La déchéance du droit aux intérêts confrontée à l’exigence européenne d’une sanction dissuasive

Publié le 28/07/2017

Depuis un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 27 mars 2014, les juges du fond doivent s’assurer du caractère effectif de la déchéance du droit aux intérêts. Ils reviennent à ce titre sur la jurisprudence Theret de la Cour de cassation qui permettait au prêteur d’obtenir application du taux légal à compter de la mise en demeure et écartent l’application de l’article L. 313-3 du Code monétaire qui prévoyait l’application d’un taux majoré deux mois après le jugement.

1. Sanction phare du droit du crédit aux particuliers, la déchéance du droit aux intérêts accompagne depuis la réforme Lagarde de 2010 pas moins d’une vingtaine d’obligations, pour la plupart issues de la directive n° 2008/28/CE du 23 avril 2008, et qui prévoient pêle-mêle le devoir de remettre à l’emprunteur une fiche d’information, de lui apporter des explications, d’évaluer sa solvabilité, de consulter le fichier des incidents de remboursements des crédits (FICP), de respecter les mentions obligatoires du contrat, de remettre un bordereau de rétractation ou encore de proposer un crédit adapté lorsqu’un découvert, autorisé ou non, se prolonge au-delà de trois mois, etc.

2. Très sévère en apparence, la déchéance du droit aux intérêts ne prive cependant pas le prêteur de toute rémunération, et ce pour deux raisons au moins.

3. La première est imputable à la jurisprudence. Depuis l’arrêt Theret rendu par la première chambre civile en 2002, la Cour de cassation pose en effet une règle très favorable au prêteur en décidant que la déchéance ne le prive pas du droit de réclamer à l’emprunteur, en plus du principal de la créance, les intérêts moratoires au taux légal calculés à compter de la première mise en demeure de payer1.

4. La décision a été froidement accueillie par une partie de la doctrine et de la magistrature2 qui a notamment souligné que la Cour s’était fondée sur une disposition de droit commun – l’ancien article 1153 du Code civil donc la substance a été reprise par le nouvel article 1344-1 – pour dénaturer des dispositions spéciales du Code de la consommation, inversant l’adage specialia generalibus derogant pourtant érigé en principe général par la Cour de cassation elle-même3.

5. La critique n’a pas entraîné une remise en cause de la solution mais certains juges frondeurs n’ont pas hésité à s’en écarter en privant le prêteur de tout intérêt ou, le plus souvent, en appliquant le taux légal mais à compter de l’assignation seulement, du jugement voire de sa signification, pensant à juste à titre que le prêteur ne fera pas de recours sur cette seule question du point de départ des intérêts légaux4.

6. La seconde raison est imputable au législateur. L’article L. 313-3 du Code monétaire et financier prévoit en effet qu’« en cas de condamnation pécuniaire par décision de justice, le taux de l’intérêt légal est majoré de cinq points à l’expiration d’un délai de deux mois » à compter de la signification ou à compter de l’expiration des voies de recours lorsqu’elles sont possibles ; cette majoration s’appliquant de plein droit, c’est-à-dire même lorsqu’elle n’a pas été demandée et même si la décision de justice ne l’a pas prévue.

7. Conjuguées ensemble, ces deux règles sont apparues si favorables aux préteurs que certains juges d’instance ont fini par estimé que la déchéance prévue par le Code la consommation était privée de tout caractère dissuasif, soulignant même qu’elle était parfois susceptible d’entraîner un profit supérieur par rapport à celui qui aurait été perçu en application du taux conventionnel.

8. Dans ces conditions, une juridiction française a fini par poser la question de la conformité des solutions françaises à la directive du 23 avril 2008. Celle-ci laisse certes le soin aux États membres de définir « le régime de sanctions applicables en cas de violation des dispositions nationales adoptées conformément à la présente directive » mais elle exige que les sanctions prévues soient « effectives, proportionnées et dissuasives »5. Est-ce le cas de la déchéance telle qu’elle est appliquée en France ?

