion fonctionnelle : la notion (trop) fonctionnelle de “notion fonctionnelle” », RFDA 2009, p. 644.
  • 33.
    Sudre F., Droit européen et international des droits de l’Homme, 10e éd., 2011, PUF, p. 217.
  • 34.
    Wachmann P., « Liberté d’expression et négationnisme », Rev. DH 2010, p. 593.
  • 35.
    CEDH, Pavel Ivanov.
  • 36.
    CEDH, 13 févr. 2003, Refah Partisi.
  • 37.
    Durant la seconde moitié du XXe siècle, coexistaient deux types de démocraties, les démocraties libérales et les populaires. Pour une analyse juridique de cette question on se référera à : Vedel G., « Existe-t-il deux conceptions de la démocratie ? », in Page de doctrine, vol. 1, LGDJ, p. 191.
  • 38.
    Il n’est pas de société démocratique sans que le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture se traduisent effectivement dans son régime institutionnel, CEDH Sunday Times, 26 avr. 1979.
  • 39.
    Commission, 20 juill. 1957, Parti communiste d’Allemagne c/ RFA.
  • 40.
    Idem.
  • 41.
    CEDH, 13 févr. 2003, Refah Partisi.
  • 42.
      CEDH, 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie.
  • 43.
    Comme le note la Cour : « Le concept de société démocratique domin[ant] la Convention tout entière », CEDH, 8 juill. 1986, Lingens c/ Autriche.
  • 44.
    Par exemple l’article 8, al. 2 précise : « ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
  • 45.
    Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». CEDH, 7 déc. 1976, Handyside c/ Royaume Uni.
  • 46.
    « La tolérance et le respect de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste ». CEDH, 4 déc. 2003, Gündüz c/ Turquie.
  • 47.
      Ce principe étant « un des principes fondamentaux de la démocratie » : CEDH, 13 févr. 2003, Refah Partisi.
  • 48.
    Biyogue Bi Ntoungou J.-D. et a. « Enjeux électoraux au Gabon : quelques hypothèses sur l’élection présidentielle d’août 2016 », 8 août 2016, disponible sur : www.grip.org/fr/node/2187. V. aussi, « Kenya : La Cour suprême annule l’élection présidentielle », 1er sept. 2017, disponible sur : www.lefigaro.fr/international/2017/09/01/01003-20170901ARTFIG00171-kenya-la-cour-supreme-annule-l-election-presidentielle.php.
  • 49.
    Les dispositions des instruments précités sont disponibles sur : http://www.achpr.org.
  • 50.
    Guinchard S. et a., Droit processuel – droit commun et droit comparé du procès équitable, 2007, Dalloz.
  • 51.
    § 68-76 de l’arrêt commenté ; Ancel J.-P., « Le manque de base légale », déc. 2009, disponible sur : https://www.courdecassation.fr.
  • 52.
    § 46-51 de l’arrêt commenté.
  • 53.
    § 81 de l’arrêt commenté.
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