Contre l’état d’urgence

Publié le 02/03/2017

L’état d’urgence court désormais jusqu’au 15 juillet 2017, suite à sa cinquième prolongation, en décembre 2016. Ce renouvellement de ce qui constitue un état d’exception, théoriquement fait pour une durée relativement brève, n’a pas été l’occasion de véritablement débattre d’un meilleur encadrement de l’état d’urgence pourtant préconisé par le rapport parlementaire publié le 6 décembre1. Les délais étaient en effet trop brefs, la démission du gouvernement de Manuel Valls entraînant automatiquement la caducité de l’état d’urgence dans un délai de 15 jours. Ce débat aurait pourtant été bienvenu, sur un sujet d’importance, destiné à protéger les Français d’une menace terroriste d’une ampleur et d’une intensité inédites, mais qui fait l’objet d’inquiétudes, voire de critiques, venant d’autorités peu portées à la polémique2.

Cette réserve à l’égard de l’état d’urgence, c’est peu dire que Paul Cassia la partage. Contre l’état d’urgence repose en effet sur une conviction très nettement affirmée dès le début de l’ouvrage : « l’axe principal suivi depuis le 13 novembre 2015 n’est de toute évidence pas le bon : l’état d’urgence est une réponse de court terme, inadaptée à un grave problème se posant sur le long terme »3. Ceci est d’autant plus regrettable que, par ailleurs, sans cesse renouvelé depuis le 14 novembre 2015, étendu à la quasi-totalité du pays, il « a des conséquences concrètes sévères sur les libertés individuelles des personnes concernées par ses mesures d’application »4, sans compter les dangers potentiels que recèle le risque d’une application encore plus rigoureuse de ce régime par un gouvernement enclin à faire taire ses opposants.

On pourra naturellement objecter qu’il s’agit là de préventions certes honorables dans leur intention, car marquant un attachement sans faille aux libertés, mais excessives, au regard, en particulier, du contexte à la fois tragique et inédit que traverse actuellement notre pays. Cette éventuelle objection ne tient cependant guère, car la grande force de Paul Cassia est d’étayer sa thèse d’une argumentation aussi rigoureuse que bien informée.

Il examine tout d’abord la nature juridique de la police de l’état d’urgence, titre de son chapitre premier, pour rappeler qu’elle relève de la police administrative, y compris les assignations à résidence, au prix d’un raisonnement du Conseil constitutionnel qui y a vu des mesures « restrictives » et non « privatives » de liberté5. Ceci n’est pas neutre, car cela fait échapper les mesures de police prises dans le cadre de l’état d’urgence au champ l’article 66 de la Constitution. En outre, autre problème, les mesures de police ainsi prises se fondent souvent sur un caractère prédictif extrêmement aléatoire, car comment évaluer avec certitude, ou au moins objectivité, un risque de radicalisation, par exemple ? On en arrive à ce que des assignations à résidence soient fondées sur des critères matériels (possession de nombreux téléphones portables, fréquentation de mosquées identifiées comme des foyers de radicalisation…) à la fois ténus et totalement légaux par ailleurs. Ajoutons enfin que ces mesures de police ont pu être appliquées dans un cadre qui n’avait rien à voir avec la lutte contre le terrorisme (tenue de la COP 21 ou manifestations contre la loi Travail, par exemple), au motif qu’elles permettaient ainsi de soulager les forces de l’ordre et donc de ne pas les détourner de cette mission primordiale. Au regard de ces éléments, Paul Cassia conclut que l’état d’urgence est « une arme dont l’intensité létale pour les libertés dépend en définitive du bon vouloir des pouvoirs publics »6. Le constat est alarmant. Il est en outre, si on le suit, désolant, car selon lui, l’état d’urgence se caractérise par son inefficacité pratique.

