« Pour les juges, la justice environnementale sera la demande sociale du siècle »
Jusqu’en 2021, la Cour de cassation héberge un cycle de conférences initié par Gilles Lhuilier et Béatrice Parance, tous deux professeurs de droit privé, et intitulé : « Droit de l’environnement : le défi de l’effectivité ». Rencontre avec Gilles Lhuilier, enseignant à l’ENS de Rennes et responsable scientifique du programme de la Fondation de la maison des sciences de l’Homme (FMSH).
Les Petites Affiches : Pourquoi avoir pris l’effectivité comme fil rouge de votre cycle de conférences ?
Gilles Lhuilier : En réalité, l’événement est double, constitué à la fois du cycle de conférences avec pour toile de fond la question de l’effectivité, et de ce projet de recherche que je dirige pour le CNRS, portant sur la justice environnementale, intitulé : « Décisions fondées sur la science », avec un consortium entre une unité mixte de recherche du CNRS et l’ENM. On a donc deux approches un peu différentes de la notion d’effectivité, qui sont toutes deux au cœur de la question environnementale.
Nous sommes partis du constat que la crise environnementale, sociale et industrielle que nous traversons est très similaire à celle du XIXe siècle. On a du mal à imaginer aujourd’hui les véritables horreurs sociales qui se sont produites quand le monde entier s’est mécanisé, avec des machines à vapeur qui arrachaient les bras, ou qui explosaient. La taille des Français a diminué (d’après le rapport Villermé), les conditions de vie des plus faibles, dont les femmes, ont atteint des seuils terribles. C’était un choc considérable pour la société européenne et mondiale. Il n’y avait alors aucune règle de droit pour prendre en compte ces nouveaux dommages.
Et ces questions, comment se sont-elles réglées ? Pas par le droit international, pas par le droit national, pas par le biais du législateur, mais par le juge, et spécialement la Cour de cassation grâce à l’arrêt du remorqueur (1896) : en bousculant quelques règles de droits, très peu, de façon très subtile, a été créée une responsabilité de plein droit du fait des choses dangereuses. De là va naître la protection des salariés, le droit de l’indemnisation des accidents de travail. C’est l’une des dates les plus importantes de l’ « État social » français comme mondial.
Aujourd’hui, la crise environnementale est aussi une crise industrielle, qui trouve ses origines dans notre modèle économique. C’est l’extractivisme, la carbonisation de notre économie qui amène a une catastrophe mondiale, notamment climatique, à moyen terme dans les 30 ou 50 prochaines années. Nous partons donc de l’hypothèse que la façon dont les problèmes ont été réglés au XIXe peut nous servir à régler la crise climatique actuelle, et que le rôle du juge est – hier comme aujourd’hui – essentiel !
LPA : Quelles options théoriques pour la résoudre ?
G.L. : La première voie, c’est celle du droit international, mais c’est un échec. Un exemple de réussite ? Le traité international sur la couche d’ozone (Convention de Vienne et Protocole de Montréal) a permis l’interdiction de l’utilisation des CFC (chlorofluorocarbone) par l’industrie et de résoudre la question du « trou » dans la couche d’ozone ! Mais c’est le seul exemple ! Ce constat d’échec est lié aux caractéristiques du droit international. D’une part, il n’y a pas de volonté politique actuellement, il n’y aura donc pas de pacte mondial sur l’environnement ni de traité international sur l’écocide non plus. Donc le droit international ne va pas résoudre la crise. D’autre part, le droit international ne s’impose qu’aux États, et pas aux entreprises. Les accords de Paris ne sont pas impératifs pour les entreprises transnationales et, comme ce sont elles qui sont à l’origine de la pollution, ils n’ont aucun effet si les État ne transposent pas dans leur droit national leurs obligations internationales. Alors on pourrait se dire qu’il serait pertinent de se tourner vers l’État. Et l’État, c’est d’abord le législateur. C’est là enfin que nous dressons un deuxième constat : celui de l’ineffectivité du droit positif de l’environnement, en raison de l’absence de transposition en droit national du droit international, et d’un détricotage du droit de l’environnement par le gouvernement actuel. L’État fait « écran » à l’application du droit international. Un exemple ? La France est signataire de la convention d’Aaarus sur la « démocratie environnementale » et pourtant, différentes lois expérimentales permettent de faire sortir 80 % des projets industriels du droit de l’environnement et du processus de démocratie environnementale, c’est-à-dire de l’information de la consultation et de la participation du public aux prises de décisions. Ces jours-ci est discuté le projet de loi ASAP qui donne la possibilité au préfet, dans certains cas, de dispenser l’industriel d’enquête publique et de la remplacer par une simple consultation publique. L’article 26 prévoit que les travaux pourront commencer avant que l’autorisation environnementale ne soit délivrée. Les articles 21, 23, 24 bis, 25 bis vont encore plus loin dans la mise à mal de la démocratie environnementale en permettant par exemple que le « secret des affaires » prime sur les obligations d’information et de consultation.
