La pratique de l’arrondi du TEG par les banques : une pratique bien fragile selon les banques elles-mêmes…
Un magistrat a posé, successivement, deux questions préjudicielles à la CJUE sur la conformité de la pratique française consistant pour les banques à arrondir leur TEG à la directive n° 2008/48/CE du 23 avril 2008. Leur lecture de cet encadrement juridique est en effet bien incertaine. Or, dans les deux affaires, la banque concernée a préféré se désister de son action en paiement, et abandonner chaque fois une importante créance, plutôt que de voir la CJUE se prononcer en la matière.
1. Un TEG annoncé non conforme à la réalité peut-il donner lieu, dans tous les cas, à une sanction de la part du juge ? Une réponse négative s’impose. En effet, outre les cas où les faits sont prescrits, les magistrats refusent, depuis quelques années, les actions en justice si la différence entre le taux annoncé et le taux réel est inférieure à une décimale. Cette solution, dégagée par deux décisions de 20141, réitérée en 20152, a été rappelée à plusieurs reprises en 20173. Les décisions des 25 janvier (première chambre civile) et 18 mai 2017 (chambre commerciale) ont d’ailleurs eu les honneurs, et c’est à souligner, d’une publication au Bulletin civil4.
2. L’état du droit serait donc désormais clair : l’action en justice exercée en raison d’un TEG erroné (voire arrondi par la banque), que cela soit la nullité de la clause prévoyant le taux conventionnel ou la déchéance du droit aux intérêts, n’est envisageable que lorsque l’écart entre le TEG mentionné et le taux réel est supérieure ou égale à une décimale, c’est-à-dire 0,1 %. Il appartient alors à l’emprunteur de prouver l’existence d’une telle différence5. Certains auteurs6 ont trouvé une explication à cette solution dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, et notamment une décision remarquée du 9 novembre 20167.
3. Toutefois, nous n’avons jamais été convaincus, quant à nous, par cette tolérance à la « différence minime » de taux. Les juges la font en effet découler de l’ancien article R. 313-1 du Code de la consommation dans sa rédaction issue du décret n° 2002-927 du 10 juin 20028 relatif au calcul du TEG applicable au crédit à la consommation et portant modification du Code de la consommation. Plus précisément, l’annexe I de cet article, déclare à son point d) (par une première phrase) : « Le résultat du calcul est exprimé avec une exactitude d’au moins une décimale ». Or force est de constater que ce passage ne dit à aucun moment que le résultat du calcul du TEG peut être exprimé avec une erreur inférieure à une décimale. Le texte doit être lu, selon nous, comme rappelant simplement l’obligation pour la banque de communiquer un taux avec au moins une décimale, n’excluant pas que ce résultat puisse être exprimé avec une exactitude de plus d’une décimale. Il évoque donc plus une exigence de précision du taux qu’une tolérance à une inexactitude minime.
4. La seconde phrase de ce point d) suscite tout autant le questionnement : « Si le chiffre de la décimale suivante est supérieur ou égal à 5, le chiffre de la première décimale sera augmenté de 1 ». Les banques se fondent alors sur ce passage pour justifier le fait qu’elles arrondissent fréquemment leur TEG dès la seconde décimale. Or, ici encore, le sens donné à ce passage nous paraît galvaudé. En effet, il ne semble pas que les termes « la première décimale » doivent être interprétés comme visant une décimale déterminée, c’est-à-dire la première décimale après la virgule. À notre sens, ces mots expriment plutôt une place relative par rapport à la décimale visée, quant à elle, sous l’expression « la décimale suivante ». Il doit donc pouvoir s’agir de n’importe quelle décimale après la virgule, et ce d’autant plus que la phrase précédente du point d) concerne, nous l’avons vu, la possibilité pour le créancier de choisir le nombre de décimales après la virgule pour exprimer le TEG9. En résumé, le passage en question peut être interprété en ce sens que la règle d’arrondi qu’il mentionne doit être appliquée quel que soit le nombre de décimales choisi par le créancier pour indiquer le taux en question10. Cela limite, par conséquent, la liberté des banques en la matière.
