Quelle signification pour l’égalité devant le service public ?

Publié le 03/06/2019

Le principe d’égalité devant le service public, s’il ne s’oppose pas à l’introduction d’une différenciation tarifaire, ne saurait obliger l’Administration à y procéder. Le contrôle juridictionnel des choix opérés par les autorités en charge des services publics est en outre très abstrait, ce qui empêche de faire valoir toute particularité d’une situation donnée.

CAA Nantes, 1er mars 2019, no 18NT01878, M. A.

Pas de révolution pour un acquis révolutionnaire, voilà qui pourrait résumer le présent arrêt. Cet acquis révolutionnaire, ce n’est pas seulement l’égalité, mais une certaine conception de l’égalité, qu’on peut qualifier d’universaliste.

La décision rendue par la cour administrative de Nantes tranche une affaire très simple et qui pourrait sembler éloignée de ces considérations historiques et politiques : il s’agit très banalement de la question de la tarification d’un service public de transport maritime entre le continent et l’île de Groix.

Le requérant avait demandé à l’autorité concédante de lui délivrer la carte ouvrant droit au tarif réduit dont bénéficient les insulaires. Ce tarif avait en effet été prévu dans la convention de délégation de service public et se trouvait réservé aux insulaires, définis comme les « résidents permanents sur les îles ». Or, si le requérant n’a pas cette qualité de résident permanent, il a installé le siège de son entreprise sur l’île de Groix tout en résidant sur le continent, d’où sa demande à bénéficier du tarif réduit. Par deux décisions, sa demande a été rejetée. M. A. introduit alors un recours pour excès de pouvoir contre ces deux décisions devant le tribunal administratif de Rennes, qui annule la première décision mais rejette les conclusions formulées à l’encontre de la seconde. Le requérant interjette alors appel et demande à la cour administrative d’appel de Nantes de faire droit à sa demande d’annulation de la seconde décision.

À l’appui de sa requête, M. A. soutient que la grille tarifaire, définie dans la convention de délégation de service public – et qui présente un caractère réglementaire1 – méconnaît le principe d’égalité devant le service public, en ce que sa situation particulière, celle d’entrepreneur ayant son activité sur l’île mais n’y résidant pas, n’est pas prise en compte et se trouve exclue de l’avantage tarifaire qui ne profite qu’aux seuls résidents de l’île.

La question se pose alors pour la cour de savoir si le principe d’égalité est susceptible d’obliger le gestionnaire du service à faire bénéficier M. A. d’un tarif réduit du fait de sa situation particulière qui le place dans une position spéciale de dépendance vis-à-vis du service public de transport maritime.

C’est là que la conception même du principe d’égalité prend toute son importance : dans une optique universaliste, M. A. ne pourrait arguer de l’absence de prise en compte de sa situation, dans la mesure où il ne fait pas l’objet d’une discrimination (il n’est pas traité différemment qu’une personne placée dans la même situation que lui). Mais dans une perspective différentialiste, il serait possible de soutenir que le fait de faire l’objet du même traitement, alors que la situation du requérant est particulière et différente de celle d’autres usagers est contraire au principe d’égalité.

C’est donc la nature juridique de la différenciation qui est au cœur de la discussion contentieuse : s’agit-il d’un pouvoir reconnu au gestionnaire du service ou plutôt d’une obligation liée à un droit subjectif reconnu aux usagers du service public ?

En rejetant la requête de M. A., la cour administrative d’appel de Nantes s’inscrit dans une puissante tradition jurisprudentielle qu’elle n’entend pas rompre. Sa décision rappelle d’abord qu’il est possible, pour un gestionnaire de service public, d’opérer une différenciation tarifaire (I), tout en réaffirmant, au terme d’un contrôle très abstrait, qu’il s’agit là d’un choix de pure opportunité, de nature plus politique que juridique, ce qui n’est pas sans susciter une certaine réserve (II).

