« Déplier l’incertain » : un outil innovant pour appréhender les enjeux entrepreneuriaux de demain
C’est un livre, mais c’est surtout un outil à destination des entreprises qui se lancent dans des projets innovants. Alors que le risque laisse de plus en plus place à l’incertain, Thomas Houy, docteur en sciences de gestion et maître de conférences en management et Valérie Fernandez, directrice de recherche, docteure en théorie des organisations et professeure d’économie du numérique, enseignant tout deux à l’Institut polytechnique de Paris, ont conçu un origami à 12 cases. 12 cases comme autant d’étapes afin d’aider à appréhender un monde économique de plus en plus aléatoire. Son nom ? Le Decision Model Canvas (DMC).
Actu-Juridique : Avec « Déplier l’incertain », vous proposez un outil à destination des entreprises sous forme d’origami en douze étapes permettant de mieux cerner les questionnements nécessaires dans un environnement incertain. De quel constat êtes-vous partis tous deux pour vous lancer dans une telle démarche ?
Thomas Houy : Ce qui nous réunit tous les deux, c’est de faire une recherche qui est actionnable par les praticiens, puisque nous sommes vraiment au quotidien avec les entreprises. Dans ce contexte, nous sommes partis d’une double observation. La première, c’est qu’à travers tout le management des projets qu’on accompagnait, nous nous sommes aperçus que les entreprises avaient de moins en moins d’outils efficaces pour manager des projets innovants. Nous avons constaté une forme d’obsolescence des outils à disposition des entreprises pour monter de tels projets. Ensuite, nous avons pris conscience que beaucoup de chercheurs ont fait des avancées majeures dans différentes disciplines des sciences sociales sur cette question de l’incertain, mais ces résultats de recherche n’ont pas essaimé dans la sphère professionnelle.
Nous avons donc voulu faire le pont entre les deux mondes – des entreprises et académique – et nous nous sommes dit que la meilleure façon de le faire, pour aller jusqu’au bout de la démarche, c’était de construire un outil d’aide à la décision face à l’incertain, que nous avons appelé le Decision Model Canvas.
AJ : Quelles sont vos hypothèses pour expliquer que le monde professionnel soit si peu perméable à ces avancées ? Des questions de culture des entreprises sont-elles en jeu ?
T.H. : Je crois que tous les outils à la disposition des entreprises ont des partis pris qui consistent à essayer de ramener le futur au présent. Les business plan, par exemple, consistent à se projeter dans le futur pour essayer de prendre une bonne décision dans le présent. L’étude de marché, elle, sonde les préférences futures des consommateurs pour essayer de prendre la bonne décision. Idem avec les études de la concurrence. Tous les partis pris de l’ensemble des outils utilisés aujourd’hui par les entreprises cherchent donc à prévoir le futur pour prendre la bonne décision aujourd’hui. Le problème avec l’incertain, c’est qu’on ne peut plus prévoir le futur. Et donc évidemment, quand les entreprises utilisent ces outils, elles réalisent qu’ils sont de moins en moins efficaces… Une question cruciale est celle de savoir si les entreprises découvrent ces évolutions ou si elles en sont déjà conscientes ? Dans le monde des startups, par exemple, c’est un secret de polichinelle : le credo c’est évidemment « ne faites jamais un business plan, c’est une blague de faire un business plan » ! Il y a donc déjà des poches d’entreprises qui savent, comme c’est le cas des startups, qu’il ne faut pas en faire. Alors que font-elles ? Elles développent de la schizophrénie en réalisant un business plan quand cela leur est demandé par des banques ou des investisseurs qui réagissent encore un peu à l’ancienne, et pour autant, jamais elles ne croient aux business plan qu’elles rédigent !
Si ces outils résistent, c’est parce que, je crois, ils permettent aux personnes qui les manipulent de se rassurer.
AJ : Il reste rassurant de croire qu’on a un contrôle sur le futur ?