5. Or certaines de ces interrogations auraient pu être levées, plus particulièrement à propos de l’arrondi pratiqué par les établissements de crédit. Un magistrat du tribunal d’instance de Limoges a en effet décidé, par une décision du 1er février 201711, de poser une question préjudicielle sur ce point à la Cour de justice de l’Union européenne12. La règle figurant à l’ancien article R. 313-1 se retrouve également dans les directives nos 98/7/CE du 16 février 1988 et 2008/48/CE du 23 avril 2008.
6. Cependant, un événement original s’est produit en l’espèce : la banque concernée a préféré se désister de l’instance13, et donc abandonner la possibilité de récupérer une somme de 26 820,97 euros, plutôt que d’entendre la position de la CJUE sur cette question de droit !
7. Le magistrat, opiniâtre, a alors profité d’une autre affaire comparable pour poser une nouvelle question préjudicielle le 11 octobre 201714, aux termes de laquelle « le taux annuel effectif global d’un crédit à la consommation étant de 5,97377 pour cent, la règle issue des directives 98/7/CE du 16 février 1988 et 2008/48/CE du 23 avril 2008 selon laquelle, dans la version française, « Le résultat du calcul est exprimé avec une exactitude d’au moins une décimale. Si le chiffre de la décimale est supérieur ou égal à 5, le chiffre de la première décimale sera augmenté de 1 », permet-il de tenir pour exact un taux effectif global indiqué de 5,95 pour cent ? ».
8. Selon le jugement en question, l’interprétation de la règle d’arrondi instituée par les directives européennes reposerait sur une lecture inadaptée de la phrase précitée. Pour le juge, et nous partageons son point de vue, le terme « exactitude » est synonyme ici de « précision ». Il en va d’ailleurs ainsi dans les versions espagnole, portugaise et roumaine de la directive qui utilisent l’équivalent du terme « précision ». C’est encore ce dernier terme qu’emploient les illustrations chiffrées de la règle d’arrondi, telle qu’elle figure en annexes III à la directive n° 98/7/CE. Dès lors, la phrase précitée réglementerait seulement le nombre de décimales, et on ne saurait y voir l’octroi aux prêteurs d’une marge d’erreur de 0,1 %, qui serait d’ailleurs très élevée, notamment en matière de crédit immobilier.
9. Hélas, dans cette affaire encore, la banque (qui était la même que dans la première procédure…) a décidé de se désister et perdre, cette fois-ci, toute chance de récupérer la somme de 22 356,49 €15 ! Ainsi, pour la cour d’appel de Limoges, « la banque s’étant désistée de son action en paiement, les éléments d’interprétation du droit de l’Union européenne qui font l’objet de la question préjudicielle posée par le tribunal d’instance statuant au contentieux dans cette instance ne sont plus nécessaires à la solution du litige ». Il convient donc, pour les juges, de retirer la question préjudicielle posée.
10. Cette attitude de la banque en question traduit, dans tous les cas, une idée forte : elle n’est pas certaine de la valeur juridique de la pratique des établissements de crédit français d’arrondir assez facilement le TEG, ou du moins de la conventionalité de leur lecture des textes. Nous sommes dès lors bien loin de « l’absence de doute raisonnable quant à l’interprétation du droit de l’Union européenne » sur ce point, pourtant affirmée par la 1re chambre civile de la Cour de cassation dans sa décision du 25 janvier 201716 !
11. Une clarification du droit serait pourtant utile en la matière, et ce d’autant plus que la prochaine réforme du TEG, actuellement en préparation, ne semble dire mot sur le point qui nous occupe17.
12. On ne peut qu’alors espérer que d’autres questions préjudicielles soient posées dans l’avenir en matière de crédit à la consommation, mais également en présence de crédit immobilier, en se fondant dans ce dernier cas sur la directive n° 2014/17/UE du 4 février 2014 sur les contrats de crédit aux consommateurs relatifs aux biens immobiliers à usage résidentiel qui reprend, elle aussi, la règle précitée sur l’arrondi.
