Un Grenelle du droit pour que les professions juridiques façonnent ensemble le droit de demain

Publié le 20/12/2017

Événement inédit en France, le Grenelle du droit a rassemblé plus d’un millier de personnes à la Maison de la mutualité le 16 novembre dernier. Avec un mot d’ordre ambitieux : rassembler les différentes professions juridiques pour construire le futur du droit.

Pour l’AFJE (Association française des juristes d’entreprises) et le Cercle Montesquieu, coorganisateurs de ce Grenelle du droit, l’enjeu était de taille. Au fil d’une journée rythmée par deux assemblées plénières et sept ateliers participatifs, il s’agissait de réfléchir au futur des professions juridiques pour qu’il en ressorte des propositions concrètes sur l’avenir de la filière. C’était d’ailleurs l’un des mots d’ordre de la journée « il ne s’agit pas d’une conférence ni un colloque, mais un Grenelle : c’est à vous de travailler aujourd’hui pour trouver les solutions », a insisté Laure Lavorel, vice-présidente du Cercle Montesquieu. Avec plus de mille représentants de toutes les professions du droit, il semble que l’appel ait été entendu.

Le défi de la compétitivité de la norme. Le constat initial est que trop souvent encore, les praticiens du droit ont tendance à ne réfléchir que par le prisme de leurs propres spécialités, ce que souligne Nicolas Guérin, directeur juridique d’Orange et président du Cercle Montesquieu, « Malgré une même formation initiale les professionnels du droit ne s’identifient pas comme une seule et même filière ». L’un des objectifs premiers de ce Grenelle du droit était donc de fédérer les professionnels qui doivent aujourd’hui répondre aux mêmes défis. Le contexte du Brexit ne fait qu’accentuer la nécessité d’une filière du droit unie : la place de droit parisienne (tout comme les autres places françaises de droit) doit paraître la plus attractive possible afin d’offrir la possibilité d’un rapatriement de sièges sociaux depuis l’Angleterre vers la France. La compétitivité de la norme est devenue un véritable enjeu pour le droit français (et par extension pour le droit continental), c’était d’ailleurs la thématique de la plénière d’ouverture de ce Grenelle. « Le droit peut devenir un levier pour une puissance économique comme la France. Il faut donc valoriser notre droit continental », analyse Stéphanie Fougou, présidente de l’AFJE. Elle regrette que le droit anglo-saxon reste encore trop souvent perçu comme plus attrayant dans le cadre des négociations internationales. « Le droit ne doit pas devenir une arme au profit de certaines puissances économiques », précise-t-elle. Pour Guy Canivet, ancien premier président de la Cour de cassation, cette compétitivité se définit comme « l’aptitude d’un système juridique à attirer des activités ». Et à son sens, il est urgent d’améliorer la compétitivité de la norme en créant un rapport dynamique entre ceux qui la fabriquent et ceux qui la pratiquent.

Repenser la formation des juristes. Pour de nombreux participants, une partie de la solution est aussi à chercher du côté de la formation : « À être trop fragmenté on dessert la filière du droit, il faut qu’il y ait plus de fluidité entre les métiers », soutient Sabine Lochmann, présidente de BPI Group, soulignant qu’« un juriste ne peut pas être qu’un juriste et que cela doit être pris en compte lors de la formation ». La proposition d’un tronc commun aux différentes professions du droit, notamment en termes de déontologie, a été répétée à plusieurs reprises. Au cours de la seconde plénière (intitulée « Une grande filière unie du droit »), le directeur adjoint de la formation continue à l’ENM Élie Renard faisait remarquer l’importance de « garder une vision d’ensemble sans laquelle il est difficile d’être un bon juriste », en ajoutant « qu’aller vers plus de spécialisation n’est pas une solution ».

Autre point de consensus : la nécessité de former les étudiants à l’étranger. Outre l’évident apport de la maîtrise d’une langue étrangère, le fait de découvrir un autre système de droit permet d’accentuer l’agilité des futurs juristes. Comparant le système français d’étude longue au système américain où celles-ci sont plus condensées, Christophe Jamin, directeur de l’École de droit de Sciences Po, a jugé que raccourcir les études de droit pourrait être bénéfique. Enfin, tous se sont accordés sur une meilleure harmonisation des passerelles entre avocats, magistrats et juristes d’entreprise en France et au sein de l’Union européenne. Une transversalité accrue entre les domaines du droit aurait l’avantage d’améliorer à la fois la confiance et l’attractivité de la filière juridique en France.

Les métiers juridiques de demain face à la digitalisation. Puisque l’objectif de ce Grenelle était de regarder vers le futur, impossible de considérer l’avenir de la profession sans s’intéresser à l’impact du numérique. Dans un atelier consacré aux métiers juridiques de demain et à l’employabilité, Véronique Chapuis-Thuault note les similarités entre la situation que connaît le droit aujourd’hui et la révolution industrielle. Les pratiques se transforment, les métiers évoluent et pour la directrice juridique d’Armines, il faut profiter des avantages qu’offrent ces nouveaux territoires : « les nouveaux outils vont nous permettre de simplifier le métier et de le repenser, on a un accès facilité à l’information qui nous offre la possibilité de faire de l’intelligence économique ». Et de conclure : « Il faut se mobiliser pour faire évoluer le métier vers des pratiques à plus forte valeur ajoutée ».

