L’état d’urgence : un état de liberté sécuritaire Comprendre un état d’urgence respectueux de l’État de droit

Publié le 21/07/2016

L’état d’urgence a été décrété à la suite des attentats du 13 novembre 2015, puis prorogé à trois reprises par les lois du 20 novembre 2015, du 20 février et du 20 mai 2016, de sorte qu’il sera en vigueur jusqu’à la fin juillet en raison de l’Euro de football 2016 et du Tour de France. Ce régime d’exception permet de limiter les libertés publiques et de transférer aux autorités administratives des compétences normalement exercées par l’autorité judiciaire. C’est pourquoi, il suscite des critiques et alimente des débats, l’équilibre entre la défense des libertés et la garantie de la sécurité étant toujours difficile à trouver.

On peut ainsi soutenir que l’état d’urgence réalise un juste compromis entre liberté et sécurité, compte tenu des menaces que le terrorisme continue de faire peser sur notre pays, de sorte que la levée de l’état d’urgence affaiblirait l’arsenal des mesures dont doivent disposer les pouvoirs publics pour faire face à la situation.

Liberté et sécurité fonctionnent à l’instar de deux aimants : bien réglés et garantis, les deux principes s’attirent, se complètent et ne forment plus qu’un, mais mal agencés ou excessivement préservés, ils deviennent inconciliables, se repoussent et ne peuvent se satisfaire l’un de l’autre. Ce sont tout à la fois deux objectifs cardinaux au fondement du contrat social, deux principes constitutionnels justifiant l’existence et l’action de l’État et, pourtant, deux exigences qui paraissent souvent antagonistes.

D’abord, la recherche de la sécurité des individus les pousse à se réunir en collectivité et la garantie de la sécurité de cette dernière implique qu’elle s’organise et devienne un État. Ensuite, la sécurité individuelle et collective garantie, la liberté de tous et de chacun peut être assurée par l’État. On retrouve cela dans toutes les théories du contrat social, de Thomas Hobbes à Max Weber, en passant par Jean-Jacques Rousseau et John Locke. Cela se traduit, au niveau constitutionnel français, d’abord par l’article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : « La garantie des droits de l’Homme et du citoyen nécessite une force publique ». L’État assure une force publique et garantit ainsi les droits de l’Homme, parmi lesquels la liberté individuelle et collective. Cette dernière consiste, selon l’article 4 de la même Déclaration, « à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être fixées que par la loi ». L’État veille à ce que chacun soit libre, pour autant qu’il ne porte pas atteinte à la liberté des autres et remette alors en cause la sécurité publique ou individuelle. Par conséquent, l’État est tout à la fois garant de la sécurité et de la liberté, assurer la première permettant de garantir la seconde et réciproquement : sécurité et liberté s’attirent, se complètent et fusionnent comme deux aimants collés.

Cependant, une sécurité excessive restreint la liberté et une liberté démesurée porte atteinte à la sécurité : l’équilibre entre ces deux principes constitutionnels doit être finement trouvé. Tel est le rôle du juge qui veille à ce que la liberté reste la règle et que toute restriction à cette dernière pour raison de sécurité soit l’exception, seulement nécessaire, dûment justifiée et effectivement proportionnée, conformément à l’esprit de la formule du commissaire du gouvernement Corneille dans ses célèbres conclusions sur l’affaire Baldy de 1917. Cet équilibre ne saurait être figé car il dépend des circonstances, pouvant évoluer avec le temps, au gré des politiques menées, ou en fonction de situations exceptionnelles.