Alors quel moyen d’action reste-t-il ? Au XIXe siècle, ce sont les juges qui ont réglé la question. Parler du défi de l’effectivité du droit de l’environnement, c’est donc réfléchir aux petites modifications des pratiques judiciaires qui permettraient à droit constant de parvenir à cet objectif. Prenons l’exemple des projets de loi sur l’écocide. Je suis contre, pour une raison simple : on a déjà toutes les règles de droit pénal et civil nécessaires. En revanche, il n’y a pas de volonté politique pour mettre en route l’action publique et donc la répression des atteintes a l’environnement reste extrêmement lacunaire, comme le remarquait la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, lors de la présentation de son projet de loi en mars 2020 relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée. Donc quand on réclame pour demain un traité international, par exemple sur l’écocide, c’est une très bonne façon, en fait, de ne pas répondre à la question de l’effectivité du droit sur notre territoire dès aujourd’hui. Il suffirait en effet d’une circulaire ou une instruction du garde des Sceaux demandant à ce que soient poursuivies automatiquement les infractions pénales au droit de l’environnement, pour que la question de l’effectivité du droit de l’environnement soit en grande partie transformée. Il suffirait que soit réellement appliqué l’article 40 du Code de procédure pénale qui impose « pour toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions de signaler des crimes ou délits dont il a connaissance », pour régler une très grande partie de l’ineffectivité du droit de l’environnement.
Une loi ou un traité ne fonctionne pas sans une volonté politique et sans un changement des pratiques judiciaires.
Il faut compter sur le rôle normatif de la Cour de cassation qui peut adapter les lois existantes aux nouvelles demandes sociales. C’est ce qu’elle a fait avec l’arrêt du remorqueur quand, en 1896, la Cour a fait droit aux demandes des veuves, des ouvriers, des victimes d’accidents du travail. Elle a utilisé le droit constant, le Code civil et en modifiant très légèrement le champ d’application de disposition existantes du Code civil, elle a créé un principe général. Je pense qu’aujourd’hui, la seule solution pour résoudre la crise climatique, réside dans le juge et les modifications des pratiques judiciaires, à droit constant.
LPA : Quelle est la pertinence actuelle du renforcement du lien entre droit et justice ?
G.L. : La justice environnementale passera par une réflexion très importante sur la pratique judiciaire : comment les juges peuvent prendre en compte les sciences de la nature, de la vie, de la terre et du management (par exemple, pour identifier les pratiques de greenwashing) pour juger. D’où ce projet de recherche sélectionné par le CNRS et la MITI (mission pour les initiatives transverses et transdisciplinaires) intitulé : « Décision basées sur la science », qui pose la question de l’articulation entre droit et science.
LPA : Savoir que le droit constant est suffisant, est-ce rassurant ?
G.L. : En France, il règne une inculture judiciaire. Quand on parle droit, on pense à la loi et a l’administration alors que le droit c’est le demandeur, l’avocat, le juge. L’exemple du projet de pacte mondial pour l’environnement est éclairant. Un futur pacte mondial proposé par la France c’est très bien, mais encore faudrait-il que la France commence par introduire dans son droit positif le droit international de l’environnement qui existe déjà, qu’elle a ratifié et auquel elle fait « écran ».
Je pense qu’une révolution juridique est actuellement menée par le corps social. Quand on voit tous ces étudiants qui font grève pour le climat… Ils sont la preuve d’une conscience sociale de ce qu’est le droit, qui change aussi. Des sujets de droit demandent une application, dans la rue, de la justice climatique. La fabrique du droit est en train de changer. Il y a un renversement de la pyramide normative, par exemple, un projet de mine ou de parc éolien ne doit plus se contenter d’avoir une licence de l’État, mais il lui faut aussi une licence sociale, c’est-à-dire l’accord des populations locales, pour commencer les travaux !