T.H. : Exactement ! Il y a une phrase d’Abraham Maslow qu’on aime bien et qui dit : « Quand vous n’avez qu’un marteau, vous pensez que tous les problèmes sont des clous ». Aujourd’hui, les problèmes ne sont plus des clous, mais les entreprises n’ont qu’un marteau, et elles continuent de croire que c’est l’unique remède. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu créer un outil, pas seulement pour rendre compte des avancées académiques aux professionnels, mais pour leur permettre de les faire changer. C’est la clé, car sans outil, le professionnel est démuni. Il fallait leur offrir un nouvel outil, pas seulement un discours, pas seulement une compréhension du nouveau monde dans lequel ils évoluent, mais vraiment un outil, en « débiaisant » les prises de décisions.
Valérie Fernandez : Je pense que les entreprises ont affronté des transformations majeures ces dernières années, notamment dans le domaine du numérique, et s’en sont saisies pour concrétiser des transformations difficiles à opérer, de nature technique, comme par exemple, le rééquipement des infrastructures. Mais je pense que la transformation du mindset de la prise de décision, et du mindset de façon générale, est plus lente. L’évolution de la posture du manager se fait plus lentement, car elle est plus difficile à diffuser : il est inconfortable de changer de schémas de pensée comme de posture.
T.H. : Avant, on innovait avec des compétences analytiques. Cela veut dire que les gens étaient de bons « problems designers ». On désignait les problèmes, on dimensionnait les marchés, on essayait d’analyser les rapports de causalité ou de corrélation entre des variables, pour essayer de trouver intellectuellement la meilleure innovation, et cela marchait plutôt bien. Mais désormais, le monde a changé, et il ne faut plus être quelqu’un qui pense les problèmes, mais qui les résout, sans même savoir quel est le prochain problème qui va arriver. Il faut donc être un « problem solver ». Et ça, c’est un changement complet de mindset, car il ne s’agit plus de solliciter ses compétences analytiques, mais plutôt des compétences de débrouillardise, d’astuce, de malice. Mais cela est très inconfortable pour les professionnels, qui sont plus habitués à faire un tableau Excel et à croire que le monde est planifié comme ça.
V.F. : C’est même difficile en termes de formation, y compris dans l’enseignement supérieur. Nous essayons de former les étudiants à ces changements de posture ou de raisonnement en les invitant à savoir combiner des postures de problem solving et de problem designing, mais on voit bien que ces transformations sont difficiles à opérer. On le constate aussi, c’est bien plus facile avec la jeune génération, parce que quelque chose relève de la culture du numérique, des réseaux sociaux. On est dans le test & learn, il s’agit de bricolage – sans connotation péjorative – il faut articuler des compétences classiques et découvrir de nouvelles connaissances.
AJ : Comment peut-on être certain que ce monde de l’entreprise sera de plus en plus incertain ?
T.H. : En fait il existe des tendances lourdes. Par exemple sur les défis environnementaux, on est plutôt certain de la direction qu’il faut prendre : on est devant un défi social, géopolitique, sanitaire… Sur chacun de ces défis, on peut imaginer avec une forme de certitude le point d’arrivée. Il va falloir consommer moins, par exemple. Mais la façon dont on va arriver à ce point final est, à mon avis, remplie d’incertitudes. Cela va prendre la forme de chocs, de crises, et c’est cela qui va changer profondément le modèle des entreprises. Prenons un exemple : vous savez que vous devez vous transformer et vous conformer aux nouvelles normes environnementales. Vous le savez mais quand allez-vous le faire et obtenir le label B Corp ? Il reste très difficile d’anticiper des événements qui vont être d’une ampleur inconnue, se produire à une date inconnue, avec une accélération et une fréquence inconnue. De toute façon, même pour ceux qui pensent qu’il y a une forme de certitude par rapport à l’avenir, la façon dont cela va s’exprimer reste, elle, complètement inconnue.
V.H. : Les transformations sociétales sont elles aussi de plus en plus difficiles à prévoir, et on le voit en sociologie, il y a des difficultés : les analyses se font à court terme, tellement les liens sont mêlés, beaucoup plus qu’auparavant.
T.H. : Lors d’un débat, quelqu’un nous a dit : « Vous êtes durs, la crise de Covid était prévisible ». C’est ce que l’on appelle la rationalisation rétrospective, concept lancé par Nassim Taleb. Comme la crise des subprimes, que l’on aurait soi-disant pu prévoir, en constatant que les taux d’intérêt de la FEB avaient augmenté… De la même manière, on sait qu’il y a un risque cyber. Très bien, mais à quelle date, de quelle ampleur sera cette crise ?
