Contentieux systémique : « Il est important, pour les magistrats, de rester au plus près des réalités »
Vendredi 29 mars aura lieu la première conférence-débat du cycle de formation « Contentieux systémique émergent » à la Cour d’appel de Paris. Cette initiative s’inscrit dans le cadre d’une politique qui a mené à la création d’un Conseil de justice économique ainsi qu’à la mise en place d’une nouvelle chambre dédiée au devoir de vigilance et à la responsabilité écologique. Le Premier président de la Cour d’appel de Paris, Jacques Boulard, nous explique les objectifs et les enjeux de ces innovations.
Actu-Juridique : Dans votre discours de rentrée, vous avez évoqué la première réunion du Conseil de justice économique. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit et comment cela va fonctionner ?
Jacques Boulard : Inspiré des conseils de juridiction prévus par le Code de l’organisation judiciaire, le Conseil de justice économique se veut à la fois plus souple dans son organisation mais aussi centré sur la justice économique.
En effet, la cour est convaincue de l’importance du droit dans les relations économiques et de l’impact des décisions de justice civile et commerciale pour les entreprises comme pour les parties prenantes, ce qui doit conduire à mieux mettre en lumière nos interactions. Dans le respect de l’indépendance des magistrats du siège, amenés à connaître et à trancher des litiges en matière économique, il m’apparaît tout à la fois complémentaire mais également nécessaire, pour la cour d’appel de Paris, d’alimenter, à un niveau plus stratégique, la réflexion autour de la place de Paris comme place du droit dans les échanges mondiaux.
Ce Conseil de justice économique associe ainsi le tribunal judiciaire de Paris, le tribunal de commerce de Paris, le barreau de Paris, la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale, des directions d’administration centrale du ministère de la Justice et de Bercy, des acteurs du monde économique parisien dont la Chambre de commerce et d’industrie de Paris Île-de-France, les principales autorités de régulation intervenant dans le domaine économique et financier, la Haute Autorité de l’Audit (anciennement Haut Conseil du Commissariat aux Comptes), des juristes d’entreprises et une représentante du monde universitaire Marie-Anne Frison-Roche. Il m’est donc apparu utile de créer une synergie commune en les rassemblant tous.
Destiné à se réunir au moins une fois par an, sur un thème défini collectivement par ses membres, les travaux du Conseil de justice économique pourront aboutir, en fonction de la teneur des échanges et de la thématique abordée, à des publications ou à des manifestations.
Actu-Juridique : Comment cette initiative a-t-elle été perçue par les acteurs concernés ?
JB : Je crois pouvoir dire que ce fut une rencontre gagnant-gagnant, de part et d’autre.
Plusieurs intervenants ont pu insister sur la véritable découverte de l’institution judiciaire, et de son rôle en matière économique et financière, que nos premiers échanges ont pu constituer pour eux. Comprendre quand intervient le juge, comment il se saisit des enjeux économiques et financiers, mais aussi quelles sont certaines de ses contraintes, qui vont parfois en se complexifiant, a été pour certains autant de prises de conscience.
Mais je dirais qu’il en a été de même pour nous. Je crois qu’il est toujours important, pour les magistrats, de rester au plus près des réalités et de cultiver en toute occasion nos capacités d’écoute. Et à cet égard, j’entends les questions de délais, et de coût, les impératifs de compétitivité et de célérité pour certains secteurs économiques, la complexification croissante du droit, l’essor des nouvelles technologies, etc.
Je crois que ce Conseil de justice économique fonctionnera d’autant mieux que nous avons confiance et respect les uns envers les autres.
Actu-Juridique : En quoi la cour d’appel de Paris joue-t-elle un rôle particulier en matière économique ?
JB : La cour d’appel de Paris joue un rôle unique dans le paysage juridique et international.
De par la loi, la cour d’appel de Paris s’est vue accorder une compétence exclusive dans un nombre exceptionnel de matières : propriété intellectuelle, concurrence, devoir de vigilance. Elle est juridiction de recours des autorités de régulation en matière économique (AMF, ADLC, ART, CRE…). De surcroît, Paris, siège de la Cour internationale d’arbitrage, constitue une des premières places internationales de l’arbitrage au monde et nous sommes juridiction de recours de l’ICC. Enfin, la cour d’appel de Paris est juridiction unique d’appel de toutes les affaires économiques du ressort, qu’elles proviennent des tribunaux de commerce ou des tribunaux judiciaires, alors que le double degré de juridiction n’est pas un acquis dans de nombreux pays.