Le fait que le cycle de conférences se déroule à la Cour de cassation montre que les juges sont tout à fait conscients de deux choses : d’une part, ils vont devoir affronter cette question environnementale qui arrive sur leur table. D’autre part, ils ont conscience de cette magnifique tradition judiciaire française tirée de l’article 66 de la Constitution qui fait de l’autorité judiciaire le gardien des libertés individuelles, mais aussi de la supériorité des traités sur les lois, tirée l’article 55 de la Constitution, qui a permis l’essor d’un contrôle de conventionnalité des lois et qui s’apparente, en fait, à une autre forme de contrôle de constitutionnalité, à côté de celui du Conseil constitutionnel. Bref, le pouvoir judiciaire est constitutionnellement garant de l’État de droit.
LPA : Comment les avocats et les magistrats peuvent-ils s’approprier la singularité du droit de l’environnement ?
G.L. : Cette recherche fait partie d’un dispositif de formation pour l’ENM. Mais nous voulons aussi le penser comme un outil d’aide à la décision pour les juges. On pourrait tout à fait imaginer qu’un juge utilise notre outil pour l’aider à naviguer dans les rapports entre droit et science.
Ces questions de droit et science ont beaucoup été travaillées en France (notamment par Bruno Latour) mais aussi aux États-Unis, où sont nées les « sciences and technologies studies », dont la spécialiste mondiale est Sheila Jasanoff (Harvard). À ses yeux, la science, pour un juge, c’est simplement du fait, et pas du droit, pas de la « vérité ». Il rentre en effet dans l’office du juge d’apprécier la science. Face à 15 expertises, comment déterminer ce qu’est une faute en matière d’environnement ? Le juge doit entrer dans la « fabrique de la science », et choisir la bonne science, qui est à la fois conforme aux standards scientifiques, et à l’office du juge. Il faut une appropriation culturelle de ce qu’est la science et des possibilités de « co-construction » entre science et droit.
LPA : Vous évoquez une « mauvaise science » ? Comment la définir ?
G.L. : L’exemple de l’arrêt du tribunal administratif de Lyon du 15 janvier 2019 est parlant. L’innocuité du Round up pro 360 était en question pour son autorisation de mise sur le marché. Était-il cancérigène ? Une agence française et une agence européenne affirmaient qu’il n’existait pas de certitude sur son caractère cancérigène. Son AMM a alors été donnée. Mais il y a eu un recours, car d’autres experts ont un avis contraire. Cela donne lieu à un débat sur l’expertise. Le juge se dit : « Vous m’apportez une expertise disant qu’il n’est pas sûr qu’il soit cancérigène, mais un laboratoire spécialisé sur cette question dit qu’il y a une très forte probabilité que ce soit le cas car il y a une certitude de son effet sur les animaux. Donc quelle est la bonne science ? ». En cas de controverse, le juge se demande : est-ce un laboratoire connu, légitime ? Sont-ce des scientifiques connus, légitimes ? Publient-ils dans des peer reviews ? Donnent-ils leurs noms ? Quelle est leur méthodologie ? S’ils ne remplissent pas ces critères, c’est de la « mauvaise science », même s’il s’agit d’agences gouvernementales. Mais il tranche aussi en fonction de son office, qui est de rendre la justice, et de principes telle la loyauté de la preuve, le principe de précaution, etc. L’AMM a été remise en cause, grâce au dialogue entre science et droit.
Sheila Jasanoff estime que le juge, d’abord, fait un maping (cartographie) de la science. Arrivent sur son bureau des tas d’expertises mais la science n’est pas unique, c’est une construction sociale et politique. Il va falloir que les juges fassent un peu d’épistémologie. Ensuite, le juge tranche : la loyauté des preuves et l’appréciation des preuves relèvent de l’office du juge. Et dans l’appréciation, des éléments d’épistémologie des sciences se glissent, parallèlement à l’obligation du juge de répondre à une demande juridique et sociale de faire justice. À dire vrai, rien de nouveau sous le soleil, et ce dialogue existait déjà dans l’arrêt du remorqueur de 1896 qui prenait en compte la nouveauté technologique qu’était la « machine à vapeur ». Il y avait déjà la question scientifique : la révolution industrielle, c’étaient des machines à vapeur qui causaient des dégâts énormes et éloignées de leur « cause », posant la question de la causalité. Le droit ne changeait pas, mais une nouvelle demande sociale apparaissait, a laquelle il fallait une réponse, et une adaptation des règles existantes.
