« Les ministres ne doivent pas hésiter à saisir la Commission nationale consultative des droits de l’Homme »

Publié le 17/09/2020

Ancien bâtonnier du barreau de Paris, Jean-Marie Burguburu préside la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH). Il a l’ambition de mieux faire connaître cette instance dont la mission est de conseiller les pouvoirs publics en matière de droits de l’Homme.

Les Petites Affiches : Pouvez-vous nous présenter la CNCDH ?

Jean-Marie Burguburu : La Commission nationale consultative des droits de l’Homme est une institution qui a plus de 70 ans. Elle fut créée en 1947, par René Cassin, promoteur historique des droits de l’Homme (membre du gouvernement de la France libre, il a été rapporteur du projet de Déclaration universelle des droits de l’Homme à l’Assemblée générale de l’ONU en 1948). Cette Commission est aujourd’hui régie par la loi n° 2007-292 du 5 mars 2007 et assimilée à une autorité administrative indépendante, même si elle est rattachée aux services du Premier ministre. Elle a pour mission le conseil indépendant au gouvernement en matière de droits de l’Homme, de droit international humanitaire et d’action humanitaire. La Commission intervient à l’échelle nationale et internationale. Elle est presque plus connue à l’international, et je souhaite la faire davantage connaître dans notre pays. La CNCDH rend des avis et des déclarations qui sont publiés au Journal officiel. Toujours sur l’aspect national, nous évaluons les politiques publiques, même quand on nous ne le demande pas. La CNCDH peut en effet être saisie par le gouvernement mais a également un droit d’autosaisine. Nous pouvons donc décider seuls des questions que nous voulons examiner, ce qui est fréquent.

LPA : Pourquoi avez-vous pris la tête de cette Commission ?

J.-M. B. : J’ai été nommé le 31 janvier dernier par le Premier ministre à la suite de la démission du précédent titulaire. Mon activité professionnelle me permettait d’accepter cette charge dans un domaine proche des idéaux du barreau. Je n’ai pas chômé pendant ces premiers mois, car la crise sanitaire a eu un impact considérable sur les droits de l’Homme. J’ai auparavant été bâtonnier du barreau de Paris, président du Conseil national des barreaux et président de l’Union internationale des avocats. J’avais une bonne connaissance de la problématique des droits de l’Homme, et des difficultés de sa mise en œuvre. Néanmoins, je connaissais mal le fonctionnement interne de la CNCDH. J’ai le souci de la faire mieux connaître par les institutions françaises. Cette Commission a un déficit de notoriété en dépit de la qualité de son travail. Mon action, si elle devait se résumer en deux directions, serait, d’une part, de faire mieux connaître l’institution pour qu’elle soit davantage saisie et, d’autre part, que ses avis soient plus suivis et respectés. J’ai le projet de faire la tournée des ministères afin que ces derniers n’hésitent plus à nous saisir. Au lieu de craindre des réserves voire des condamnations de notre part, j’aimerais qu’ils prennent l’habitude de nous soumettre les problématiques qu’ils mettent en œuvre et cela pour que le gouvernement français, dans les tâches innombrables qu’il doit accomplir, prenne mieux en compte la dimension « droits de l’Homme ». Celle-ci est parfois un peu oubliée, il faut la réaffirmer !

LPA : Qui sont les membres de cette Commission ?

J.-M. B. : La Commission n’est pas une commission administrative. C’est une institution collégiale, composée de 64 membres : d’une part, une trentaine de personnes physiques qualifiées en matière de droits de l’Homme, et d’autre part, une trentaine de représentants de la société civile : des organismes humanitaires, comme la Croix-Rouge ou la Cimade, des syndicats allant de la CGT au Medef, et enfin des associations spécialistes en matière de droits de l’Homme, telles que la Licra, le MRAP ou l’Inter-LGBT. Ces 30 organismes désignent un titulaire et un suppléant pour les représenter aux assemblées plénières. En plus de ces personnalités, la CNCDH compte quatre membres de droit : un député, un sénateur, un membre du Conseil économique et social, et le Défenseur des droits, désormais la Défenseure des droits, ancienne présidente d’ATD Quart Monde qui est justement l’une des organisations humanitaires membre de la CNCDH. Tous ces membres se réunissent en assemblée plénière une dizaine de fois dans l’année.