Ces dernières, en particulier, peuvent justifier une atteinte à cet équilibre qui serait inadmissible en période dite normale : c’est le cas de l’état d’urgence, en vigueur depuis le 14 novembre 2015. Mais cette atteinte ne saurait aller à l’encontre de certains principes au fondement même de l’État, raison pour laquelle l’actuel état d’urgence connaît un régime fixé et encadré par la loi, qu’il est temporaire et que l’exigence constitutionnelle de maintien de la sécurité publique qui le fonde ne saurait à son tour constituer le fondement à la remise en cause de n’importe quelle règle ou principe constitutionnel. Par conséquent, si l’état d’urgence vient renforcer la sécurité au détriment de certaines libertés, le déséquilibre qu’il crée ne porte atteinte ni à l’État de droit, c’est-à-dire au principe selon lequel toute action de l’État doit trouver son fondement dans le droit, ni au principe de constitutionnalité, c’est-à-dire à la nécessité que toute mesure législative ou administrative respecte les droits et libertés que la Constitution garantit, dans leur ensemble.

I – Déclencher exceptionnellement

Le régime de l’état d’urgence est fixé par la loi du 3 avril 1955, modifiée à plusieurs reprises et, dernièrement, par la loi du 20 novembre 2015. Son déclenchement doit respecter des conditions formelles et matérielles. D’une part, « l’état d’urgence est déclaré par décret en conseil des ministres » (art. 2). Cela suppose qu’il est décrété par le président de la République mais après qu’un conseil des ministres a été convoqué. De surcroît, c’est un décret soumis à contreseing du Premier ministre et des ministres responsables, comme le prévoit l’article 19 de la Constitution : doivent également le contresigner le ministre de l’Intérieur et le garde des Sceaux. Le président de la République ne saurait donc le décréter seul, de sa seule initiative et sans l’accord du chef du Gouvernement. Si, actuellement, son application s’étend à tout le territoire métropolitain, à la Corse et à l’outre-mer, il peut n’être appliqué qu’à une partie seulement du territoire, ce qui est d’ailleurs généralement le cas. Ce n’est qu’en 1958 et en 1961 qu’il avait déjà été appliqué à l’ensemble du territoire.

D’autre part, il ne peut être déclaré qu’en cas « de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, [ou] en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » (art. 1er). Il connaît ainsi des conditions matérielles d’engagement distinctes des deux autres états de crise. Les pouvoirs exceptionnels de l’article 16 de la Constitution ne peuvent être invoqués que si « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu » et si « les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate » : le cumul de ces deux conditions rend parfaitement exceptionnel – et heureusement – le recours à l’article 16, qui n’a été appliqué qu’une seule fois, du 23 avril au 29 septembre 1961. L’état de siège, quant à lui, ne peut être déclaré « qu’en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée » (C. défense, art. L. 2121-1) : cette condition le restreignant à une hypothèse de guerre internationale ou de guerre civile le rend encore plus exceptionnel – et heureusement encore. C’est d’ailleurs parce qu’en 1955, lors d’une première crise en Algérie, l’état de siège était inapte à répondre à la situation, qu’un nouveau régime de crise fut créé.

Depuis, il a été déclaré à huit reprises : trois fois à propos de l’Algérie (1955, 1958, 1961), trois fois à l’égard de l’outre-mer (Nouvelle-Calédonie en 1985, Wallis-et-Futuna en 1986 et Îles du Vent de la Polynésie française en 1987), deux fois en métropole (émeutes des banlieues en 2005 et les attentats de 2015). Il a toujours été prorogé par voie législative, sauf en 1986 et en 1987.

II – Proroger législativement

Déclaré en conseil des ministres, l’état d’urgence ne peut être prorogé au-delà de douze jours que par la loi (art. 2), cette dernière devant alors fixer « sa durée définitive » (art. 3). Cela signifie, en premier lieu, que seul l’engagement de l’état d’urgence résulte de l’initiative du pouvoir réglementaire, tandis que son maintien relève exclusivement du pouvoir législatif. Il y a là une raison fort logique : l’état d’urgence suppose des mesures d’urgence, prises immédiatement. Cette durée initiale de douze jours permet ainsi de réagir dans l’instant à une situation de « péril imminent » ou de « calamité publique », car une autorisation par voie réglementaire peut être octroyée selon une procédure plus brève que la voie législative. En revanche, si la situation perdure, douze jours sont suffisants pour préparer un projet de loi de prorogation, le soumettre au Conseil d’État, l’adopter en conseil des ministres et le faire voter par les deux chambres du Parlement, voire le soumettre au contrôle du Conseil constitutionnel (même s’il est vrai qu’alors le délai peut paraître un peu serré, mais cela s’est néanmoins produit en 1985, à propos de la loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie1). On retrouve ici un équilibre entre sécurité et liberté : la sécurité commande une réaction immédiate, la liberté exige que, si elle doit perdurer, elle soit consentie au nom du peuple.

