Cluster maritime : la Nouvelle-Calédonie veut valoriser son or bleu

Publié le 17/01/2019

Lionel Loubersac connaît parfaitement la Nouvelle-Calédonie pour l’avoir découverte dès 1976, comme volontaire à l’aide technique, afin d’alimenter les populations des îles Loyauté en eau potable. Doté d’un diplôme d’ingénieur, il a réalisé ensuite une thèse sur les milieux côtiers tropicaux du Pacifique Sud à l’université de Toulouse. Quand il quitte ses fonctions en 2014 à l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), ce sexagénaire sur-actif, également membre du Conseil représentatif des Français d’Outre-Mer (Crefom), se lance dans la co-fondation d’un cluster maritime à Nouméa, où il continue de vivre désormais, afin de fédérer les intérêts des entrepreneurs de la mer et de favoriser l’émergence de projets.

Les Petites Affiches

Comment avez-vous découvert la Nouvelle-Calédonie et quelles ont été vos premières missions ?

Lionel Loubersac

En Nouvelle Calédonie, quand j’ai commencé à travailler pour l’Ifremer je me suis focalisé sur le développement de l’aquaculture de crevettes, en intervenant pour continuer de développer une filière économique qui n’existait pas à l’origine dans les années 70 et partait de zéro. L’aquaculture s’est donc développée ici avec les crustacés et se diversifie. Elle est devenue une activité économique qui compte de nombreux avantages, notamment en termes d’aménagement du territoire équilibré, car elle fixe des populations en « brousse » (les territoires ruraux dans le vocabulaire calédonien, ndla), elle arrive à injecter des ressources économiques, des formations et des activités et elle est en plus écoresponsable, car le développement de l’aquaculture n’a détruit que trois hectares de mangrove au total et c’est une activité économique qui ne vit que parce que le milieu est sain. C’est donc une ressource économique durable.

Dans mes missions, j’ai dû négocier un nouvel accord-cadre sur un ensemble beaucoup plus vaste de sujets que la simple aquaculture, ce qui n’était pas simple en raison de la structuration et de la gouvernance de la Nouvelle-Calédonie qui est tout à fait particulière, avec trois provinces et un gouvernement. J’ai mis un certain temps, car il fut difficile de mettre tous les acteurs d’accord ! Finalement, on a signé un accord à cinq ans, renouvelé depuis par ceux qui ont pris ma suite, qui inclut outre les métiers de base de l’aquaculture de crevettes, des aspects nouveaux qui sont de géosciences marines profondes, de gestion de la connaissance, de structuration des données marines, et qui incluent aussi un volet biodiversité (observation et indicateurs de santé de la biodiversité dans différents endroits vierges ou surfréquentés). J’ai par ailleurs travaillé au lancement de deux activités en biotechnologie : l’exploitation des bactéries extrémophiles qui peuvent produire des biomolécules d’intérêt, et le lancement d’un programme sur les microalgues. Le volet écoresponsable de toutes les activités ainsi construites est prioritaire : nous avons là des solutions nouvelles, nous devons réfléchir au recyclage des déchets, à l’économie d’énergie, sans oublier les notions de bio-inspiration, sujets ô combien riches qui permettent de s’inspirer de la nature, comme les peaux de requins qui ont donné les meilleures combinaisons de natation aux championnes du monde, sans détruire la nature, ou comme des projets relatifs aux futures pales d’éoliennes, qui s’inspireraient des nageoires de nos baleines à bosse.

LPA

Comment est née l’idée du cluster maritime en Nouvelle-Calédonie ? Comment fonctionne-t-il ?

L. L.

Depuis ma retraite de l’Ifremer, j’ai pris une année sabbatique et j’ai utilisé ce temps-là pour co-créer le cluster maritime, porté sur les fonts baptismaux le 5 août 2014. Nous avons commencé à 32 membres, nous en sommes aujourd’hui à plus de 85 !