9. En réponse6, la Cour de justice a invité les juridictions nationales à comparer, sur la base de toutes les circonstances de l’espèce, les montants susceptibles d’être perçus par le prêteur malgré la violation de ses obligations avec les montants qu’il aurait perçus s’il les avait respectées. Partant de cette comparaison, les juridictions doivent veiller à ce que le prêteur ne fasse pas de bénéfice en application de la déchéance (pt n° 51), celle-ci devant au contraire se traduire par des intérêts « significativement inférieurs » (pt n° 52) par rapport aux intérêts conventionnels, faute de quoi la sanction perdrait tout caractère dissuasif.

10. Les juridictions nationales du fond n’ont pas tardé à intégrer les enseignements de cette décision et trouvent aujourd’hui des motifs solides pour contredire l’arrêt Theret et écarter le jeu de l’article L. 313-3 du Code monétaire et financier, quand bien même l’emprunteur n’aurait formulé aucune demande en ce sens (alors qu’elle est en principe requise).

11. À ce stade, une seule décision a fait l’objet de plusieurs commentaires de la part de la doctrine, celle rendue par la cour d’appel de Paris le 17 décembre 2015 qui a jugé que l’application du taux légal majoré n’aboutissait pas, en l’espèce, à permettre au prêteur, qui avait été privé de l’application d’intérêts conventionnels établis à 11,50 % l’an, « de percevoir des sommes d’un montant qui serait équivalent à celui dont il aurait pu bénéficier au titre des intérêts conventionnels » si bien que l’effectivité et le caractère proportionné et dissuasif de la sanction de la déchéance du droit aux intérêts conventionnels étaient assurés7.

12. Cette décision ne reflète cependant pas le climat jurisprudentiel actuel. Il ressort de neuf autres décisions rendues les dix-huit derniers mois une tendance nette au renforcement de la sanction de la déchéance. Certes, une décision au moins se prononce comme l’arrêt précité et refuse d’écarter le taux légal majoré8 et une autre tire les mêmes conclusions en reprochant à l’emprunteur de ne pas avoir fourni de preuves suffisantes9. Mais les sept autres décisions constatent en revanche un problème d’effectivité de la sanction et décident de priver le banquier du taux légal majoré10 ; cinq d’entre elles revenant en outre sur la jurisprudence Theret en privant le banquier de tout intérêt11 ou en calculant le taux seulement à compter de l’assignation12 ou du jugement13.

13. La lecture attentive de ces décisions permet de faire un bilan d’étape de cette jurisprudence naissante et autorise une série de trois observations.

14. En premier lieu, la motivation retenue par les juges témoigne d’erreurs de méthode. D’abord, parce que les juridictions ne motivent pas séparément la question de l’application du taux légal à compter de la mise en demeure (jurisprudence Theret) de celle concernant l’application éventuelle du taux majoré. La motivation porte principalement sur celui-ci et lorsqu’il est écarté la juridiction décide ou non d’appliquer la jurisprudence Theret mais sans motiver spécifiquement ce point qui pose pourtant des difficultés particulières.

15. Ensuite, les prescriptions énoncées par la Cour de justice ne sont pas réellement respectées, notamment par la cour d’appel de Paris qui se demande si la déchéance est de nature ou non à offrir une rémunération équivalente au prêteur (par rapport au taux conventionnel) alors que la Cour de justice exige une rémunération signification inférieure pour que la sanction soit effective. Un banquier qui ne perdrait par exemple qu’un pourcentage minime de sa rémunération ou qui serait en mesure de compenser sa perte, au moins en partie, grâce aux économies ou aux avantages liés à l’absence d’exécution des obligations en cause, ne subirait pas une sanction suffisamment dissuasive. Ce caractère significativement inférieur doit en effet être observé en contemplation des coûts ou avantages associés à l’inexécution de l’obligation. Dans l’arrêt rendu par la Cour de justice, était en cause l’absence de consultation du FCIP, obligation dont le coût d’exécution assez faible rend peu opportun le risque de non-exécution mais s’agissant de certaines obligations l’avantage peut apparaître plus substantiel. En effet, étaient parfois en cause dans les affaires rendues récemment des découverts qui s’étaient prolongés plus de trois mois pour lesquels la loi oblige le prêteur à faire une offre de crédit adapté sous peine de déchéance14. Dans ces situations, le préteur peut avoir intérêt à ne pas faire d’offre de prêt au client (pour un taux le plus souvent inférieur par rapport au taux appliqué au découvert) comme la loi l’y oblige, quitte à prendre le risque par la suite de perdre une partie de sa rémunération. Malheureusement, les magistrats motivent leurs décisions sans s’attacher au cas par cas à la spécificité de l’obligation inexécutée…

16. En deuxième lieu, ils ne prennent pas suffisamment en considération les montant susceptibles d’être perçus par le prêteur en distinguant les deux hypothèses (respect et non-respect des obligations) comme l’y invite la Cour de justice. Ils se contentent de comparer le taux conventionnel avec le taux légal majoré sans faire de projection en termes de rémunération.