Ce rôle singulier est assumé par la cinquantaine de magistrats du siège expérimentés qui composent les 14 chambres du pôle économique et commercial de la cour d’appel de Paris.
Actu-Juridique : Quels sont les premiers chantiers lancés au sein de ce Conseil de justice économique ?
JB : Pour cette session inaugurale du Conseil de justice économique, le 30 novembre 2023, les échanges ont été nourris. Nous avons voulu aborder, sans tabou, différents sujets, sans déterminer de thèmes prédéfinis. Différents items étaient sur la table : le numérique, l’intelligence artificielle et la justice ; la responsabilité sociétale des entreprises, l’office du juge et son articulation avec les régulateurs ; la réflexion autour de la Place de Paris à l’international ; l’influence par le droit ; le forum shopping (i.e. la saisine de la juridiction la plus susceptible de donner raison à ses propres intérêts) ; les moyens humains dont la question de l’équipe autour du juge ; les délais de traitement et le coût du procès, avec des interrogations sur l’article 700 du code de procédure civile et les dépens ; etc.
Nous travaillons désormais, en lien avec chacun des membres, à la définition des contours de la prochaine session.
Actu-Juridique : Quelle peut être la place du juge dans les contentieux à la fois techniques et systémiques ?
JB : Le juge de droit commun est à la croisée de l’ensemble des intérêts, divergents et contradictoires, qui traversent la société tout entière. Il joue donc, par nature, un rôle clé dans les sociétés démocratiques.
Vous évoquez à juste titre la technicité des sujets. L’enjeu est d’être capable d’une démarche analytique robuste, sur des questions particulièrement diverses et souvent transversales, tout en restant en phase avec le temps économique et l’agenda exigeant de nos sociétés contemporaines. La plupart des sujets, dans un État de droit, sont « judiciarisés » ; nous nous devons donc de nous adapter en permanence à la demande, y compris lorsqu’elle porte sur des sujets techniques.
S’y ajoute, comme vous le soulignez, une dimension systémique. Il fait pleinement partie de notre office de bien la comprendre. Par ailleurs, les valeurs du juge judiciaire (impartialité, intégrité, probité, réserve et discrétion) sont des atouts importants.
Actu-Juridique : Vous avez également créé une chambre dédiée au devoir de vigilance et à la responsabilité écologique, c’est la 5-12. Pour quelle raison ?
JB : La loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre a créé l’obligation d’édicter un plan de vigilance pour les très grandes entreprises. Votée en réaction à l’effondrement du Rana Plaza en 2013, au Bangladesh, elle s’inscrit dans un vaste mouvement de fond sur la nécessité d’encadrer l’activité économique pour préserver l’habitabilité de la planète, les droits humains en France et à l’étranger et la possibilité d’une vie décente pour les générations futures. Cette loi pionnière constitue une source d’inspiration en Europe, le projet de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité modifiant la directive (UE) 2019/1937, en cours de finalisation, s’en inspirant directement. Ses applications sont ainsi scrutées par la doctrine mais également par la presse spécialisée et généraliste, les entreprises, les associations et les ONG.
Chaque instance introduite à ce jour, qui présente des spécificités exclusives d’une standardisation des décisions et qui est portée par des avocats spécialisés discutant méthodiquement chaque élément de fait et de droit, révèle la complexité de la matière qui est à la croisée de différentes branches du droit (droit de l’environnement, droit civil, droit social, droit commercial, droit international privé) et mobilise des normes juridiques variées (droit interne, droit de l’Union européenne, CESDHLF, traités internationaux, principes directeurs des Nations unies et de l’OCDE, normes d’application volontaires, rapports du GIEC, expertises privées, etc.).
À la grande transversalité du sujet et à sa technicité juridique, scientifique et économique s’ajoute la dimension existentielle des enjeux pour les parties qui, schématiquement, mettent en balance habitabilité de la planète et maintien d’un certain modèle économique. Ces caractéristiques impliquent, ainsi que le législateur l’a souhaité en confiant au tribunal judiciaire de Paris une compétence exclusive en la matière avec la loi du 22 décembre 2021, une forte spécialisation des juges chargés de son examen, y compris en appel.