LPA : Assiste-t-on à un tournant dans la façon qu’a le droit de recourir à la science ?
G.L. : Trois éléments entrent en ligne de compte. D’abord, l’évolution de notre système économique, qui s’est complètement scientifisé, ensuite, la globalisation qui fait qu’entre les causes et les effets, il y a le monde entier et enfin, l’anthropocène, c’est-à-dire les rétroactions entre nos actions et la terre entière. Exemple : quand on dit que Total est à l’origine de 1 % des gaz à effet de serre mondiaux, la question du lien de causalité se pose entre la production et l’utilisation d’énergie fossile et les dommages causés au système de régulation thermique globaux de la planète. Le réchauffement produit la montée des eaux, qui produisent des déplacements, qui produisent des feux, qui produisent des pandémies, etc. Ce sont des chaînes de causalité, et non une causalité directe. Dans ce cas, la causalité scientifique climatique est souvent basée sur des modélisations, ce qui n’est pas tout à fait raccord avec nos pratiques juridiques. Mais il n’y a aucune règle de droit sur la « causalité » et les juges s’abstiennent sagement de dire ce qu’est un lien de causalité, ce qui leur permet de choisir, d’emprunter, d’adapter certaines causalités scientifiques en fonction de leur objectif juridique de justice.
LPA : Comment mieux former les juges ?
G.L. : On va articuler les savoirs scientifiques avec des processus juridiques via un outil en ligne, pour monter en compétences. Nous voudrions faire des « guidelines » qui permettent au juge, dans les quatre grands moments du procès en responsabilité environnementale (fait générateur, dommage, lien de causalité, preuve) de voir quelles sont les différentes sciences dans ce champ (maping), comment il pourrait les utiliser et les rattacher à des arrêts qui sont allés dans ce sens. Il y a d’ailleurs eu une réforme récente de la motivation des arrêts de la Cour de cassation qui incite à cette approche casuitique. Maintenant, les arrêts vont être motivés et même comprendront une motivation aggravée en cas de hard case, c’est-à-dire de droit de l’environnement.
Notre apport ne consiste pas à leur donner la solution, mais plutôt à leur montrer comment utiliser la science pour entrer en voie de condamnation ou non.
LPA : Comment la communauté du droit peut-elle se mobiliser ?
G.L. : Je suis persuadé que la solution viendra « du bas » : des demandeurs, des avocats, qui formaliseront les demandes, des magistrats et des hauts magistrats de la Cour de cassation qui ont déjà fait la preuve qu’ils pouvaient régler des questions qui menacent le contrat social. Je rappelle l’arrêt Érika de 2012 : deux des plus grandes questions environnementales ont été réglées par la Cour de cassation et pas par le législateur, ni par le droit international. Ce sont les juges qui ont créé le dommage environnemental. Ce sont les juges qui ont percé le voile de la personnalité morale pour rattacher la faute à la société mère et pas à une filiale ou un sous contractant Ce n’est pas extraordinaire, ça ? Rappelons qu’avant les acteurs économiques échappaient à la responsabilité simplement en créant et incorporant des filiales à l’étranger !
LPA : Le corps social se mobilise aussi !
G.L. : La demande sociale est là, partout. Le dernier recours contre Total pour son manquement à son obligation de vigilance climatique sera peut-être le futur arrêt Érika, en ce qu’il établira les contours de l’obligation de vigilance, ce qui est essentiel pour tous, y compris les entreprises qui actuellement ne savent pas vraiment comment prévenir les risques juridiques. Qui est derrière ? Des ONG, des fédérations d’ONG, l’association Notre affaire a tous, des mairies, une région, des victimes, autrement dit, c’est l’ensemble de la société française qui formule une demande de justice environnementale. C’est tout à fait extraordinaire.