I – Une différence de traitement conforme au principe d’égalité

Ce n’est évidemment pas méconnaître le principe d’égalité que de traiter différemment ce qui est placé dans une situation différente. C’est pour cette raison que le Conseil d’État admet depuis longtemps qu’une différenciation tarifaire puisse être opérée par l’autorité en charge d’un service public : l’égalité n’est pas l’égalitarisme, ni l’uniformité. En effet, il s’agit simplement de « fai[re] état des situations différentes » dans lesquelles les usagers « peuvent se trouver au regard du service public »2.

Toutefois, dans la même affaire, le Conseil d’État précise que la différence de situation au regard du service est l’unique motif permettant d’opérer une différenciation tarifaire : ainsi avait-il déjà pu annuler l’acte approuvant un tarif différencié de distribution de l’électricité, car celui-ci était fondé sur la taille de la propriété des usagers, qui n’a aucun lien avec les conditions d’exploitation du service3. À l’inverse, la redevance de distribution de l’eau peut varier sur le territoire d’une même commune, dès lors que le tarif supérieur reflète des « avantages dont sont privés ceux qui demeurent » dans l’autre zone4.

Ainsi, le principe d’égalité impose que les différenciations tarifaires opérées par le gestionnaire d’un service public soient fondées sur des différences de situations à la fois appréciables, objectives et en lien avec les conditions d’exploitation de ce service, sous peine d’être considérées comme arbitraires ou visant un but illégal. Cette appréciation fait l’objet d’un contrôle entier de la part du juge administratif.

À cet égard, le juge vérifie non seulement que la différence de situation au regard du service est suffisante5, mais encore que la différenciation tarifaire a été correctement opérée par l’autorité administrative. Ainsi, une commune qui entend venir en aide aux demandeurs d’emplois en leur offrant la gratuité des transports ne peut le faire qu’en ouvrant cette possibilité à tous les demandeurs d’emplois placés dans la même situation de ressources limitées et de besoin de se déplacer : introduire une condition de prise en charge par les Assedic constitue une discrimination envers les usagers pouvant prétendre à cet avantage tarifaire6.

De plus, une fois la catégorisation des usagers contrôlée, le juge vérifie encore la qualification juridique dont elle fait l’objet, à savoir le tarif qui lui est appliqué. Ici, le juge administratif s’en tient à un contrôle de la disproportion manifeste7.

En l’espèce, la cour considère que la différenciation tarifaire introduite par l’autorité concédante est conforme au principe d’égalité. Le juge considère en effet qu’il existe une différence de situation entre les habitants de l’île de Groix et les habitants du continent qui justifie un tarif préférentiel pour les résidents. Rien de surprenant jusqu’ici, puisque le juge ne fait que reprendre mot pour mot la solution dégagée dans l’arrêt Denoyez et Chorques8.

L’autorité administrative aurait pu aller plus loin dans sa volonté de différencier les tarifs. Il serait parfaitement imaginable que l’autorité concédante, consciente de la situation des personnes travaillant sur l’île sans y résider, entende la traiter en étendant le bénéfice du tarif réduit à ces personnes. Il s’agirait là de la simple prise en compte d’une nouvelle situation différente, qui ne poserait aucun problème au regard du principe d’égalité. On est loin du « tarif préférentiel » dont bénéficiaient les habitants de la Charente-Maritime, dans l’affaire Denoyez et Chorques. D’ailleurs, le Conseil constitutionnel avait considéré qu’une telle différence de situation – celle fondée sur la localisation du lieu de travail –pouvait justifier un tarif différencié, dans sa décision Pont à péage de 19799. Mais cela n’a pas été fait par l’autorité administrative, et c’est justement ce que M. A. lui reproche. Ici, le requérant sera déçu, dans la mesure où le contrôle opéré par la cour ne permet pas de lui donner raison, du fait d’une très grande abstraction.

II – Pour un contrôle concret palliant l’absence d’obligation de différencier les tarifs

On peut considérer que l’arrêt de la cour, bien qu’étant d’une facture très classique, n’en est pas moins surprenant.

Certes, l’Administration n’a pas commis d’erreur en instituant une différenciation tarifaire. Certes, il ne saurait être question d’obliger l’autorité administrative à procéder à une différence de traitement dès lors qu’un administré ferait état d’une situation qu’il considère comme particulière et justifiant un traitement favorable.

