Seine-Saint-Denis (93)

« Les entreprises ne doivent pas avoir peur du tribunal »

Publié le 05/06/2020

Au tribunal de commerce de Bobigny, l’activité judiciaire s’est poursuivie pendant le confinement. Francis Griveau, son président, plaide depuis longtemps pour la prévention et le développement des procédures de mandats ad hoc et de conciliation. Celles-ci, explique-t-il aux Petites Affiches, sont un outil indispensable pour passer la crise.

Les Petites Affiches : Comment le tribunal s’est-il organisé pendant cette crise ?

Francis Griveau : Nous n’avons jamais arrêté notre activité judiciaire. Dès les premières semaines de confinement, nous avons appliqué les ordonnances et avons pu faire juger les affaires par un juge au lieu de trois, mais aussi faire usage de l’audioconférence et de la visioconférence. Nous avons tenu des audiences de procédure collective une fois par semaine, en présentiel, et parfois avec l’aide de la visioconférence. Le procureur de la République adjoint en charge de l’activité économique était là en personne. Ces audiences étaient réservées aux dossiers urgents. Par ailleurs, les conciliations et mandats ad hoc ont continué comme d’habitude. Nous nous sommes adaptés pour respecter les nouvelles contraintes sanitaires pendant toute cette période de confinement. Nous avons réussi à avoir une dotation de masques par la préfecture. Nous en faisions usage et respections scrupuleusement les distances de sécurité et les gestes barrières. Nous avions installé des pompes à gel hydroalcoolique à l’entrée des salles d’audiences ainsi que dans celles du greffe ou à la présidence. Depuis le déconfinement, nous avons repris le rythme de 3 audiences par semaine, en renforçant encore les mesures de protection sanitaire. Nous avons installé des Plexiglas pour assurer la sécurité des débiteurs, des juges et des auxiliaires et avons demandé le port systématique du masque dans l’enceinte du tribunal.

LPA : Comment le greffe a-t-il fonctionné pendant cette période de confinement ?

F. G. : Contrairement aux tribunaux judiciaires qui ont un greffe public, celui des tribunaux de commerce est privé. Celui-ci était là pour toutes les publications. En fonction de l’activité, le greffier était présent ou en télétravail. C’est aussi le greffe qui a pris l’initiative d’installer des Plexiglas et des barrières en vue de la reprise de l’activité. Pour les greffes publics il aurait fallu attendre des autorisations et des crédits…

LPA : Quelle a été la nature de votre activité ?

F. G. : D’un point de vue global, nous avons beaucoup moins enregistré de redressements et de liquidations qu’à l’accoutumée. De janvier à avril, nous avons enregistré 50 redressements au lieu de 85 l’année précédente, et 421 liquidations au lieu de 631. On observe la tendance inverse pour les conciliations et les mandats ad hoc, qui ont augmenté de 3 à 12 pour les premières et de 3 à 8 pour les seconds.

Entreprise en difficulté

LPA : Quelle part de votre activité avez-vous néanmoins suspendue ?

F. G. : Nous avons arrêté net le contentieux non urgent, arrêté les assignations et les saisines du parquet. Les ordonnances du 27 mars établissent la date de cessation de paiement au 13 mars, et ce pendant toute la période d’urgence sanitaire, qui va s’étaler jusqu’au 10 juillet. Nous avons donc traité les affaires qui étaient déjà engagées avant la période d’urgence sanitaire. Après cette date, seules ont été mises en redressement ou en liquidation, à la demande du débiteur, les sociétés qui en avaient besoin pour que les AGS prennent en charge les salaires.

Nous n’avons pas trop de dossiers en retard. Pour juillet et août on a des audiences normales. Nous nous attendons cependant à voir affluer des dossiers en septembre.

LPA : Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

F. G. : J’anticipe cela au vu des sociétés que nous accompagnons en prévention et qui ont des problèmes les menant à demander des prêts garantis par l’État, notamment dans le secteur de la restauration. Ces entreprises auront du mal à bien repartir. Il y a une suspension de fait des problèmes, mais ceux-ci vont tout de même finir par se concrétiser.