En deuxième lieu, cette prorogation « par la loi » permet qu’elle soit octroyée par le président de la République et non par le Parlement : c’est paradoxal et surtout déplorable, mais néanmoins faisable. En effet, s’il est fait usage de l’article 16 de la Constitution, le président est investi du pouvoir d’édicter des actes de valeur législative, ce qui inclut celui de proroger l’état d’urgence. Ce n’est malheureusement pas là un cas d’école : le 22 avril 1961, lors du « Putsch des généraux » à Alger, le général de Gaulle convoqua le conseil des ministres pour déclarer l’état d’urgence et décida de recourir à l’article 16. Sur le fondement de ce dernier, il prit une décision le 24 avril 1961 prolongeant l’état d’urgence « jusqu’à nouvelle décision ». Le 29 septembre 1961, au moment où il mit fin à l’application de l’article 16, il prit une nouvelle décision maintenant l’état d’urgence jusqu’au 15 juillet 1962. Le 13 juillet 1962, une nouvelle ordonnance, prise sur le fondement de la loi référendaire du 13 avril 1962, prorogea à nouveau l’état d’urgence jusqu’au 31 mai 1963. Finalement, la dissolution de l’Assemblée nationale décidée le 9 octobre 1962 y mit un terme, car l’article 4 de la loi de 1955 prévoit que la prorogation est caduque quinze jours francs après une telle dissolution. En vigueur pendant 18 mois et 2 jours (23 avril 1961-25 octobre 1962) et prévu pour durer plus de 25 mois, il a été prorogé sans que le Parlement ne s’exprime une seule fois sur son maintien, ce qui ressemble étrangement à un régime sécuritaire, sans doute liberticide, apparemment autoritaire, peut-être dictatorial2. Il arrive que la sécurité prenne ainsi le pas sur la liberté, ce qui est condamnable et que l’on pourrait facilement éviter, en imposant que la prorogation ne puisse être décidée que « par le Parlement » et non autorisée « par la loi ». Heureusement, cela est resté exceptionnel et, actuellement, l’état d’urgence a été prorogé à trois reprises, toujours par le Parlement, soit par la représentation nationale.

Car, en troisième lieu, quand bien même la loi en fixe la durée « définitive », une nouvelle loi peut décider de le maintenir, en prorogeant la prorogation. Les mêmes conditions matérielles encadrant l’engagement de l’état d’urgence sont censées régir son maintien (péril imminent ou calamité publique). Toutefois, n’ayant pas de valeur constitutionnelle, il n’est pas possible que le Conseil constitutionnel assure un contrôle de la prorogation législative de l’état d’urgence au regard de ces conditions. Il en irait différemment si l’état d’urgence était constitutionnalisé et l’on ne peut que regretter qu’il ne le soit point.

III – Appliquer limitativement

L’état d’urgence est un régime de police administrative. Cela signifie que, si les mesures prises sur son fondement peuvent l’être par les autorités administratives (préfet, ministre de l’Intérieur), elles n’ont qu’une vocation préventive et non répressive. Elles visent ainsi à maintenir l’ordre public et, actuellement, à éviter que d’autres attentats terroristes n’aient lieu sur le territoire, non à poursuivre les auteurs des attentats du 13 novembre 2015. Ces poursuites relèvent, quant à elles, du parquet antiterroriste de Paris et de l’autorité judiciaire.