LPA : Vous faites le lien entre le droit de l’environnement et l’État de droit…
G.L. : Derrière la justice environnementale, il s’agit de la sauvegarde de l’État de droit. À partir du moment où on a confiance en un système politique et juridique et que le juge répond à une demande, alors, les institutions démocratiques sont fortes. Mais alors que 85 % des Français sont pour un référendum sur la question du bien-être animal, et la reprise des propositions de la Conférence citoyenne pour le climat, ce référendum n’arrivera pas, car le référendum d’initiative partagée a été fait de façon telle que les conditions sont trop restrictives, et que l’actuel gouvernement a peu d’envie que cela rentre à l’agenda politique. Il y a donc un tel décalage entre les questions qui semblent importantes pour les citoyens et la façon dont l’exécutif et le législatif prennent en compte ces demandes, que je crains le désengagement citoyen et l’arrivée de régimes plus qu’autoritaires. Quand le gouvernement affirme qu’il faudrait appliquer les accords de Paris, soutient un pacte mondial pour l’environnement et qu’en même temps, il détricote le droit français de l’environnement, je crains que les Français rejettent non seulement le gouvernement mais également sa forme républicaine.
LPA : Les questions environnementales pourraient-elles se trouver au cœur de ce rejet ?
G.L. : Face aux difficultés, il y a aussi des signes positifs. Nous assistons à une mise en transition de l’ensemble de la société française. Des citoyens, mais pas que. Des avocats, des ONG, des professeurs, et des entreprises se mettent aussi en transition.
LPA : Avec toujours ce soupçon de greenwashing ?
G.L. : Quand vous avez des entreprises comme Vinci qui veulent devenir une entreprise à mission et qui se demandent si elles peuvent répondre à des appels d’offre sur des aéroports, je trouve que la société française est en transition. Il y a des entreprises qui appliquent des critères très nettement supérieurs à ceux du droit français sur le territoire français. C’est une réalité. Et puis on oublie que les entreprises françaises sont transnationales, travaillent de façon mondialisée. Certaines ont des « best practices », qui sont nettement supérieures au droit français, ce qu’on appelle la « new lex mercatoria ». Certes, c’est en grande partie de l’autorégulation, sauf que le mouvement général du droit transnational pousse à transformer cette soft law en hard law.
LPA : Les entreprises feraient donc progresser le droit ?
G.L. : Oui, très nettement. Par exemple, en droit français, la démocratie environnementale, principe de droit international, est inscrite dans la Constitution (droit à l’information, participation et consultation). Mais l’ordonnance de 2016 est d’une grande médiocrité : la consultation en matière environnementale ne fonctionne pas en France. Elle arrive trop tard, quand le projet est tout ficelé et qu’il n’y a pas moyen de le modifier. Ce n’est pas du tout le principe des « best practices ». On en arrive à des situations incroyables, comme avec Total, qui, en Afrique, peut arriver à utiliser un droit plus favorable à celui organisé par le droit français sur son territoire national !
LPA : C’est dur à entendre…
G.L. : Pourtant, c’est le cas, notamment en droit extractif. Récemment, l’État français a envoyé la Marine nationale contre les bateaux des marins-pêcheurs qui s’opposent à des travaux réalisés en mer par le navire du leader mondial de l’éolien, titulaire d’une concession d’un parc éolien en baie de Saint-Brieuc. Ce sont des pratiques coloniales, c’est la pratique de la canonnière !
Et le paradoxe c’est qu’un certain nombre de grandes entreprises appliquent à l’étranger des procédures qu’il faudrait introduire dans les contrats en France : normalement, la consultation des populations locales sert à obtenir la licence sociale, mais c’est seulement en co-construisant le projet, en négociant le contrat, au fond, que celle-ci peut être obtenue. C’est le standard international. Qu’est-ce qui empêche d’introduire, dès le premier contact d’un industriel avec un préfet de telles « best practices » et de mettre en place par le biais de la médiation administrative ou judiciaire, une consultation ou négociation du contrat avec les populations locales ? Pourquoi le fait-on au Nigeria et pas en Bretagne ? Le paradoxe c’est que c’est dans les grands contrats extractifs, les plus polluants au monde, qu’on a le plus exploré et expérimenté ce genre de démocratie environnementale, en raison de l’opposition des populations locales et justement pour pallier les insuffisances du droit.
LPA : Vous montrez que le droit a besoin des sciences, mais la réciproque est-elle vraie ?
G.L. : Le droit et la science sont des constructions politiques, nous dit Sheila Jasanoff. À ce titre, il est intéressant de voir comment le GIEC, qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire de l’humanité, s’est structuré politiquement pour organiser l’expertise mondiale. Il est devenu le principal interlocuteur en matière climatique. La co-construction marche donc dans les deux sens…