Il nous est donc apparu nécessaire, pour être à la hauteur de ces enjeux, pour éviter l’éparpillement des contentieux et les divergences jurisprudentielles, et pour favoriser une meilleure identification et quantification des besoins, de créer une chambre dédiée au sein du pôle économique et commercial de la cour d’appel.
Actu-Juridique : Comment va-t-elle fonctionner en pratique ?
JB : La composition de cette chambre est conçue de manière évolutive, précisément pour permettre son adaptation à la variété des questions posées en tenant compte des spécialités exercées par les différents magistrats qui doivent faire écho aux matières plurielles concernées.
C’est ainsi que les magistrats amenés à la composer peuvent être issus, en fonction du contentieux en jeu, d’autres pôles de la cour d’appel, notamment des pôles civil ou social, pour venir compléter une composition commercialiste du fait des mécanismes juridiques à articuler et de leur forte dimension économique.
Actu-Juridique : Ces contentieux nécessitent-ils, à l’instar de ceux traités par la chambre internationale, une adaptation des règles procédurales ?
JB : À ce stade, il est encore trop tôt pour dire si des adaptations procédurales sont nécessaires pour le traitement des dossiers relevant de cette chambre nouvelle 5-12, à l’instar de ce qui existe pour la chambre commerciale internationale (CCIP-CA) à propos de laquelle la Professeure Soraya Amrani-Mekki avait toutefois eu l’occasion de rappeler en décembre dernier, lors du colloque sur les cinq ans de la CCIP-CA, que les souplesses accordées par le guide de procédure sont possibles en procédure ordinaire.
Actu-Juridique : Une troisième initiative, toujours en lien avec le contentieux économique, consiste dans la création, avec l’ENM, la cour d’appel de Versailles, l’EFB et la Cour de cassation, d’un cycle de formation sur le contentieux systémique émergent. Pouvez-vous nous en dire plus ?
JB : Le contentieux de la vigilance est un exemple de ce qui émerge d’une façon plus générale : le contentieux systémique, lié à de grands acteurs détenant des positions de premier plan sur des marchés fortement concentrés. Celui-ci oblige à s’intéresser à de nouveaux champs, et à leurs impacts possibles sur la sphère judiciaire, et appelle une nouvelle façon d’organiser les procédures et les relations entre professionnels. Pour entrer dans ce contentieux systémique émergent, un cycle de conférences, valant formation continue, est organisé par la cour d’appel de Paris conjointement avec la Cour de cassation, l’École nationale de la magistrature (ENM), la cour d’appel de Versailles et l’École de Formation du Barreau (EFB), le tout placé sous la responsabilité scientifique de la Professeure Marie-Anne Frison-Roche.
Actu-Juridique : Vous avez évoqué aussi l’amiable lors de la rentrée. Existe-t-il des connexions possibles entre l’amiable et ces contentieux ?
JB : L’amiable est un outil protéiforme qui peut utilement se développer dans tous les contentieux. Il fait l’objet d’un consensus profond dans le monde judiciaire et les magistrats ne cessent de le proposer, à toute étape de la procédure, en écho à la politique portée par le garde des Sceaux, ministre de la justice. Accepter d’y recourir est une preuve de maturité, il s’agit de préférer la collaboration – en général féconde – à la confrontation – bien souvent stérile –.
S’il existe à l’évidence des connexions possibles entre l’amiable et ces contentieux, gardons cependant à l’esprit qu’il existe des matières où les antagonismes sont profonds et où le rapprochement des points de vue est structurellement plus difficile. En définitive, tout dépend de l’analyse qu’en font les acteurs eux-mêmes.
« Nous voyons émerger aujourd’hui le contentieux systémique »
Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit de la régulation et de la compliance et responsable scientifique du cycle « Contentieux systémique émergent » nous explique la notion de contentieux systémique et l’importance de la démarche engagée par le Premier président.