Paul Cassia souligne en effet les multiples inadéquations de l’état d’urgence à la menace terroriste. Outre son caractère purement national, peu efficace face à une menace qui se joue des frontières, mais qui est inévitable s’agissant d’une mesure prise par l’État français, son application dans le temps pose elle-même question. En effet, passés les premiers jours, où il peut permettre d’agir dans un contexte très flou et où il a valeur de message fort, son efficacité se dilue. Pour preuve, les très faibles résultats obtenus : les 3 600 perquisitions et les 500 assignations à résidence ont conduit en tout et pour tout à l’ouverture de neuf enquêtes par la section anti-terroriste du parquet de Paris. Surtout, les mesures utilisées, en particulier les perquisitions et les assignations à résidence, peuvent s’avérer contre-productives. C’est ce qu’a par exemple soulevé le juge Marc Trévidic lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire relative aux moyens mis en œuvre dans la lutte contre le terrorisme : « l’état d’urgence m’inquiète, car en assignant un individu à résidence parce que l’on n’a pas de preuve contre lui (…), ne le pousse-t-on pas dans les bras de l’État islamique ? »7.

Peut-on au moins espérer que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence aient fait l’objet d’un contrôle juridictionnel satisfaisant ? Ici encore, Paul Cassia porte un jugement plutôt négatif. Il ne faut naturellement pas tomber dans l’excès : l’état d’urgence ne fait pas disparaître l’état de droit. Mais il modifie les paramètres ordinaires de la légalité, en faisant apparaître une sorte de « légalité de crise »8. Celle-ci se caractérise notamment par une double spécificité. En premier lieu, dans son contrôle, le juge doit tenir compte de la situation ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, c’est-à-dire en l’espèce de la volonté de prévenir la réitération d’une attaque terroriste, lorsqu’il évalue la légalité d’un acte. Cela ne peut être neutre, au regard de la pression qu’induit un tel paramètre. Seconde spécificité, il suffit d’un doute et non plus d’une quasi-certitude quant à un risque de trouble à l’ordre public pour justifier une mesure sur ce fondement. En outre, le contrôle juridictionnel de l’état d’urgence a également pâti d’insuffisances liées à l’inadaptation de certaines de ses procédures aux décisions examinées. C’est par exemple le cas du référé-liberté, qui ne permet guère d’abréger significativement des assignations à résidence pourtant annulées, tout simplement parce qu’à la date du jugement, elles étaient déjà pratiquement arrivées à expiration. Le législateur avait d’ailleurs lui-même réagi à ces carences du contrôle juridictionnel, fût-ce imparfaitement, dans le cadre de la loi du 21 juillet 2016, prolongeant l’état d’urgence, en apportant des garanties quant à la saisie des données et du matériel informatique à l’issue d’une perquisition9.

Au terme de ce panorama assez sombre, que retenir de l’ouvrage remarquablement précis et solidement argumenté de Paul Cassia ? Il montre de manière indiscutable les limites, les insuffisances et même les dangers de l’état d’urgence. Il a le grand mérite de rappeler à quel point nous devons, en toutes circonstances, veiller à la préservation des libertés, même et sans doute encore plus lors des périodes troublées, où la tentation de les réduire est souvent forte. Il n’en reste pas moins qu’il convient de trouver les solutions, dans ce cadre, pour protéger les Français, nos institutions et notre manière de vivre, contre une menace réelle et inédite. C’est un véritable défi, que les juristes, parce qu’ils sont profondément attachés aux libertés et à l’équilibre démocratique, devront contribuer à relever.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Sur ce point, v. par ex., « Le contrôle parlementaire de l’état d’urgence préconise un sérieux recadrage », Le Monde, 7 déc. 2016.
  • 2.
    V. par ex., « État d’urgence : le Conseil d’État souhaite limiter la durée des assignations à résidence », Le Monde, 12 déc. 2016.
  • 3.
    P. 14-15.
  • 4.
    P. 34.
  • 5.
    Déc. Cons. const., 22 déc. 2015, n° 2015-527 QPC, Assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence : JO n° 0299, 26 déc. 2015, texte n° 210, p. 24084.
  • 6.
    P. 93.
  • 7.
    P. 130. Pour la source initiale, v. Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme, rapp. n° 3922, 5 juill. 2016, t. II, p. 197, audition du 6 avril 2016 de M. Marc Trévidic.
  • 8.
    P. 160.
  • 9.
    L. n° 2016-987, 21 juill. 2016, prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste : JO n° 0169, 22 juill. 2016, texte n° 2.
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