Avec la crise sanitaire, la restructuration des entreprises devient un enjeu capital

Publié le 03/05/2021
Avec la crise sanitaire, la restructuration des entreprises devient un enjeu capital
Gajus / AdobeStock

Face à l’incertitude et à l’anticipation d’une vague de restructurations d’entreprises, le ministère de l’Économie et des Finances a sélectionné une vingtaine de cabinets de conseil. Objectif : accompagner l’administration dans le soutien aux entreprises en difficulté. Même si la reprise économique est à l’horizon, la restructuration des sociétés va devenir un phénomène de plus en plus récurent. Dans ce contexte, le groupe international Mazars, spécialisé dans l’audit, la fiscalité et le conseil,  joue un rôle important auprès de ses clients. Associé au sein de cette multinationale et spécialisé dans les restructurations, Guillaume Bouclier livre son analyse à Actu-Juridique.

Actu Juridique : Globalement, un an après le début de la crise sanitaire, la France se retrouve-t-elle dans une situation de reprise économique ? 

Guillaume Bouclier : Nous ne sommes pas économistes et nous ne pouvons pas apporter une véritable réponse sur le fait que les conditions d’une reprise économique soient réunies ou pas. Mais nous sommes des lecteurs attentifs des prévisions de l’INSEE, de la Banque de France, de l’OCDE ou du FMI. Et nous nous réjouissons des taux de croissance annoncés : 6% pour l’ensemble du monde, 4 % pour l’ensemble de l’Europe et 6% pour la France. Les campagnes de vaccination semblent désormais avancer rapidement, y compris en France. Ce sont de bonnes nouvelles qui incitent à être optimistes et nous le sommes. Mais les mesures prises dans le cadre de la lutte contre la pandémie ont aussi mis à l’arrêt des pans entiers de l’économie. La croissance future est aussi un phénomène de rattrapage. Les forts rebonds anticipés sont aussi la conséquence de chutes d’activités qui ont été très brutales dans certains secteurs.

AJ : Quel constat avez-vous fait dans vos missions d’accompagnement des entreprises ?

G. B. : Dans nos missions d’accompagnement d’entreprises en difficulté nous avons noté des secteurs très significativement impactés : équipementiers automobiles, équipementiers aéronautiques, tourisme, secteur hôtelier, la restauration bien évidemment et d’autres encore. Nous notons même une certaine « fracture ». D’une part des secteurs auront tiré profit de la crise sanitaire et d’autre part des activités se sont quasiment retrouvées à l’arrêt : CHR (cafés, hôtels et restaurants), événementiel, le « retail » (prêt à porter notamment). Une transformation économique liée aux modèles de consommation est en route. Elle passe par exemple par la livraison, favorable aux grands acteurs spécialisés dans ce domaine. Elle passe aussi par le télétravail avec le succès des logiciels dédiés.

AJ : L’Île-de-France représente près de 30 % du PIB national et certaines analyses tendent à dire que la région francilienne a été plus fragilisée que d’autres territoires par la crise. Est-ce une réalité et comment peut-on expliquer ce phénomène ? 

G. B. : Effectivement, l’Île-de-France représente une part considérable du PIB national. La crise sanitaire a gravement touché l’Île-de-France. Les mesures de lutte contre la pandémie y étaient peut-être plus pénalisantes : fermetures de bureaux, fermetures des musées et des salles de spectacle, secteur événementiel à l’arrêt, couvre-feu, restrictions dans les transports en commun.

« L’Île-de-France se trouve sérieusement affectée. Le rebond sera sans doute aussi plus fort »

L’Île-de-France concentre une part importante de l’activité économique et culturelle du pays, elle se trouve donc sérieusement affectée. Le rebond sera sans doute aussi plus fort que dans d’autres régions, avec un décalage que les politiques publiques vont tâcher de réduire au maximum. La région francilienne sera peut-être aussi confrontée à d’importants changements.  Le télétravail et la place que vont tenir les immeubles de bureau demain en sont des exemples. La transformation de milliers de m² de bureaux en logements, qui était déjà à l’ordre du jour en 2018 avec la Loi ELAN. Ces transformations de bureaux en logements pourraient peut-être même limiter la pression sur les prix.