17. Certes, il n’est pas possible d’anticiper sur la rémunération susceptible d’être perçue par le prêteur en application du taux majoré puisque celle-ci dépend du comportement futur du débiteur. Mais l’application du taux légal depuis la mise en demeure peut donner lieu à des calculs et à une comparaison par rapport au montant qui aurait été perçu grâce au taux conventionnel. Les juges se contentent cependant de comparer le taux contractuel avec le taux légal majoré et décident d’écarter celui-ci lorsqu’ils sont proches. Les sept décisions qui jugent la déchéance insuffisamment dissuasive tirent cette conclusion en raison de prêts convenus à chaque fois pour un taux conventionnel d’environ 6 % cependant que le taux légal majoré se situait entre 5 et 6 % suivant les cas, soit à un niveau très proche. Quant aux deux décisions qui se singularisent en n’écartant pas le taux majoré, elles s’expliquent aisément par la présence d’un taux conventionnel cette fois très élevé (entre 11 et 14 % suivant les décisions) s’appliquant à des découverts en compte ; le taux légal majoré (toujours compris entre 5 et 6 %) apparaissant bien plus faible en comparaison et insusceptible de compenser le taux conventionnel.

18. En troisième lieu, la lecture des décisions rendues jusqu’ici révèle que le problème a sans doute été mal posé. À notre sens, seule la jurisprudence Theret, c’est-à-dire l’application du taux légal depuis la mise en demeure, est susceptible d’atténuer la rigueur de la déchéance, tout au moins était susceptible de le faire à une certaine époque. De 1997 à 2009, le taux légal a varié entre 2 et 4,2 % soit à un niveau relativement élevé mais il est depuis tellement bas, soit 0,04 % en 2012 et 2013 puis 0,93 % et 1,01 % depuis 2014 qu’il n’apparaît pas pouvoir compenser la perte du prêteur, sauf dans des circonstances exceptionnelles.

19. En revanche, l’application du taux légal majoré deux mois après le jugement ne saurait en aucune manière compenser la perte du prêteur. Les montants susceptibles d’être perçus par la banque sont en effet incertains dans leur principe comme leur amplitude. Les juges ne peuvent à ce titre répondre à la directive de la Cour de justice qui souhaite une comparaison des montants susceptibles d’être perçus suite à la déchéance par rapport à ceux qui auraient été perçus sans déchéance. Seul le juge de l’exécution, c’est-à-dire le juge de la saisie des rémunérations, est susceptible de faire ce calcul mais il ne sera certainement pas en mesure de l’opérer si, en amont, la juridiction saisie a écarté le taux majoré !

20. Relevons surtout que même si des montants sont finalement obtenus en application du taux majoré, ils ne sauraient compenser la perte des intérêts conventionnels. Rappelons en effet que l’intérêt est le prix de l’immobilisation du capital et que la rémunération qui en découle dépend de la durée pendant laquelle le prêteur a été privé de la disposition des fonds. Or, si la déchéance s’applique aux intérêts conventionnels dus au titre de la période antérieure au jugement, le taux légal majoré s’applique quant à lui à l’éventuelle période supplémentaire d’immobilisation postérieure au jugement. En faire bénéficier le banquier ne compense pas la perte de sa rémunération due au titre de la période antérieure ; l’en priver revient en réalité à le sanctionner une seconde fois.

21. Seule l’application du taux légal à compter de la mise en demeure est susceptible de compenser la perte du prêteur au titre de la période antérieure au jugement. Pourtant, certaines cours d’appels qui se sont prononcées jusqu’ici tendent à écarter le taux majoré, qui n’est pourtant pas susceptible de compenser la perte du prêteur, tout en appliquant en parallèle le taux légal depuis la mise en demeure alors que celui-ci est en revanche de nature à compenser, au moins en partie, cette perte15.