« Cluster » veut dire « mettre ensemble » en anglais, et dérive comme beaucoup de mots anglais du français, « cloître » : un espace, directement connecté à l’Église, mais aussi à la bibliothèque (symbole du savoir), qui met ensemble des gens différents, afin qu’ils puissent imaginer des idées qui sont au-dessus. Ainsi, notre cluster s’est organisé en 14 groupes Synergie (Énergies, gouvernance, croisière…), qui abordent de grands sujets sur lesquels nous mettons en lien des gens concurrents mais dans le sens de porter de l’intelligence collective. À nous de faire comprendre aux gens qu’en travaillant ensemble ils vont faire quelque chose que seuls, ils ne feraient pas ou qu’ils feront mal. Mais aussi que ceci est bénéfique pour tous : le développement, la défense de la biodiversité et sa valorisation comme pour le développement du pays. En somme, la mission du cluster est d’aider à faire du développement économique intelligent. Nous sommes, avec toutes les thématiques maritimes traitées un « métacluster », mais cependant relativement petit. On représente tout de même actuellement 3 500 emplois en Nouvelle-Calédonie.

À l’intérieur, il existe trois types de sièges : les membres actifs, qui cotisent et élisent les membres du Conseil d’administration, qui sont essentiellement issus du privé et des entreprises, voire des microentreprises représentatives du tissus entrepreneurial particulier ici ; les membres associés (public ou parapublic), qui contribuent aux réflexions dans nos groupes de travail mais ne votent pas (administration, Ifremer, affaires maritimes, IRD, SHOM, Agence française pour la biodiversité…) ; enfin des associations, des observateurs comme le WWF, PEW ou l’association pour la promotion de la mer…

LPA

La Nouvelle-Calédonie a longtemps vécu du tout nickel. Est-elle en train d’en sortir ?

L. L.

Ce « pays », on l’appelle le Caillou. Et ce n’est pas par hasard ! Le poids de la terre est fondamental chez les Kanaks (populations autochtones), mais aussi chez les populations d’origine européenne, souvent descendants de colons comme les nombreux autres immigrés : indonésiens, vietnamiens, tahitiens, wallisiens… De la terre, a émergé l’économie du nickel, puisque l’archipel compte sans doute 25 % des réserves mondiales de ce minerai stratégique. Ce pays vit du nickel depuis 150 ans et subit les variations du cours de ce minerai. Mais actuellement la crise des matières premières et le surinvestissement du pays en grandes usines, rend plus difficile un développement uniquement basé sur une seule ressource. Et rembourser les emprunts importants consentis, avec un cours du nickel qui est bas, avec des prospectives qui n’ont pas été toujours celles des prévisions, ça pose problème. Deux usines, celles du nord et du sud, ont connu des problèmes techniques lourds. Les investissements ont été importants : plusieurs milliards de dollars, sans doute l’équivalent de 20, avec la SLN (Société Le Nickel) qui a remis ses trois fours à niveau, idem pour l’usine du sud et celle du nord, créée de toute pièce. Il faut aussi garder en tête qu’il y a eu une phase de construction d’usines qui sollicitait jusqu’à 5 000 ouvriers. Mais aujourd’hui pour faire tourner les usines en place, seules 1 000 à 1 500 personnes sont nécessaires. Cette conjonction de différents facteurs a fait comprendre aux dirigeants que du point de vue économique, si le nickel restait roi il fallait réellement envisager la diversification économique. Depuis quatre ans que le cluster existe, on a eu de cesse de plaider la cause de la mer. La Calédonie c’est moins de 2 % de terres et plus de 98 % de mer, en faisant le ratio terres émergées versus ZEE, la Calédonie avait oublié ces éléments-là. Elle les prend désormais en compte.

LPA

Justement, la Nouvelle-Calédonie est un ensemble d’archipels, la mer est donc omniprésente. Quelles sont ses plus grandes ressources, et donc potentialités ? Quel regard jette-t-elle sur cette économie du futur ?

L. L.

La Nouvelle-Calédonie a une configuration géographique, biogéographique, sans oublier une position géostratégique assez phénoménale. Longtemps, elle s’est contentée du nickel, sans forcément chercher à aller plus loin. Mais avec la diversification des activités, dans un modèle de développement durable, elle est justement devenue un terrain d’essai du développement durable et son espace maritime est en cela clé. Or, avec les grands enjeux planétaires, la biodiversité offre des opportunités énormes. Les Calédoniens sont assis sur un tas d’or complètement magique. La biodiversité, tant terrestre que marine dont le pays est doué, il faut la préserver, la respecter et la valoriser, avec des clés intelligentes, qui peuvent produire des choses passionnantes.