Car, rappelle la cour, « le principe d’égalité n’implique pas que des personnes se trouvant dans des situations différentes doivent être soumises à des régimes différents ». Le juge, en le réaffirmant, se place dans une tradition jurisprudentielle ancienne10, maintes fois réaffirmée11 et partagée par le Conseil constitutionnel12.

De cette façon, l’universalisme, entendu comme un traitement uniforme, ne pose aucun problème au juge français, en ce sens que le responsable d’un service public qui ne prévoit aucune différenciation tarifaire (et donc un tarif unique) ne méconnaît pas le principe d’égalité de traitement des usagers du service public. Il demeure parfaitement libre d’opérer des distinctions ou de considérer que les règles seront « les mêmes pour tous ». L’uniformité de traitement est ainsi présumée satisfaire au principe d’égalité, sans que le juge y trouve à redire au regard du principe d’égalité, et, plus largement, sur le terrain juridique. Une différenciation tarifaire répondant à divers objectifs reste à la discrétion de l’Administration responsable du service. Ce n’est que lorsque l’Administration manifeste sa volonté de distinguer les conditions tarifaires en fonction de catégories d’usagers que le juge pourra opérer un contrôle.

La différenciation ne peut donc être imposée par le juge, sur le fondement du principe d’égalité. Si elle prend un caractère obligatoire, c’est qu’elle est la conséquence nécessaire d’une loi, qui peut exiger une différenciation des conditions d’accès au service public dans des domaines très variés : ainsi de l’obligation de prendre en compte les situations de handicap dans l’accessibilité des bâtiments publics13, ou de mettre en œuvre une différenciation tarifaire dans la fixation du montant d’une redevance dont la loi prévoit qu’elle est versée en fonction du « service rendu »14. La cour administrative d’appel de Nantes rappelle ainsi qu’il ne saurait y avoir de quelconque « droit à la différence », ou de droit à la prise en compte de chaque situation individuelle par l’Administration : cela reste une appréciation politique et le juge la laisse dans le champ de la pure opportunité, du fait d’un contrôle juridictionnel particulièrement abstrait.

Cependant, on peut être étonné de ce que le raisonnement s’arrête là : au-delà du critère « objectif » que constitue la qualité de résident, l’autorité administrative n’a-t-elle pas commis une erreur manifeste d’appréciation en excluant du bénéfice de ce tarif un usager placé dans la même situation de dépendance au regard du service, mais non-résident ? La question peut se poser : le requérant est sans doute un usager très fréquent du service, plus encore peut-être qu’un résident. Derrière le critère de « résidence », il y a la fréquence de l’usage du service public et la dépendance à ce mode de transports, seuls à même de justifier le tarif avantageux, et il serait facile de montrer qu’au regard de ces données, le requérant est placé dans la même situation que les résidents. Certes, sa dépendance au service public résulte de choix personnels qui ne peuvent que peu intéresser l’autorité administrative. Toutefois, à partir du moment où l’autorité administrative s’engage dans une démarche de différenciation tarifaire, n’est-elle pas tenue à des impératifs de cohérence ?

La réponse est certaine et, pour s’en assurer, il semble qu’un contrôle juridictionnel concret soit indispensable, afin d’atténuer les rigueurs d’un principe d’égalité par trop formel. En effet, le critère objectif pris en compte dans la différenciation tarifaire est, in fine, la dépendance au service public de certains usagers, contraints d’utiliser ce service, faute de transports alternatifs. Le juge serait fondé à vérifier que l’autorité administrative, lorsqu’elle a introduit et motivé cette différenciation tarifaire, a tenu compte de toutes les situations de dépendance à l’égard du service, et tirer les conséquences de certains oublis, ou erreurs de « tri » des usagers.

À cet égard, on peut relever que certaines juridictions se sont engagées dans une démarche qui s’approche d’un contrôle plus concret. Ainsi de la cour administrative d’appel de Bordeaux, dans une affaire mettant en cause la redevance d’enlèvement des ordures ménagères. La communauté de communes avait introduit quatre tarifs différents ; une commune, membre de la communauté, se plaignait de ce que le terrain de camping situé sur son territoire avait été assujetti au tarif applicable aux établissements municipaux et non pas à celui dont bénéficient les établissements spécifiques. Au terme d’une analyse concrète de la production de déchets par l’activité de camping, la cour considère qu’« en ne rattachant pas cette activité (…) à la catégorie des établissements spécifiques (…) et en la traitant comme celles des autres services municipaux (…), la communauté de communes (…) a méconnu le principe d’égalité entre usagers du service public »15.