Nous voyons aujourd’hui émerger ce que l’on peut désigner comme le « contentieux systémique ». Il regroupe des cas nouveaux, constitués par des dossiers de grande importance impliquant de très gros enjeux. Leur objet est un mélange de fait et de droit, en ce qu’un « système » est impliqué par la situation et le litige, qu’il s’agisse du système climatique, bancaire, financier, numérique, énergétique, etc. Une fois que le juge a répondu et trouvé une solution au litige, fut-il le juge de première instance, et qu’il a motivé sa décision, ce qui va l’obliger souvent à manier des notions nouvelles, à la fois plus expertales et plus politiques, nées des allégations des parties elles-mêmes, la décision est appelée à avoir des conséquences dans le secteur entier concerné, à l’échelle mondiale, immédiatement et dans le futur. Le contentieux systémique a pour premier objet le futur, celui des systèmes impliqués et des personnes exposées aux systèmes. Il faut donc que toutes les personnes impliquées, depuis les parties jusqu’au juge en passant par le parquet et les avocats, comprennent ce qui est en train de se jouer dans ce « contentieux systémique émergent, et disposent des compétences requises pour traiter le cas. C’est à la fois une question de formation et de dialogue. L’enjeu est de maîtriser le vocabulaire, souvent nouveau, de comprendre la question, souvent complexe, de trouver les bons experts, pour formaliser une réponse adéquate. Sachant que si l’on se trompe, on s’expose, parce que la cause est systémique, à des effets négatifs systémiques. C’est à cela que répondent la création tant du Conseil de Justice Économique que le cycle de conférences-débats Contentieux Systémique Émergent, valant formation pour les magistrats et pour les avocats, qui y est associé.
« Les litiges aident les systèmes à évoluer »
J’observe à travers les très nombreuses personnes inscrites que le sujet intéresse aussi les universitaires car le concept de cause systémique est nouveau et doit être approfondi. Le travail entrepris conférence après conférence est avant tout pratique et concret. En effet, les questions qui se posent sur la vigilance, la supervision des contenus numériques, les capacités algorithmiques, ne peuvent pas attendre que la Cour de cassation se prononce, parce qu’elles sont urgentes dans les causes systémiques et aussi parce que ce sont des questions de fond qui échappent à la compétence du Juge du Droit. La Cour de cassation est d’ailleurs étroitement associée au cycle. La méthode retenue est d’expliciter les pratiques, les innovations et difficultés, de réfléchir en amont sur ces questions pour qu’ensuite, confronté à un cas concret, chaque acteur soit à même d’y répondre le mieux possible lorsque le temps des affrontements devant le juge viendra. Les litiges ne sont d’ailleurs pas pathologiques, ils aident les systèmes à évoluer. C’est aussi en cela que ce cycle de conférences-débats sur le Contentieux Systémique Émergent a des points de contact avec le Conseil de Justice Économique mis en place par la Cour d’appel de Paris, car dans les deux les autorités de régulation apportent leur perspective, qui est par nature systémique. En ce sens, je trouve que la démarche du Premier Président Jacques Boulard s’inscrit dans la lignée des travaux de Guy Canivet et rejoint l’esprit procédural de l’arbitrage international, plus souple et ouvert à l’expertise technique.
Pour que triomphe l’intérêt général
Ce qui marque également ce contentieux systémique qui émerge et qui réunit ces cas que l’on perçoit encore trop en silos (vigilance, droits humains, environnement, numérique, information extrafinancière, durabilité énergétique, etc.), c’est le fait que le résultat obtenu est au cœur de la démarche : la loi de 2017 sur la vigilance, comme la loi de 2016 sur la prévention de la corruption sont construite sur les buts, c’est le résultat qui importe. Ce But « Monumental » de préservation des systèmes justifie une présence forte du parquet, y compris dans sa mission civile, car il défend par nature les enjeux systémiques, notamment la paix, les droits humains, le climat, l’avenir de la planète. La première conférence qui aura lieu le 29 mars a été prise d’assaut par les magistrats, les avocats, les auditeurs : chacun prend la mesure pratique de ces contentieux émergents et de l’importance de la démarche adoptée par le Premier Président, notamment par la création de la chambre spécialisée. On ne résoudra pas ces questions vitales dans un affrontement judiciaire où chacun veut la destruction de l’adversaire, elles imposent au contraire le dialogue. Le Conseil de Justice Économique a aussi pour vertu de créer un dialogue pérenne entre tous les acteurs hors des contentieux ponctuels. Le Premier Président a utilisé l’expression « gagnant-gagnant », c’est exactement ça l’enjeu : que triomphe l’intérêt général.
Référence : AJU429593