Petit à petit, la gouvernance de la mer, au niveau du gouvernement, comme des trois provinces évolue car tous sont en train de comprendre l’importance des ressources marines. Mais le mode de gouvernance sépare les eaux intérieures et le « grand bleu », alors que la mer devrait être perçue comme un vrai système, une continuité avec la terre : on ne peut pas gérer correctement cet ensemble sans d’abord le considérer comme un tout. Pour l’instant, le cluster a commencé à faire comprendre aux différents acteurs pourquoi il est nécessaire d’investir dans cette transversalité.

LPA

Comment mieux mettre en valeur des savoir-faire locaux ?

L. L.

La Nouvelle-Calédonie est un monde économique qui s’est adapté à l’insularité, qui a appris à se débrouiller comme on le fait sur un bateau, c’est-à-dire en gérant la pénurie, en ne gaspillant pas. En Nouvelle-Calédonie, il y a ainsi des gens qui savent innover et qui savent également entreprendre, et cette, ou plutôt, ces compétences gagnent à être connues. Par exemple, des navires traversent la baie de Sydney et s’ils ont été construits en Australie, certains l’ont été grâce à des plans calédoniens ! Donc la matière grise est chez nous. Vous pouvez également regarder du côté de DUCOS, la fourmilière de PME et microentreprises présentes à Nouméa, qui se sont développées grâce au nickel et qui portent un potentiel considérable de possibilités…

LPA

Le référendum sur l’indépendance a montré que la question économique était essentielle. Le développement d’un marché de la mer peut-il aider la Nouvelle-Calédonie à être autonome sur le plan économique ?

L. L.

De ce point de vue-là, je tiens à dire que le cluster, dont je ne fais qu’agir en termes de montage de projets est complètement apolitique. Bien sûr, on peut se poser la question de savoir si un pays indépendant aura la possibilité d’être autosuffisant. Mais dans tous les cas de figure, et en prenant une autre casquette qui est celle de membre du conseil représentatif des Français d’Outre-Mer, j’essaie de défendre la maritimité de l’outre-mer. Les Outre-Mers représentent 97 % de la mer nationale ! Et à Paris, cette donnée est encore bien trop invisible. Ma mission, c’est de dire « L’Outre-Mer, ce n’est pas que des subventions, des fonctionnaires trop payés au soleil, des images négatives de délinquance, de prisons ». À côté de cela, il y a un immense potentiel, et nous nous pouvons largement contribuer à la maritimité nationale en en tirant nous-mêmes le meilleur.

Face à nous, il existe des enjeux économiques sociétaux et environnementaux extrêmement forts : 97 % de la mer nationale est chez nous, 80 % de la biodiversité nationale est ultramarine, 75 % des récifs coralliens nationaux soit 10 % du potentiel mondial en belle santé se trouvent en Nouvelle-Calédonie, 20 % des atolls de la planète sont en Polynésie, etc.

Mais il faut être conscients qu’en géostratégie, des choses ont changé à bien des niveaux : il y a des puissances qui sont en train d’investir dans le Pacifique, comme la Chine. Le Vanuatu par exemple, mais il n’est pas seul, est dans une situation délicate ! La pêche des ressources propres au pays ne sont plus de son fait. Essayez de manger du poisson local, c’est impossible, car tout part à l’export via des acteurs étrangers. Mais il y a aussi des ouverture nouvelles, avec les Anglo-Saxons par exemple qui nous regardent d’un œil plus bienveillant : car en plus d’être présent, on assure de la surveillance maritime, on assure du sauvetage. Quand il y a un cyclone sur Fidji ou au Vanuatu, les forces françaises armées interviennent pour faire de l’aide humanitaire, reconstruire et soigner des gens. Les Français montrent qu’ils ne sont pas mauvais dans la gestion de crise : de même, avec l’Australie, un des contrats majeurs est celui relatif à l’entretien de ses sous-marins, et cela est fait par des Français !