AJ : Qu’est-ce que la restructuration de la dette d’une entreprise et quelles sont les différentes méthodes d’application ? 

G. B. : La restructuration de la dette d’une entreprise vise à adapter le remboursement de la dette existante (le service de la dette) en fonction des capacités de paiement de l’entreprise (sa génération de trésorerie). Ces restructurations doivent intervenir quand l’entreprise rencontre des difficultés : structurelles ou conjoncturelles comme c’est massivement le cas aujourd’hui. Le réaménagement de dette le plus fréquent (et aussi le plus simple) consiste à allonger les délais de remboursement en y ajoutant si besoin un délai de franchise. Un délai pendant lequel l’entreprise pourra « souffler ». À l’inverse, le réaménagement le plus difficile à mettre en œuvre consiste à réduire l’endettement par abandon partiel des créanciers, l’entreprise ne pouvant plus payer. Pour faire simple, c’est extrêmement rare et cela ne se fait qu’exceptionnellement au bénéfice des actionnaires en place. Dans le cadre de la crise sanitaire Covid-19, les discussions entre les entreprises et les établissements financiers ont principalement porté sur la mise en place de prêts garantis par l’État (PGE). Ces discussions sont parfois restées très limitées avec des mises en place rapides et efficaces. Mais les établissements financiers ont aussi pris le soin d’éviter de mettre en place des PGE trop généreux et comblant des besoins de financement éloignés des conséquences de la crise sanitaire.

AJ : Comment évolue votre activité dans ce domaine depuis un an ?

G. B. : Nos activités de restructurations financières ont été logiquement sollicitées avec les conséquences économiques de la crise sanitaire. Nos équipes sont intervenues dans le cadre de missions de diagnostic pour la mise en place de PGE, par exemple. Exemple assez classique en Île-de-France : des sociétés et certains commerces spécialisés. Pour bon nombre d’enseignes, le chiffre d’affaires a considérablement diminué, subitement. Et la plupart n’ont pas bénéficié de gel des loyers ou des charges locatives. C’est le cas des enseignes de prêt-à-porter ou encore d’hôtels parisiens dont l’activité porte en grande partie sur une clientèle internationale (près de 50 %). Cette crise sanitaire affecte également les mécanismes d’investissement immobilier de tourisme avec des opérateurs dont les difficultés sont rapidement devenues publiques parce qu’ils touchent beaucoup d’investisseurs, eux-mêmes souvent endettés et qui comptent sur les revenus de ces résidences de tourisme.

A. J. : De nombreuses entreprises ont demandé des prêts garantis par l’État : environ 600 000 entreprises pour un peu plus de 130 milliards d’euros. Les sociétés peuvent commencer à amortir ce prêt depuis le mois d’avril. Quel regard portez-vous sur ce dispositif ?

G. B. : Le gouvernement a permis une année de franchise supplémentaire, de sorte que les bénéficiaires de PGE seront bien peu nombreux à rembourser cette dette avant 2022.

« Les bénéficiaires de PGE seront bien peu nombreux à rembourser cette dette avant 2022 »

Certaines entreprises ont sollicité ces prêts par précaution compte tenu du contexte et ne l’ont pas dépensé. Elles le rembourseront lorsque la situation sera plus claire. D’autres entreprises l’ont dépensé en compensant leur perte de chiffre d’affaires. Elles auront beaucoup de difficulté à le rembourser. D’autres enfin rencontraient déjà avant la crise sanitaire des difficultés. Elles ont pu bénéficier de PGE avec un effet d’aubaine. Elles ne disposent pas de fonds propres ou leur modèle économique est devenu obsolète et les conséquences de leurs difficultés se trouvent décalées dans le temps.

AJ : Qu’en est-il de la situation des sociétés qui ont compensé leur perte de chiffre d’affaires avec le PGE et celles déjà en difficulté avant la crise sanitaire, qui ont bénéficié du PGE ?