Pour autant, inutile de pêcher par angélisme, certains métiers risquent de disparaître. Denis Raynal, président de l’ACE (association des Avocats conseils d’entreprises), prédit ainsi que « les métiers du paralégal seront probablement remplacés avec la généralisation de l’usage de l’intelligence artificielle ». Le cas des experts-comptables illustre particulièrement bien le problème : la profession a fait le constat de la perte de valeur des tâches à faible valeur ajoutée causée par la transformation numérique depuis plusieurs années, mais elle a su réagir en se redirigeant progressivement vers le conseil. La digitalisation est aussi vue comme une chance par les nouvelles générations de juristes. Pour Gersende Le Maire, avocate et membre actif de l’Incubateur du barreau de Paris, c’est une formidable opportunité pour les juniors : « Nous allons enfin pouvoir être relégués à autre chose, dans nos premières années, que des tâches qui peuvent être automatisées et données à des robots et à l’intelligence artificielle ». Et pour les cabinets d’avocats et les directions juridiques, c’est aussi l’occasion de repenser le business model et la stratégie à long terme. « Il faudra se nourrir de la culture de ces jeunes qui sont nés avec le digital pour révolutionner les façons de travailler », note Christophe Roquilly, directeur de LegalEdhec.

« Tous droits devant ». À l’issue de la journée, la présidente de l’AFJE a annoncé la création du mouvement Tous droits devant. « Il s’agit de la réunion de toutes les professions du droit et d’un premier pas vers la construction de notre famille juridique », explique Stéphanie Fougou. Regroupant une trentaine de signataires, le « think & do-tank » permettra notamment de transmettre les propositions au ministère de la Justice. Et d’ores et déjà, le rendez-vous est pris le 16 novembre 2018 pour une deuxième édition du Grenelle du droit.

En attendant Marc Mossé, vice-président de l’AFJE, directeur affaires juridiques et affaires publiques chez Microsoft, revient pour les Petites Affiches, sur cette première édition du Grenelle du droit.

Les Petites Affiches

Quel était l’objectif initial de ce Grenelle du droit  ?

Marc Mossé

Le projet est né au moment des élections présidentielles, l’AFJE avait lancé une plate-forme pour interroger l’ensemble des candidats sur plusieurs thématiques, telles que la filière du droit, la compétitivité du droit français ou la fabrique du droit. C’est à ce moment que nous avions annoncé la tenue future d’un Grenelle du droit et en l’espace de deux mois nous avons monté cet événement en partenariat avec le Cercle Montesquieu. Sa vocation première était de rassembler l’ensemble des professions du droit, sans corporatisme ni cloisonnement, pour réfléchir à certains sujets sur lesquels un consensus se dessine. Je pense notamment au travail sur l’attractivité du droit français, la nécessité de construire cette filière du droit, mais aussi à des sujets plus techniques tels que la confidentialité des avis des juristes d’entreprises. Et bien évidemment la question primordiale de la formation, qu’elle soit initiale ou continue. Cet événement était une première en France et fut un véritable succès : entre les plénières et les ateliers, plus de mille personnes sont venues à la Maison de la mutualité. C’est un véritable tournant pour le futur du droit en France.

LPA

L’union entre les professions du droit était en effet un thème récurrent au cours de cette journée. Concrètement, sous quelle forme pourrait-elle se matérialiser  ?

M. M.

À l’issue du Grenelle, nous avons dressé la liste d’un certain nombre de conclusions des travaux de la journée qui va constituer une plate-forme de propositions concrètes. Dans les mois à venir, nous allons faire vivre ces propositions, notamment avec la création annoncée par Stéphanie Fougou du Do & Think Tank « Tousdroitsdevant », qui ambitionne de rassembler des représentants divers des professions juridiques derrière un objectif commun. Les noms des fondateurs illustrent fortement ce qui est en train de se passer ! À terme, l’idée est de présenter un certain nombre de ces propositions très concrètes devant les pouvoirs publics pour qu’elles soient traduites en actions. Soit par le biais de réformes législatives ou réglementaires, soit par un effort avec les universités et les professionnels pour travailler sur la mobilité ou la formation par exemple.

LPA

La formation des juristes doit-elle être repensée  ? Que lui reproche-t-on  ?