22. C’est la jurisprudence Theret qu’il est nécessaire de remettre en cause et non l’article L. 313-3 du Code monétaire et financier qui doit profiter à tous les créanciers ayant obtenu gain de cause en justice. La remise en cause de cette jurisprudence était d’ailleurs le but avoué entourant la saisine de la Cour de justice et il appartient dorénavant à la Cour de cassation d’entendre l’appel de Luxembourg…

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. 1re civ., 26 nov. 2002, n° 00-17119 : Bull. civ. I, n° 288 ; RTD com. 2003, p. 357, obs. Bouloc B. ; JCP E 2003, 119 ; JCP G 2003, IV 1124 ; Defrénois 28 févr. 2003, n° 37676-9, p. 261, obs. Aubert J.-L. ; RJDA 2003, n° 302.
  • 2.
    Pour une présentation très critique de cette jurisprudence, v. Poissonnier G., « Pour une vraie déchéance du droit aux intérêts en droit du crédit à la consommation », Contrats, conc. consom. 2013, étude 10.
  • 3.
    Cass. 1re civ., 9 mars 2016, n° 15-18899, PB : JCP E 2016, 1260, spéc. n° 18, note François A. ; RD bancaire et fin. 2016, comm. 115, obs. Mathey N.
  • 4.
    V. en ce sens, Poissonnier G., « Pour une vraie déchéance du droit aux intérêts en droit du crédit à la consommation », préc., § 3 in fine.
  • 5.
    Art. 23.
  • 6.
    CJUE, 27 mars 2014, n° C-565/12 : Gaz. Pal. 5 juin 2014, n° 178x1, p. 11, note Lasserre Capdeville J. ; LPA 1er août 2014, p. 6, note Éréséo N. ; Dalloz actualité, 11 avr. 2014, obs. Avena-Robardet V. ; LEDB mai 2014, n° 54, p. 1, obs. Routier R. ; D. 2014, p. 1307, note Poissonnier G.
  • 7.
    CA Paris, 4-9, 17 déc. 2015, n° 14/17346 : Gaz. Pal. 12 avr. 2016, n° 261y6, p. 28, obs. Piedelièvre S. ; RTD com. 2016, p. 176, obs. Legeais D. ; LPA 10 janv. 2017, n° 123h8, p. 6, obs. Éréséo N., in « Chronique de droit du crédit aux consommateurs ».
  • 8.
    CA Paris, 4 févr. 2016, n° 13/19792.
  • 9.
    CA Besançon, 27 janv. 2016, n° 14/02094 : le taux légal majoré avait été écarté au 1er degré. La réformation a été décidée sur ce point car, en raison de la variabilité du taux d'intérêt légal en 2014 et 2015 (l’arrêt mentionne 0,04 % puis par erreur 4,06 et 4,29 pour 2015 alors que ce sont les taux pour les créanciers particuliers !), et à défaut de calculs précis produits par l’emprunteur, il n'était pas démontré que les montants perçus par le prêteur, au titre de l’intérêt au taux légal majoré, auraient pu compenser la perte des intérêts conventionnels.
  • 10.
    TI Dignes-les-Bains, 17 nov. 2015, n° 11-15-000256 : Contrats, conc. consom. 2016, comm. 51, obs. Bernheim-Desvaux S. – CA Paris, 2 avr. 2015, n° 14/11918 – CA Paris, 2 avr. 2015, n° 14/14523 – CA Nancy, 28 avr. 2016, n° 15/00050 – CA Nancy, 7 mai 2015, n° 14/02475 – CA Aix-en-Provence, 12 janv. 2016, n° 14/19469 – CA Paris, 21 janv. 2016, n° 15/00275.
  • 11.
    TI Dignes-les-Bains, 17 nov. 2015, n° 11-15-000256 ; CA Paris, 21 janv. 2016, n° 15/00275.
  • 12.
    CA Nancy, 7 mai 2015, n° 14/02475 ; CA Paris, 2 avr. 2015, n° 14/14523.
  • 13.
    CA Aix-en-Provence, 12 janv. 2016, n° 14/19469.
  • 14.
    C. consom., art. L. 312-93 (art. L. 311-47 anc.).
  • 15.
    CA Aix-en-Provence, 12 janv. 2016, n° 14/19469 ; CA Paris, 2 avr. 2015, n° 14/11918.