L’espèce en cause ici est légèrement différente, car on ne peut soutenir sérieusement qu’il y aurait une méconnaissance du principe d’égalité à ne pas traiter le requérant comme un « résident ». Et il semblerait délicat pour le juge d’exiger de l’Administration qu’elle crée la catégorie d’« entreprise îlienne » demandée par le requérant, sans remettre en cause la conception traditionnelle du principe d’égalité. Il faudrait une certaine dose de volontarisme pour conclure à l’impropriété des distinctions introduites par l’autorité concédante, ce qui semble néanmoins envisageable.

C’est l’affaire du juge que de s’engager dans une telle démarche, qui renforcerait la « justiciabilité » de l’égalité sans provoquer de bouleversement. Plutôt que de raviver la querelle de la conception de l’égalité, un – simple – contrôle concret permettrait peut-être de remédier à la grande liberté dont jouissent les autorités administratives dans l’organisation du service public, lorsqu’elle conduit à certaines incohérences. Sans obliger l’autorité administrative à s’adapter à la situation de chaque usager – elle pourra toujours « s’abstenir » de les prendre en compte, comme le dit si bien l’arrêt –, ce serait simplement lui rappeler que la règle « doit être la même pour tous », même quand elle se trouve différenciée.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CE, 14 nov. 2018, n° 418788, M. de Jesus : Lebon, à paraître ; Contrats-marchés publ., 2019, comm. 18, note Eckert G.
  • 2.
    CE, ass., 1er avr. 1938, Sté l’Alcool dénaturé de Coubert et a. : Lebon, p. 337 ; RDP 1939, p. 487, concl. Latournerie R.
  • 3.
    CE, 1er juill. 1936, Sieur Veyre : Lebon, p. 713.
  • 4.
    CE, 10 févr. 1928, chambre syndicale des propriétaires marseillais : Lebon, p. 222.
  • 5.
    CE, 12 juill. 1995, n° 147947, Cne de Maintenon : Lebon, p. 305.
  • 6.
    CAA Lyon, 27 juin 2002, n° 97LY01972, Brindel : AJDA 2002, p. 1409, note Brondel S.
  • 7.
    CE, 15 déc. 2017, n° 397305, Sté Mk2 Quai de Seine, inédit.
  • 8.
    CE, sect., 10 mai 1974, Denoyez et Chorques : Lebon, p. 274 ; RDP 1974, p. 467, note Waline M.
  • 9.
    Déc. Cons. const., 12 juill. 1979, n° 79-107 DC : Rec. Cons. const., p. 31.
  • 10.
    CE, 22 mars 1950, Sté des ciments français : Lebon, p. 175 – CE, sect., 13 févr. 1970, Dame Vigan et a. : Lebon, p. 110.
  • 11.
    V. encore CE, 22 janv. 1993, n° 55475, Meyet, inédit ; CE, ass., 28 mars 1997, n° 179049, Sté Baxter : Lebon, p. 114 ; RFDA 1997, p. 450, concl. Bonichot J.-C. – plus récemment, CE, 9 nov. 2011, n° 344475, Confédération générale des cadres-centrale, inédit.
  • 12.
    Récemment, v. déc. Cons. const., 16 nov. 2016, n° 2016-739 DC : JO, 19 nov. 2016, texte n° 4.
  • 13.
    CE, ass., 22 oct. 2010, n° 301572, Mme Bleitrach : Lebon, p. 399 ; RFDA 2011, p. 141, concl. Roger-Lacan C.
  • 14.
    CAA Nancy, 3 nov. 2011, n° 10NC01841, Préfet de la Haute-Marne : AJDA 2012, p. 400.
  • 15.
    CAA Bordeaux, 30 juin 2009, n° 08BX01199, Communauté de communes de Vienne et Moulière, inédit.
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