Le profil des membres de la Commission est ainsi très varié : des sociologues, des magistrats, des journalistes, des professeurs de droit, des humanitaires y siègent. C’est un fonctionnement très différent de la plupart des habituelles commissions françaises, composées essentiellement de fonctionnaires et de seulement quelques personnes de la société civile. Nous sommes une institution à part. Cela n’est pas si étonnant : les droits de l’Homme constituent un domaine à part, parfois en opposition avec la marche des affaires. Tous les membres de la CNCDH sont bénévoles, Ils sont assistés dans leur travail par un secrétariat général qui prépare, organise et assure le suivi de l’intégralité des travaux de la CNCDH.

La Commission est divisée en sous-commissions thématiques : la commission A est consacrée aux enfants, au changement climatique, aux plates-formes numériques ; la commission B aux droits économiques et sociaux, la commission C s’occupe principalement des lanceurs d’alerte ; la commission D est davantage internationale. Une dernière commission a été créée pour traiter les problèmes d’urgence : elle a bien sûr été fortement sollicitée depuis la crise sanitaire. En tant que président, j’ai pour charge d’harmoniser le travail de ces différentes commissions, de présider l’assemblée plénière et de représenter la CNCDH tant à l’égard des autorités publiques que sur le plan international.

LPA : Quelle est la mission de la CNCDH au niveau national ?

J.-M. B. : La Commission a pour principale mission d’être le rapporteur national indépendant dans plusieurs domaines. Le premier et le plus ancien est celui de la lutte contre toutes les formes de racisme, d’antisémitisme et de discriminations. À ce titre, la CNCDH publie chaque année un rapport, traditionnellement rendu public le 21 mars, date de la journée officielle de la lutte contre le racisme. Mais cette année la crise sanitaire ne m’a permis de remettre officiellement ce rapport au Premier ministre que le 18 juin dernier ! Nous sommes également rapporteur sur la lutte contre la traite et l’exploitation des êtres humains. Nous allons publier un rapport qui sera régulier sur cette question. Nous sommes encore rapporteurs sur la lutte contre la haine anti-LGBT et sur la mise en œuvre des principes directeurs des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’Homme. La CNCDH est finalement peu saisie par le gouvernement, et il est plus habituel que nous nous saisissions nous-mêmes. Cette institution ne doit pas être confondue avec la Défenseure des droits qui s’occupe des droits individuels et qui peut-être saisie par des personnes physiques, même si on peut tirer des enseignements généraux. Nous avons également un rôle de conseil auprès des pouvoirs publics, et devons contrôler les engagements de la France en matière de droits de l’Homme. Nos avis ne plaisent pas toujours au gouvernement. Cela fut le cas pendant l’état d’urgence sanitaire.

LPA : Quelles ont été les conséquences de la pandémie sur les droits de l’Homme ?

J.-M. B. : L’urgence sanitaire avait pour objet de protéger la population contre la pandémie. Ce faisant, l’état d’urgence a sérieusement impacté les droits de l’Homme en déclarant de nombreuses interdictions dans de nombreux domaines que nous avons tous connus : liberté de circuler, droit du travail, liberté de réunion. Une centaine d’ordonnances ont été prises, et des décrets ont organisé, maintenu et prolongé des mesures jusqu’en octobre. Cela pose des problèmes sérieux. Je suis dans un état d’esprit combatif non pas contre le gouvernement mais pour les droits de l’Homme.

LPA : Comment vous êtes-vous prononcés pendant l’état d’urgence sanitaire ?