Par conséquent, les restrictions des libertés permises pendant l’état d’urgence découlent de la nécessité de préserver la sécurité, en demeurant temporaires et limitées. Elles sont temporaires, d’abord, parce qu’elles ne peuvent être édictées que lorsque l’état d’urgence est déclaré, qu’il n’a pas vocation à être permanent et que la plupart d’entre elles perdent tous leurs effets dès qu’il est levé. Elles sont limitées, ensuite, car toute mesure n’est pas autorisée à l’égard de tout le monde : à l’instar de toute mesure de police administrative, elles doivent être nécessaires et proportionnées. Lorsque la sécurité l’emporte sur la liberté, elle ne l’emporte pas sur toutes les libertés.

D’une part, la loi de 1955 énonce les diverses mesures que l’autorité administrative est autorisée à prendre pendant l’état d’urgence, certaines relevant de la compétence du préfet, d’autres du ministre de l’Intérieur, une seule du président de la République, en conseil des ministres (la dissolution des « associations ou groupements de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent », art. 6-1, introduit en 2015). D’autre part, certaines mesures requièrent une autorisation expresse par le décret de déclaration ou la loi de prorogation pour pouvoir être prises. Tel est le cas des perquisitions administratives qui peuvent être menées en tout lieu, y compris un domicile, de jour comme de nuit, à l’exception d’un « lieu affecté à l’exercice d’un mandat parlementaire ou à l’activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes » (art. 11). Ces dernières n’étaient plus possibles du 26 mai au 25 juillet, la loi de prorogation de mai 2016 ne les ayant plus autorisées. Elles sont à nouveau permises par la loi de prorogation de juillet 2016.

Enfin, ces mesures ne sont pas systématiques : la loi et l’état d’urgence en sont le fondement, non le déclenchement lui-même. En d’autres termes, une fois l’état d’urgence déclaré et, le cas échéant, prorogé, l’autorité administrative doit intervenir au cas par cas pour perquisitionner, interdire des rassemblements, saisir des armes, fermer des salles de spectacles ou des débits de boisson, prononcer des assignations à résidence, etc. De même, elles ne peuvent être édictées à l’égard de toute personne : en particulier, les assignations à résidence et les perquisitions administratives ne peuvent être décidées que s’il existe des raisons sérieuses de penser que la personne concernée a un comportement constituant une menace pour la sécurité et l’ordre public ou qu’elle fréquente le lieu perquisitionné. Dans le même esprit, tout rassemblement n’est pas interdit. Pour des raisons évidentes de sécurité publique, il était indispensable d’interdire des manifestations en marge de la COP21 qui s’est tenue en décembre 2015, quelques jours à peine après les attentats, alors qu’étaient présents de très nombreux chefs d’État et de Gouvernement : les forces de sécurité étaient mobilisées par cet événement, de façon accrue en raison des attentats récents et il n’était pas envisageable qu’elles dussent en plus encadrer des manifestations qui auraient donné lieu à d’inévitables débordements. Cela indique, d’ailleurs, que lorsque l’état d’urgence est déclaré, il vaut de façon générale sur le territoire de son application et non pour les seuls actes en lien avec ce qui a justifié sa déclaration3 : le contraire serait impensable puisqu’il s’agit de mesures de police administrative, donc préventives, donc en amont d’un acte précis. À l’inverse, pour des raisons non moins évidentes de liberté publique, les manifestations des mois de mars, avril et mai (contre la loi El Khomri, sur les allocations chômages, les épisodes « Nuit debout ») ont pu légalement se tenir.

L’autorité administrative s’efforce de trouver le meilleur équilibre entre l’exigence de sécurité et la préservation des libertés, en garantissant au mieux la première tout en égratignant le moins les secondes. C’est la logique même de la proportionnalité qui régit toute mesure de police administrative, laquelle n’échappe jamais au contrôle.

IV – Contrôler largement

Régime d’exception n’implique pas – ou plus – juridiction d’exception. Jusqu’à la modification de la loi de 1955 par celle de 2015, la juridiction militaire pouvait être habilitée, par décret spécifique, à se saisir de crimes relevant de la cour d’assise d’un département où était déclaré l’état d’urgence, ainsi que des délits qui leur étaient connexes (art. 12). Mais cette disposition ayant été abrogée, désormais seul le juge de droit commun est compétent lors de l’état d’urgence, que ce soit le juge pénal pour d’éventuelles infractions, ou le juge administratif en cas de contestation des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. Ce dernier a été appelé à se prononcer à plusieurs reprises.