13. La position de la CJUE est donc attendue18… mais pas par les banques….
Notes de bas de pages
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1.
Cass. 1re civ., 1er oct. 2014, n° 13-22778 : Gaz. Pal. 17 mars 2015, n° 216v7, p. 18, obs. Roussille M. ; D. 2014, p. 2395, note Lasserre Capdeville J. ; Banque et droit 2015, n° 160, p. 29, obs. Bonneau T. – Cass. 1re civ., 26 nov. 2014, n° 13-23033 : JCP G 2014, act. 1306, obs. Lasserre Capdeville J. ; Banque et droit 2015, n° 160, p. 29, obs. Bonneau T. ; RTD com. 2015, p. 137, obs. Legeais D. ; RD bancaire et fin. 2015, comm. 36, obs. Mathey N.
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2.
Cass. 1re civ., 9 avr. 2015, n° 14-14216 : D. 2015, AJ, p. 1150, obs. Lasserre Capdeville J.
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3.
Cass. 1re civ., 11 janv. 2017, n° 15-24914 : Juris-Data n° 2017-000296 – Cass. 1re civ., 25 janv. 2017, n° 15-24607 : JCP E 2017, 1158, 39, n° 11, note Lasserre Capdeville J. – Cass. com., 18 mai 2017, n° 16-11147 : JCP E 2017, 1366, 49, n° 26, note Lasserre Capdeville J. – Cass. 1re civ., 5 juill. 2017, n° 16-21075 : Gaz. Pal. 12 sept. 2017, n° 302p9, p. 18, note Lasserre Capdeville J.
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4.
Il aura donc fallu 3 ans à la Cour de cassation pour décider de publier au Bulletin civil cette jurisprudence pourtant d’un intérêt pratique considérable. Voilà qui est bien long pour une solution si importante… Cela pourrait témoigner du fait qu’au sein même de la haute juridiction, la solution ne faisait peut-être pas l’unanimité.
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5.
CA Lyon, 7 févr. 2017, n° 15/01044.
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6.
Boucard F., D. 2017, p. 328.
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7.
CJUE, 9 nov. 2016, n° C-42/15 : D. 2017, p. 328, note Boucard F.
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8.
D. n° 2002-927, 10 juin 2002 : JO, 11 juin 2002, p. 10357.
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9.
Cette solution est, semble-t-il, partagée par la Commission européenne, Poissonnier G., D. 2017, AJ, p. 2093.
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10.
Dès lors, en présence d’un TAEG de 6,75772 %, la règle en question ne permettra pas de tenir pour exacte l’indication d’un TAEG de 6,75 %.
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11.
TI Limoges, 1er févr. 2017, n° 16-000784 : D. 2017, AJ, p. 502, obs. Poissonnier G.
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12.
Lasserre Capdeville J., « La tolérance de l’erreur du TEG inférieure à une décimale : l’intervention attendue de la CJUE », LPA 21 août 2017, n° 128r8, p. 3.
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13.
CA Limoges, 7 juin 2018, n° 17/00768.
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14.
TI Limoges, 11 oct. 2017, n° 17-000561 : D. 2017, AJ, p. 2093, obs. Poissonnier G.
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15.
CA Limoges, 17 mai 2018, n° 17/01433.
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16.
Cass. 1re civ., 25 janv. 2017, n° 15-24607 : op. cit.
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17.
Sur cette prochaine réforme qui interviendra par la voie de l’ordonnance, v. Lasserre Capdeville J., « Vers un encadrement légal du TEG/TAEG », JCP G 2018, 78, 5, n° 5, La loi d’habilitation (projet de loi Fonction publique : un État au service d’une société de confiance) devrait être très prochainement adoptée.
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18.
Dans tous les cas, si la CJUE dispose des ressources procédurales lui permettant de passer outre un désistement qui n’a d’autre but que de l’empêcher de dire le droit, il serait souhaitable qu’elle en fasse usage ici.