J.-M. B. : Nous nous sommes saisis du principe même de la décision de l’État de proclamer l’état d’urgence sanitaire, et avons également émis, sans que le gouvernement ne nous l’ait demandé, un avis réservé sur la fameuse application « StopCovid ». Le gouvernement avait en revanche sollicité la Cnil, qui avait rendu un avis favorable en regardant par le prisme de l’informatique et des libertés. Le gouvernement avait également saisi le Conseil du numérique, qui avait lui aussi donné un avis favorable. Notre avis, contrairement à ces deux autres, était réservé car nous avons examiné ce projet avec une approche « droits de l’Homme », qui donne un regard différent sur des propositions de loi. Nous avons estimé que le mécanisme de l’application StopCovid, en dépit du principe du volontariat, était trop intrusif pour protéger les droits de l’Homme et n’était pas nécessaire pour lutter contre l’expansion de la pandémie. Les faits semblent nous donner raison. Un peu plus de deux millions de Français ont téléchargé l’application, et une centaine d’entre eux seulement ont indiqué qu’ils étaient malades. Une poignée a pu être alertée car ils avaient pu croiser ces personnes contagieuses ou supposées l’être. Nous avons par ailleurs créé pendant cette période de confinement un Observatoire de la crise sanitaire qui a réuni une quinzaine de nos membres. Nous avons produit chaque semaine une lettre sur différents sujets majeurs : la situation des populations les plus vulnérables, la protection de l’enfance, le mal logement, la garantie de l’accès aux soins. Tous ces sujets ont été impactés par l’état d’urgence sanitaire. Cela a contribué à faire mieux connaître ces réalités aux personnes qui s’intéressent aux droits de l’Homme et nous avons tracé au gouvernement une ligne de conduite sur de nombreux aspects touchés par la crise.

LPA : Que faites-vous pour éduquer aux droits de l’Homme ?

J.-M. B. : Les droits de l’Homme font partie de notre vie quotidienne. Ce sont, par exemple, le droit d’aller et venir, d’exprimer librement son opinion, de manifester. Nous avons tous tendance à oublier que ces gestes du quotidien sont des droits fondamentaux. Il faut développer la connaissance des droits de l’Homme en milieu scolaire et universitaire, animer des formations. Nous le faisons déjà à l’ENM et à l’ENA. Nous participons à des colloques pour y sensibiliser la population et les décideurs. Enfin, nous organisons le Prix des droits de l’Homme de la République française, chaque année en décembre. Nous décernons cinq prix. Cette année le sujet sera relatif aux « droits de l’Homme à l’environnement et à la santé », car nous considérons le fait de vivre dans un environnement sain comme un droit de l’Homme. Ce prix est accompagné d’une dotation qui aide les ONG distinguées à poursuivre leur action. Il a également, nous l’espérons en tout cas, valeur de protection pour les lauréats parfois menacés dans leurs pays.

LPA : Que disait votre dernier rapport sur la lutte contre le racisme ?

J.-M. B. : Ce rapport est le fruit d’un travail de plusieurs mois pour faire un compte rendu de la situation annuelle. Il est publié par la Documentation française et visé par un tampon « rapporteur national indépendant ». Il contient deux parties de longueur égale. La première partie s’intitule : « Connaître et comprendre », la deuxième : « Prévenir et combattre ». La première partie contient d’abord un baromètre du racisme. Il s’agit de mesurer les préjugés racistes, de présenter le regard des chercheurs. Nous y avons intégré un focus sur le racisme anti-noirs. Ce baromètre est suivi d’une deuxième section compilant les données statistiques provenant des ministères et mesurant les actes racistes. La deuxième partie, « prévenir et combattre » fait largement écho à l’actualité. Dans une première section, nous avons recensé les messages haineux diffusés dans les médias et sur internet et présenté un focus sur la lutte contre la haine en ligne. La deuxième section de cette partie est consacrée à la lutte contre le racisme à l’école et l’université, un prérequis pour lutter contre le racisme dans la société. La troisième section concerne la protection des citoyens et l’accompagnement les victimes, avec un focus sur le traitement judiciaire des infractions à caractère raciste. On sait que celui-ci n’est pas satisfaisant : les victimes d’actes racistes hésitent à porter plainte et quand elles le font, elles ne sont pas toujours bien reçues, les insultes racistes ayant tendance à être minimisées. Nous avons constaté qu’en matière de plaintes pour infraction à caractère raciste, le taux de relaxe des personnes prévenues est deux fois supérieur à celui des autres infractions correctionnelles. De 7 à 8 %, ce taux de relaxe grimpe à 15 ou 16 %. Cela est sans doute imputable au manque de preuve, car je ne peux croire qu’il soit dû à une indulgence « coupable » des juges en matière d’infraction raciste. La quatrième section de cette seconde partie du rapport porte sur deux domaines à renforcer : la lutte contre le racisme dans le domaine du travail et celle contre le racisme anti-rom. La cinquième et dernière section de cette seconde partie est un bilan. Nous avons en effet regardé si les principales recommandations formulées par la CNCDH par le passé ont été suivies. Certaines l’ont été, d’autres pas suffisamment. Ce rapport, très volumineux (365 pages), est accompagné de deux fascicules plus légers et faciles d’accès. Le deuxième fascicule résume en une trentaine de pages tout le rapport lui-même.