LPA

Les clusters maritimes ont certes des spécificités, mais il existe aussi des points communs pour gagner en visibilité. Quelles sont les grandes idées apparues lors des des dernières Assises de l’économie de la mer ?

L. L.

Le comité France Maritime a rappelé les grandes décisions du CIMer (Comité interministériel de la mer), afin que les Outre-Mer soient mieux identifiés. Il a été reconnu qu’il faut penser désormais les Outre-Mers comme s’inscrivant dans les bassins de leurs environnements maritimes, avec des interlocuteurs propres, la Guyane s’inscrivant dans le contexte du Brésil, la Nouvelle-Calédonie dans celui de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, etc. Pour nous, il est essentiel que les Outre-Mers puissent devenir des plates-formes de recherche optimisée (des pôles recherche, connaissances et innovation).

Dans ce sens la Nouvelle-Calédonie se positionne bien dans le cadre de l’appel d’offre TIGA (Territoires d’innovation et de grande ambition), du Plan d’investissement d’avenir 3 (PIA 3). À noter aussi, la poursuite du programme EXTRAPLAC, c’est-à-dire l’extension du plateau continental au-delà de la ZEE qui nous permettra de gagner 1 million de km², placés sous la responsabilité nationale et permettant l’application de droits qui concernant les ressources sur le fond. Par ailleurs, nous encourageons l’économie portuaire en ayant la volonté de faire des ports ultramarins des espaces innovants, sorte de hubs. Sans doute certains sujets ont-ils plus spécifiquement concerné les Antilles avec le plan Sargasses comme d’autres sont relatifs au renouvellement des moyens de surveillance maritime, comme pour la Nouvelle-Calédonie l’acquisition de deux nouveaux patrouilleurs qui renforceront les moyens de la Marine nationale.

Enfin, un gros point concerne la nécessité d’une meilleure adaptation des régimes de formation, évoquée dans les visioconférences avec la Direction générale des Outre-Mers. Sur ce point, si tous les acteurs sont partants pour une montée qualitative de la formation, il faut les adapter aux particularités locales.

LPA

Les différents clusters sont confrontés à des problématiques différentes. Quelles sont-elles ?

L. L.

Pour la Réunion, les problématiques les plus urgentes sont le coût de la vie, le chômage, l’emploi et la compétitivité mais aussi réfléchir à ce que la mer peut apporter, afin que « la croissance bleue » ne reste pas un fantasme. En Martinique, il s’agit plutôt de questions liées au renouvellement de la flotte de pêche, avec aussi le projet espéré de création d’un lycée de la mer. La Guadeloupe s’intéresse aux zones techniques liées à l’entretien des navires et connaît des blocages par rapport au foncier. La Guyane déplore l’absence d’un système bancaire orienté sur la mer. Pour Saint-Pierre-et-Miquelon, la ministre envisage d’en faire une plate-forme de recherche, en renforçant la présence scientifique. La Polynésie française vient de mettre en place le projet d’un Sea Water Air Conditionning (SWAC) pour l’hôpital de Papeete. Enfin, se posent les problématiques de sécurité, avec une concentration des moyens sur Tahiti, alors qu’un accident aux îles Marquises reste beaucoup plus compliqué à gérer.

LPA

Et la Nouvelle-Calédonie dans tout cela ?

L. L.

Notre ministre des Outre mer a justement déclaré que la biodiversité est représentée à 80 % dans les Outre-Mers, et que par conséquent le budget correspondant y serait affecté pour une gestion optimale de l’environnement. Mais nous ne savons pas encore comment. Le projet TIGA ciblé sur la croissance bleue est le symbole d’une montée en puissance du monde économique pour l’innovation et de nouvelles voies d’économie. Celles-ci sont variées et possibles entre les technologies de l’observation, de la surveillance pour les connaissances, autant que pour le développement économique et le numérique, la valorisation biotechnologique de la biodiversité marine, l’éco-responsabilité des activités, les sources innovantes d’utilisation des énergies et la coopération régionale… Le chantier est immense et la Nouvelle-Calédonie a décidé de s’y atteler en vraie co-construction.

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