Dès 2005, si le Conseil d’État a rejeté, pour défaut de doute sérieux quant à sa légalité, la demande de référé suspension contre le décret déclarant l’état d’urgence, il a admis, a contrario, qu’il était en mesure d’apprécier cette légalité, tout en soulignant que « le président de la République dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu »4 dans ce domaine. Dans l’hypothèse d’une erreur manifeste d’appréciation, il serait alors possible de contester la légalité d’un tel décret.

En 2015, la plupart des recours présentés devant le juge administratif ont été rejeté, à quelques exceptions près. Néanmoins, soucieux d’assurer le meilleur équilibre entre les exigences de sécurité publique et la protection des libertés, il a considéré, d’une part, que les mesures prises sur le fondement de l’état d’urgence et de la loi de 1955 pouvaient faire l’objet de son « entier contrôle ». D’autre part, en matière d’état d’urgence et d’assignation à résidence, il a retenu que la condition de l’urgence, au sens et pour l’application des articles L. 521-1 et L. 521-2 du Code de justice administrative (référé suspension et référé liberté) était présumée5. Cela assure un contrôle effectif et efficace du juge. Il s’agit certes du juge administratif et non du juge judiciaire, puisque l’état d’urgence est un régime de police administrative, mais il n’est pas prouvé que celui-là serait moins compétent que celui-ci pour garantir les libertés. Il est certes vrai que la plupart des mesures attaquées, le cas échéant, ont déjà déployé tous leurs effets lors du recours (perquisition, interdiction), mais le panel de recours possibles (annulation, responsabilité, référé suspension, référé liberté) assure que justice soit rendue au justiciable et il n’est pas non plus prouvé que le juge judiciaire serait en mesure d’annuler une perquisition qui aurait eu lieu.

De plus, la loi sur l’état d’urgence prévoit, depuis 2015, qu’un contrôle parlementaire de l’état d’urgence est assuré par l’Assemblée nationale et le Sénat. Les commissions des lois des deux assemblées ont ainsi mis en place une veille continue et ont été investies, à cette fin et ainsi que le permet l’ordonnance relative au fonctionnement des assemblées parlementaires (art. 5 ter), des mêmes pouvoirs qu’une commission d’enquête. Elles ont également désigné des rapporteurs spécifiques pour cette mission : Michel Mercier au Sénat, Jean-Jacques Urvoas, remplacé par Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson à l’Assemblée nationale. Les parlementaires effectuent un contrôle attentif par les divers moyens mis à leur disposition (déplacement, contrôle sur pièce et sur place, auditions, etc.).

V – Lever immédiatement

L’état d’urgence, bien que prorogé nécessairement par la loi, peut être levé à tout instant par décret en conseil des ministres. Ce sont les lois de prorogation qui prévoient généralement cette possibilité, conformément à la nécessité de restreindre au minimum les libertés pour des raisons de sécurité. Déroger au droit commun et limiter les libertés impose d’y consentir au nom du peuple, mais renoncer à la dérogation et rétablir le droit commun peut être décidé sans autre condition que celle de devoir en rendre compte au Parlement, par l’autorité même qui fut à l’initiative du régime d’exception, dès que ce dernier n’est plus nécessaire. Il existe ainsi trois façons de sortir de l’état d’urgence : le terme fixé par la loi (ou les douze jours réglementaires), la dissolution de l’Assemblée nationale, l’initiative spontanée du Gouvernement.