G. B. : Les entreprises de la deuxième catégorie pourront rembourser leur prêt avec des aménagements qui seront à rechercher au cas par cas et à la condition que la reprise économique soit suffisamment vigoureuse. Si cette reprise n’intervient pas, le remboursement des PGE viendra diminuer d’autant leurs capacités d’investissement et d’embauche. Ces entreprises seront contraintes de réaliser des économies ciblées sur le niveau des charges fixes. Elles seront aussi, pour les plus importantes d’entre elles, la cible d’opérateurs économiques en capacité de les aider à payer. La frugalité est l’avenir de ces sociétés dans les conditions économiques actuelles. Les entreprises de la troisième catégorie ne seront maintenues en place, avec l’accompagnement des services du gouvernement, que si elles pèsent suffisamment en termes d’emploi. La rentabilité de ces entreprises reste insuffisante et ne leur permet pas d’assurer le remboursement de leur PGE. La restructuration de ces PGE a déjà commencé.

AJ : Pensez-vous qu’il existe des risques de non-remboursement des PGE ? 

G. B. : Au chapitre des solutions, l’annulation des dettes n’assurerait pas une égalité de traitement à laquelle la loi et les Français sont attachés : le choix d’annuler la dette de certaines entreprises introduirait un sentiment d’injustice avec des conséquences que l’on ne sait pas mesurer. Une autre solution conduirait à la prise de contrôle des entreprises qui présentent un caractère stratégique, comme ce fut le cas pour les chantiers de l’Atlantique. Mais c’est une solution qui reste assez rare. Un phénomène permettait historiquement d’alléger le poids des dettes : c’était l’inflation. Les dévaluations conduisaient à l’augmentation des prix et des salaires, pour des dettes dont le poids restait figé (donc relativement réduit). Les dévaluations n’ont plus cours en Europe. Mais la BCE, par le rachat massif des dettes (des États et des acteurs économiques) se charge indirectement de la création monétaire, de la quantité de monnaie en circulation et donc de l’inflation. Grâce à ces rachats de dettes par la BCE, les banques, qui ont largement participé de la mise en place des PGE, disposent de possibilités de prêts importantes. Le rachat de leurs créances leur ouvre largement la possibilité d’octroyer des nouveaux prêts et de participer donc d’une certaine inflation, qui pourrait faire l’affaire des PGE à rembourser en participant de leur allègement. Reste que les États et les entreprises sont déjà endettées, dans des proportions telles que les banques peuvent avoir tendance à privilégier des placements auprès de la BCE, même avec des taux d’intérêt négatifs pour les banques : des amendes sur le retour de la monnaie à la BCE en quelques sorte. Même ces incitations fortes à la diffusion de la monnaie dans l’économie ne semblent pas toujours suffire. Retour à l’envoyeur BCE donc, pour une question du remboursement des PGE qui dans bien des cas, reste encore sans réponse. Il faudra donc en reparler avant 2022.

AJ : Dans la conjoncture actuelle, avec beaucoup d’incertitude, quels conseils pourriez-vous donner à un dirigeant d’une PME ou d’une TPE ? Quelles sont les priorités actuelles pour un chef d’entreprise ? 

G. B. : La conjoncture actuelle est dominée par l’incertitude et souscrire aux instruments d’aide et aux amortisseurs sociaux en place est à recommander. Ensuite il est également primordial de s’assurer que le modèle économique de l’entreprise est toujours perçu par la clientèle comme essentiel en privilégiant le contact avec elle. Enfin, il est impératif pour une entreprise de préserver autant que faire se peut sa trésorerie disponible. Les rebonds et les sorties de crises sont très consommateurs de trésorerie : reconstituer son stock, refinancer son besoin en fonds de roulement (BFR)… puis prévoir de rembourser ses prêts. Certains pourront aussi profiter des opportunités qui ne manqueront pas de se présenter : croissance externe, regroupements d’entreprises, reprises d’entreprises en difficulté, fusions, acquisitions…

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