L’ancien directeur de Renault, Louis Schweitzer avait dit à ses équipes : « L’essentiel n’est pas de prendre la bonne décision, mais de prendre une décision et de faire en sorte qu’elle soit bonne ». Il présentait une vision démiurgique du monde : « Je tords l’environnement pour que ce que j’ai décidé soit bon ». A contrario, la vision de l’incertain que nous défendons, c’est une boîte noire, ce qu’on appelle aussi les « inconnues inconnues » (toutes ces choses qu’on ne sait pas qu’on ne sait pas). Nous ne sommes pas dans une attitude défensive mais offensive face à l’incertitude. L’idée n’est pas de s’en protéger mais d’en tirer partie.
AJ : Le monde de demain semble très effrayant. Face à cela, vous proposez un outil qui aborde le futur de manière presque apaisée, puisque vous faites le lien entre des concepts déjà connus, mais que vous mettez en relation de façon nouvelle. En quoi votre vision globale apporte une autre approche de ce qu’est l’incertain ?
T.H. : Nous sommes allés à la crête d’un savoir pluridisciplinaire pour collecter ce que les sociologues, psychologues, managers, économistes (dont des prix Nobel), chercheurs émérites, avaient pu écrire, sans oublier des références à la littérature grise. Nous avons donc articulé la pensée de chacun de ces auteurs pour les faire dialoguer entre eux et créer notre outil, avec pour résultat, des concepts articulés entre eux mais rendus sous une forme cohérente pour les délivrer aux professionnels qui prennent des décisions holistiques.
Notre sauce secrète réside donc plus dans l’articulation des discours de ces personnes, qui viennent de disciplines différentes que dans la nouveauté en elle-même.
V.F. : Par la pratique de nos activités de recherche, nous sommes en interaction avec différentes disciplines des sciences sociales. Cette tradition de recherche dont nous sommes familiers est ce qui nous a permis de voir où étaient les filiations naturelles. Nous avons aussi une tradition de proximité avec les entreprises, soit parce que nous pratiquons de la recherche-action, soit dans le cadre des thèses de doctorat, qui, sont parfois financées par les entreprises elles-mêmes. Ainsi nous nous sommes posés la question : quels sont les cadres théoriques pertinents et qu’est ce qui les rend fonctionnels ou opérationnels pour les entreprises ? Oser les références à la littérature grise, ce que font les universités américaines, permet de vulgariser davantage la recherche.
T.H. : Sur l’origami en forme d’avion, nous avons voulu aller jusqu’au bout dans l’actionnabilité de notre outil par les professionnels. D’où cet objet frontière, un objet prétexte qui oblige finalement les gens à se mettre autour d’une table et à confronter leurs différentes visions du projet qu’ils sont en train de mener.
V.F. : Il y avait aussi l’idée de réintroduire une forme de matérialité dans la manipulation, inspirée de travaux menés en sociologie du numérique. L’idée est de réintroduire de la matérialité dans les démarches cognitives. Le concept d’objet frontière est né d’observations menées par des ethnographes qui ont analysé comment travaillent les différents corps de métiers dans le domaine de l’architecture pour produire un bâtiment. Se rassembler autour d’une maquette, envisagée comme un objet frontière, est la possibilité de donner à différents métiers et donc différentes représentations l’opportunité de dialoguer entre elles.
T.H. : Enfin, cette idée des cases à remplir existait déjà, comme avec le Business Model Canvas (BMC) produit par deux professeurs de polytechnique Lausanne, un outil avec neuf cases à remplir. Donc la tradition de l’outil papier qu’on remplit existe dans les entreprises et elle est même très populaire.
AJ : Dans ce monde de plus en plus incertain, la théorie pure va-t-elle perdre de sa valeur en faveur de la débrouillardise ou de l’astuce ?
T.H. : Je pense que ce genre de compétences – la débrouillardise, l’astuce et la malice – s’apprennent. Simplement, nous professeurs, nous n’avons pas de corpus théorique fort pour savoir comment apprendre ces compétences à nos élèves.
Par exemple, nous pensons que le« learning by doing » va beaucoup aider le « learning by thinking », contrairement à ce qui se faisant avant. Nous croyons aussi beaucoup aux vertus de la culture générale qui donne une agilité si vous devez résoudre un problème.