On pourrait en évoquer une quatrième, non prévue par la loi, mais invoquée par des justiciables et non écartée, par principe, par le juge administratif : une décision du Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative (référé-liberté) enjoignant au président de la République de lever l’état d’urgence car les conditions de son maintien ne sont plus réunies. Des justiciables (et, plus précisément, des professeurs de droit) avaient introduit un tel recours en 2005 et la Ligue des droits de l’Homme (aidée par les mêmes – ou presque – professeurs de droit) a réitéré en 2015. S’il a rejeté les recours, le Conseil d’État ne s’est pas déclaré incompétent. Au contraire, tout en confirmant que « le président de la République dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour faire ou non usage de la faculté qui lui est reconnue par la loi de mettre fin à l’état d’urgence avant l’expiration du délai (…) prévu par celle-ci », il a retenu que sa décision n’échappait pas « à tout contrôle de la part du juge de la légalité », c’est qui est dû « à la circonstance qu’un régime de pouvoirs exceptionnels a des effets qui, dans un État de droit, sont par nature limités dans le temps et dans l’espace »6. Par conséquent, même dans un état de sécurité renforcée, les libertés demeurent préservées par le juge et l’état d’urgence lui-même, contrôlé.

La levée de l’état d’urgence implique la levée de toutes les mesures prises sous son égide. Ainsi, les restrictions de circulation, les fermetures de salles de spectacle et de débits de boissons, les assignations à résidence deviennent caduques, permettant à tout un chacun de circuler à nouveau librement. Les armes légalement détenues mais qui ont pu être saisies sur le fondement de l’article 9 de la loi sur l’état d’urgence doivent être restituées à leurs propriétaires. Seules les perquisitions, naturellement, ne peuvent « disparaître » et la dissolution des « associations ou groupements de fait » n’est pas remise en cause (art. 6-1).

Le raisonnement consistant à démontrer que l’état d’urgence n’a plus lieu d’être car les mesures prises sur son fondement s’amenuisent est donc totalement fallacieux. En effet, il est tout à la fois logique et heureux que les perquisitions ou les assignations à résidence aient été décidées en nombre au lendemain de la déclaration de l’état d’urgence et que, aujourd’hui, elles ne le soient que de façon réduite. Au lendemain des attentats, il était nécessaire de sécuriser l’ensemble du territoire, afin de garantir l’ordre et la sécurité publics et d’empêcher tout nouvel attentat, ce que ces perquisitions et ces assignations à résidence ont permis. Aujourd’hui, quelques mois après, le nombre de perquisitions menées et d’assignations prononcées est moins important puisque le territoire a été sécurisé et que de nouveaux lieux à perquisitionner ou de nouvelles personnes à surveiller n’apparaissent pas tous les jours. C’est ainsi respectueux des libertés car cela prouve que les perquisitions et les assignations à résidence ne sont pas ordonnées sans fondement.

En revanche, si l’état d’urgence était levé, toutes ces personnes actuellement sous surveillance accrue en raison des assignations à résidence, voire des assignations à domicile seraient à nouveau libres de circuler tout à fait librement : ce qu’elles, individuellement, gagneraient en liberté, l’État, dans son ensemble, le perdrait en sécurité. Incontestablement, il ne faut point verser dans un État ultra-sécuritaire qui placerait sous assignation à résidence permanente ou de longue durée toute personne suspectée d’être liée à une activité terroriste. Mais au lendemain d’attentats terroristes de l’ampleur de ceux qu’a connu Paris, le 13 novembre 2015, et à la veille d’événements sportifs internationaux (Euro 2016, Tour de France), il n’est ni logiquement surprenant ni juridiquement contestable que des mesures de sécurité renforcée soient prises, au détriment de certaines libertés.

VI – Dépasser démesurément ?

L’état d’urgence viendra un jour à son terme. La prorogation votée en mai 2016 devait être la dernière. Le fait qu’elle n’ait été que de deux mois, contrairement aux trois mois votés les deux fois précédentes, ajouté à la disparition de la possibilité d’ordonner des perquisitions administratives le laissaient supposer.

Le Gouvernement et le président de la République l’ont confirmé, notamment lors de l’allocution du 14 juillet. Mais l’attentat terroriste commis à Nice ce même jour justifie qu’il soit prorogé une nouvelle fois, pour trois mois. Non qu’à chaque attentat il faille maintenir l’état d’urgence, mais le dernier est d’un genre nouveau et différent de ceux commis auparavant. Il pourrait commander que de nouvelles mesures préventives soient prises.