LPA : La Seine-Saint-Denis a été très touchée sur le plan sanitaire. Qu’en sera-t-il sur le plan économique ?

F. G. : Dans le bassin de la Seine-Saint-Denis, nous ouvrons déjà 2 400 procédures collectives chaque année. Nanterre, un tribunal très comparable à celui de Bobigny, en comptabilise seulement un millier. Nous avons en outre un taux de liquidations immédiates très important. En moyenne, en France, ces liquidations représentent 87 % des ouvertures. Dans notre département, ce taux dépasse 90 %. Ces chiffres montrent que les entreprises sont déjà en tension habituellement en Seine-Saint-Denis.

LPA : Les ordonnances vous ont-elles donné de nouveaux outils ?

F. G. : Vous le savez, notre tribunal promeut depuis plusieurs années la conciliation et la prévention. L’ordonnance 341 prise le 27 mars 2020 nous permet de l’améliorer. Les durées de conciliations sont limitées à 4 mois habituellement. L’ordonnance permet de les proroger de la durée de l’état d’urgence auquel peuvent s’ajouter 3 mois supplémentaires. Nous pouvons actuellement donc faire une conciliation sur un an ! Cela permet d’aider vraiment l’entreprise. Nous avions demandé par le biais de la Conférence au ministère de la Justice, et cela a été relayé par le Medef et par les rapporteurs du Sénat et des députés, que l’on puisse pendant une période bénéficier d’une suspension provisoire des poursuites sous le contrôle de la juridiction. Cela nous donnerait un bouffée d’oxygène supplémentaire et nous permettrait d’améliorer encore le principe de la conciliation. Nous n’avons pas encore de réponse formelle mais il semblerait que cette modification temporaire de la conciliation soit vue d’un œil favorable.

LPA : La crise du Covid-19 va-t-elle changer la manière de rendre la justice ?

F. G. : Durablement, je ne le crois pas. Les audiences en audio ou visioconférence vont s’arrêter au 10 août, et nous devrons ensuite revenir à des process habituels. J’aimerais pour ma part que l’on puisse bénéficier de ces dispositifs d’urgence sanitaire jusqu’à la fin de l’année. Car même si le confinement est terminé, le souci de protection reste très important. La décision de garder le tribunal de commerce Bobigny ouvert pendant le confinement était de mon fait. Celle de reprendre les audiences fin mai a été prise par les présidents de chambre. En revanche, ce sont les juges, les débiteurs et les auxiliaires de justice qui décident seuls de venir ou non. J’entends encore beaucoup de gens dirent qu’ils craignent de venir au tribunal. D’autre part, un certain nombre de mes juges travaillent et ont dû mettre leur judicature de côté pour s’occuper de leur entreprise. Si certaines personnes ne veulent pas venir au tribunal et que les audiences ne peuvent plus être dématérialisées, nous allons avoir un problème.

LPA : Que peut-on apprendre de cette crise ?

F. G. : Cette crise met en exergue la nécessité pour les sociétés d’avoir de l’argent de côté ! La capacité de financement est le nerf de la guerre. Celles qui survivront sont celles qui avaient des capacités de trésorerie. Les entreprises doivent se rendre compte qu’elles doivent dégager suffisamment de bénéfices pour cela. Je relance plus que jamais l’idée de la prévention : les entreprises ne doivent pas avoir peur du tribunal, qui est là pour les aider. Plus tôt elles viennent, plus tôt on peut organiser un sauvetage. Les procédures de conciliations et de mandats ad hoc offrent des possibilités très intéressantes. Elles permettent d’identifier les créanciers les plus importants : les bailleurs, les créanciers sociaux et fiscaux, les banques. Le conciliateur, en négociant avec eux des délais de règlement, permet à la société de s’en sortir sans que les autres créanciers se rendent compte de ses difficultés. L’ensemble des tribunaux de commerce rappellent cela aux entreprises et insistent aujourd’hui sur l’intérêt de ces deux procédures de conciliations et de mandats ad hoc.

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