V.F. : Nous avons justement écrit un livre tiré d’une thèse de doctorat sur les méthodes agiles. Dans le domaine de l’informatique, on n’aime pas le terme incertitude. On dit souvent « les marchés ont changé », « les besoins des clients ont évolué », « ils sont beaucoup plus volatiles »… Mais depuis 10 ans, on a bien conscience qu’on ne peut pas développer des projets informatiques en planifiant à long terme le produit voulu pour le client. Souvent le client arrive avec un produit qu’il ne connaît pas, l’expression du besoin se fait en général a minima, et de mois en mois, elle peut évoluer et changer. D’où la naissance de ces méthodes agiles, pour casser les cycles en V et partir sur des boucles courtes de programmation, dans une optique de test & learn. Justement, dans les méthodes agiles, il y a beaucoup de manipulation de papier, de post-it… L’idée est de faire des choses, d’apprendre et d’avancer de cette manière par des boucles de rétroaction courtes.
Et puis, il y a pas mal de travaux qui montrent que le penser « chemin faisant » implique de mobiliser des connaissances de l’ordre de l’intuition, mais qui ont été nourries par des savoirs plus classiques et analytiques. Aujourd’hui, ce qui est important c’est de savoir articuler plus que d’empiler les connaissances.
AJ : Comment avez-vous déterminé la pertinence de ces 12 étapes (valeurs, certitudes, angles morts, explorations attentes, agenda, apprentissage sur les certitudes, sur les angles morts, changements sur le projet, couple «bénéfices-risques », stop ou encore, nouveaux objectifs et valeurs) ?
T. H. : En réalité, nous avons appliqué notre méthode pour la construction de notre outil ! Cela signifie de nombreux aller-retours, des pivots, des changements, pour, à la fin, aboutir à ces douze cases. J’ai une petite anecdote à ce propos : pendant la première prise de parole d’Emmanuel Macron devant les Français au moment du confinement, on l’a vu passer par chacune des cases qu’on venait juste de dessiner ! Par exemple, la première chose qu’il disait, c’était affirmer des valeurs (« On ne va pas laisser les Francais sur le carreau, on prendra soin de tout le monde »). Puis il a énoncé ce qu’il savait, ce qui correspond à notre case 2 sur les certitudes, puis ce qu’il ne savait pas, l’équivalent de notre case 3, etc. C’était un grand moment très pour nous.
AJ : Quels retours avez-vous des professionnels ?
T.H. : Cet outil a été co-construit avec une communauté d’acteurs qui étaient en prise avec des projets innovants dans l’incertain, des entrepreneurs et des porteurs de projets innovants dans des grands groupes, quelle que soit la taille de l’entreprise, mais aussi des personnes dans l’administration, qui avaient des niveaux hiérarchiques différents. Dans cet outil, finalement, les 12 étapes se répartissent en trois temps : la première partie, à gauche de l’origami en forme d’avion, c’est un peu le temps de la clarification de ce que l’on veut faire. Là-dessus, les feedbacks sont très enthousiastes mais les porteurs de projet interlocuteurs ressentent aussi une forme d’inconfort, car c’est là qu’apparaît la conviction qu’il faut déconstruire un certain nombre de certitudes qu’ils avaient ou qu’ils pensaient avoir.
Le deuxième effet se voit surtout sur les explorations, c’est-à-dire, les petites actions qu’on demande aux porteurs de projet pour qu’ils allument les cases dans la « boîte noire » qui est devant lui. Ils ressentent alors un côté très rassurant par le fait que ces explorations sont frugales et absolument pas portées par une notion de retour sur investissement et de la performance, qui guide normalement nos interlocuteurs.
Mais la plus grosse surprise pour nous, c’est qu’on pensait que les porteurs de projet auraient du mal à changer le projet initial, alors qu’en réalité, dès lors qu’ils ont tout l’argumentaire qui leur montre que la direction choisie était la mauvaise, ils le font assez facilement. Finalement, les bons utilisateurs de notre outil sont ceux qui comprennent que le DMC n’a qu’un seul but : leur apprendre davantage sur leur projet et sur eux-mêmes.
Référence : AJU003g6