LPA : Pourquoi ce focus sur le racisme anti-noirs ?

J.-M. B. : Nous nous sommes aperçus que les personnes noires (une minorité visible) sont dans une situation paradoxale. Elles sont, parmi les autres minorités visibles, les personnes les plus acceptées. Et pourtant, elles sont aussi les plus discriminées. Une personne noire en recherche de logement va par exemple être écartée quand elle va se présenter à un rendez-vous de signature. Le bailleur va lui dire que le client a finalement loué son bien à quelqu’un d’autre. On observe souvent la même logique insupportable en matière de recherche d’emploi. Il y a une contradiction entre les sondages qui disent que les noirs sont les plus acceptés et la réalité qui montre qu’ils restent les plus discriminés. Notre rapport a pour objectif de mettre en relief cette réalité contraire aux principes fondamentaux de la République. Il montre également que les Roms sont les personnes les moins acceptées.

LPA : Pouvez-vous nous donner un exemple d’avis rendu par la CNCDH ?

J.-M. B. : Nous avions rendu un avis réservé en juillet 2019 sur la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet. Le Conseil constitutionnel a lui aussi rendu une décision très négative en disant que si le motif de cette loi était louable, les moyens utilisés n’étaient pas conformes à la Constitution car ils déléguaient le contrôle sur la légalité des propos tenus sur internet à des organismes hébergeurs, quand cela devrait être le rôle de l’État. Cet avis négatif du Conseil constitutionnel se situait ainsi dans la mouvance de l’avis négatif donné initialement par la CNCDH.

LPA : Quelles sont vos actions à l’international ?

J.-M. B. : La CNCDH est garante des engagements de la France en matière de droit international humanitaire. La France est membre de nombreux réseaux internationaux. Elle est, entre autres, signataire de la Déclaration des droits de l’Homme de 1948, de la Déclaration des droits de l’Homme du Conseil de l’Europe de 1950, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle est membre de l’Association francophone pour les droits de l’Homme, de l’Agence européenne pour les droits fondamentaux, et également membre du comité des Nations Unies chargé de vérifier le respect des traités onusiens en matière de droits de l’Homme. Elle fait donc partie des pays désignés par l’ONU pour vérifier que d’autres pays respectent bien leurs engagements. Lorsque la France signe des traités et conventions internationales, elle prend souvent des engagements humanitaires. C’est notre rôle de contribuer au contrôle de ces engagements pris. Garante des engagements internationaux humanitaires de la France, la CNCDH noue des partenariats avec des associations internationales et joue un rôle au sein du Conseil de l’Europe en matière de droits de l’Homme. Elle intervient en amont des arrêts de la CEDH en plaidant pour certains ajustements avant même que les arrêts ne soient rendus. En aval, elle contribue aussi à la prise en compte des arrêts qui sont rendus contre la France. La CNCDH entretient enfin des liens privilégiés avec plusieurs organes du Conseil de l’Europe, comme la commission contre la torture, la commission européenne contre le racisme et la tolérance. Elle échange enfin avec la Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe.

LPA : Quels sont les sujets qui vous mobilisent le plus ?

J.-M. B. : Tous les sujets relatifs aux droits de l’Homme, en toutes matières, me mobilisent désormais.

Le président a bien sûr une capacité d’impulsion. Il peut s’exprimer de trois manières. La principale est de commenter et de faire vivre les avis et déclarations pris en assemblée plénière réunissant les 64 membres, qui sont le mode d’expression naturel de la CNCDH. Il a également le droit d’écrire au Premier ministre. J’en ai fait usage en mars dernier, pour lui faire part de certains désaccords de la CNCDH sur le projet de loi discuté le 18 mars au Sénat concernant l’état d’urgence sanitaire. Le troisième moyen d’expression est de signer des communiqués de presse. Je l’ai fait le 15 juin dernier en évoquant une « sortie de l’état d’urgence en trompe-l’œil », car des menaces pèsent toujours sur l’expression des libertés, malgré la levée officielle de l’état d’urgence. Mon état d’esprit personnel compte mais je suis avant tout, et pour la durée de mon mandat, au service de l’institution.

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