En tout état de cause, ses nouvelles prorogations en mai et en juillet ne font pas de lui un état permanent, six mois après son déclenchement du fait des attentats les plus graves que la France ait pu connaître. La dernière prorogation de juillet permet au moins de temporiser. Cependant, lorsqu’il viendra à son terme, son dépassement peut laisser craindre deux excès.

En premier lieu, la loi désormais adoptée sur le crime organisé et le terrorisme permettra de nouvelles mesures administratives. S’il est trop tôt, à ce stade, pour en apprécier toute la portée car elles n’ont pas encore produit d’effets, certaines ont vocation à renforcer les pouvoirs de l’Administration, au-delà du régime de l’état d’urgence. Au nom de la sécurité publique, elles restreignent ainsi les libertés, notamment en matière de retenue pour contrôle d’identité ou de contrôle administratif des retours sur le territoire national, après un séjour supposé sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes (les « visas de retour »). Il est essentiel que ces mesures soient appliquées dans le respect scrupuleux des exigences constitutionnelles en matière de libertés publiques, de compétence de l’autorité judiciaire à l’égard de la liberté individuelle, du respect des droits de la défense. Les évolutions de la société, tant en termes de technologies modernes que de nouvelles formes de menaces, requièrent une adaptation du droit, mais elle ne saurait se faire au prix des droits et libertés constitutionnellement garantis. On peut toutefois souligner, avec la prorogation de l’état d’urgence du mois de juillet, que ce dernier n’est pas similaire au régime permis par cette loi, contrairement à ce qu’ont pu avancer ses détracteurs. Sinon, cette loi désormais en vigueur, la prorogation aurait été inutile.

En second lieu, l’occasion a été manquée de constitutionnaliser le régime de l’état d’urgence. La révision constitutionnelle envisagée n’avait point pour objet, ainsi que cela a pu être avancé, à tort, de légitimer constitutionnellement des atteintes aux droits et libertés. Au contraire, elle serait venue au renfort de l’État de droit, en faisant de la Constitution le cadre du régime de l’état d’urgence, rendant plus difficile son éventuelle modification : les conditions matérielles, le décret en conseil des ministres, les 12 jours, la prorogation par la loi n’auraient pu être modifiées autrement que par la voie constitutionnelle. De même, une loi de prorogation votée alors que les conditions matérielles ne sont plus réunies aurait pu être censurée par le Conseil constitutionnel, puisque lesdites conditions auraient été constitutionnalisées : actuellement, prévues par la loi, elles n’encadrent pas le législateur.

Aujourd’hui responsable, celui-ci saura sans doute limiter l’exécutif s’il devait verser dans des excès sécuritaires. Mais de quoi l’avenir sera-t-il ? D’une garantie toujours meilleure de la liberté ou d’un renforcement excessif de la sécurité ? On ne peut qu’espérer la première, craindre le second.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cons. const., 25 janv. 1985, n° 85-187 DC, loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances : Lebon, p. 43. Le Conseil constitutionnel avait alors confirmé que l’état d’urgence était compatible à la Constitution.
  • 2.
    Le cumul de l’article 16 et de l’état d’urgence est ainsi « un cocktail explosif », comme le soulignent Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues, dans une étude approfondie mais à charge sur (contre ?) l’état d’urgence : « L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique », Jus Politicum, n° 15.
  • 3.
    CE, ord., 11 déc. 2015, Gauthier, sera publié au Recueil : décision d’une assignation à résidence d’un militant susceptible de mener des manifestations violentes dans le cadre de la COP21.
  • 4.
    CE, ord., 14 nov. 2005, Rolin : Lebon, p. 499.
  • 5.
    CE, ord., 11 déc. 2015, Gauthier, sera publié au Recueil.
  • 6.
    CE, ord., 27 janv. 2016, Ligue des droits de l’Homme et a., sera publié au Recueil ; CE, ord. 9 déc. 2005, Allouache et a. : Lebon, p. 562.
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