M. M.

Que cela soit au Grenelle ou au campus de l’AFJE qui était organisé le 24 novembre dernier, il est frappant de constater que directeurs juridiques, avocats et consultants en management soulignent tous la nécessité de revoir la formation des juristes. Cependant, l’idée n’est pas de reprocher quoi que ce soit aux formations actuelles ni à l’excellence académique française, mais plutôt de les adapter aux besoins du futur. La complexité du droit est aujourd’hui croissante et ne va aller qu’en augmentant, il suffit de regarder du côté des problématiques de protection des données personnelles, d’intelligence artificielle ou de cybersécurité. Tous ces champs du droit doivent être investis par les juristes. Au-delà de la matière elle-même, il y a également les questions de « compliance », de devoir de vigilance ou de RSE. En réalité, un bon juriste ne peut plus se contenter d’être expert dans sa matière, il doit être capable de jouer un rôle de stratège, de communiquer vers l’extérieur, d’avoir des capacités de management. Tout cela se retrouve sous le chapeau des soft skills : cette addition de compétences qui font que vous êtes capable de comprendre une matière, d’analyser et d’élaborer des stratégies, mais aussi de porter un message. Il faut ajouter ces compétences de soft skills à la matière juridique lors de la formation. Et cela ne se résume pas aux langues étrangères et à la finance, mais aussi à tout ce qui fait la capacité à être un business partner et à faire comprendre la matière juridique. Avec la complexité du droit, c’est aussi la demande de personnes qui soient capables d’expliquer simplement les enjeux qui va augmenter. Enfin, il est évidemment capital d’inclure des modules liés au digital. Il ne s’agit pas de faire des juristes des ingénieurs, mais il faut qu’ils soient en mesure de comprendre et maîtriser le fonctionnement des legaltechs afin de ne pas être passif face au digital, mais d’en être acteur.

LPA

Une transversalité accrue lors de la formation initiale donc  ?

M. M.

Il faut en effet une pluridisciplinarité dans la formation des juristes, car la formation strictement académique n’est plus suffisante. On ne peut plus aujourd’hui enseigner à l’université comme on le faisait il y a 30 ans, où alors on prend le risque de placer des générations entières dans des situations compliquées quand elles se retrouveront sur le marché du travail. En matière de déontologie, nous avons également une proposition très concrète : celle d’un tronc commun de déontologie enseignée dès l’université. Toutes les professions auraient accès à ce tronc commun, puis il y aurait accès à des blocs spécifiques en fonction de votre future profession. Là encore, il s’agit de la traduction directe d’une vision plus globale de la profession qui doit se matérialiser sous la forme d’une véritable filière. Et il ne faut évidemment pas oublier la formation continue qui doit obéir aux mêmes principes.

 

LPA

Comment le Brexit va-t-il changer la donne pour les professions juridiques  ?

M. M.

Nous avons appris il y a peu que la France va accueillir l’Autorité bancaire européenne, c’est une très bonne nouvelle. Il faut aussi que Paris puisse devenir une grande place du droit. C’est pourquoi, avoir des professions du droit qui ne réfléchissent pas « en silo » contribuerait à cette attractivité. La confidentialité est aussi un point capital lorsqu’il s’agit de choix de sièges sociaux, il est important que les entreprises aient la confiance requise pour s’installer en France. Et donc qu’elles aient l’assurance que leur direction juridique bénéficiera des mêmes principes que les juristes anglo-saxons. Ainsi, la confidentialité des avis des juristes d’entreprises constitue une nécessité. C’est une approche inclusive que l’on souhaite développer. Une manière de dire au moment où le Brexit se déroule qu’il y a en France les mêmes garanties, la même agilité et le même souci de performance en matière juridique.

LPA

On entend parler de plus en plus de compétitivité de la norme, comment améliorer la situation du droit français  ?

M. M.

Sur la question de la compétitivité de la norme, les armoires débordent de rapports sur la nécessité d’avoir plus de sécurité juridique et de prévisibilité. Bref, d’avoir une norme de meilleure qualité. Le diagnostic n’est pas nouveau et il est temps de passer à l’action. Il faut s’interroger sur les normes qui peuvent favoriser l’innovation tout en protégeant. Cet équilibre est indispensable à définir. Ensuite, il faut des normes qui soient précédées d’études d’impact de haute qualité. La députée LREM, Aurore Bergé, expliquait au cours du Grenelle qu’« agir n’est pas forcément légiférer », en appelant l’Assemblée nationale à se doter d’outils pour compléter et faire ses propres études d’impacts. Il faut en finir avec cette vision légicentriste du droit français qui aboutit à des lois parfois contradictoires ou mal écrites. Un dialogue en amont avec les juristes dans la fabrication et l’évaluation de la norme peut avoir un impact non négligeable sur sa qualité. La réforme du Conseil économique, social et environnemental pourrait être une opportunité pour formaliser cet espace d’échanges avec les parties prenantes. Bien sûr, tout cela sera réussi si nous nous plaçons dans la perspective et le cadre du droit européen.

LPA

De quelle façon les juristes doivent-ils appréhender l’émergence des legaltechs et la part croissante qu’elles prennent dans leur métier  ?

M. M.

Il faut les prendre comme une formidable opportunité. Les juristes doivent s’en servir pour développer les approches collaboratives de leur pratique, et se concentrer sur les tâches à valeur ajoutée pour laisser les tâches redondantes ou de moindre valeur intellectuelle à la technologie. L’analyse, le conseil stratégique et la capacité de communication, ce sont ce que les professionnels du droit peuvent mettre en avant. Grâce aux legaltech, les juristes ont la possibilité de prendre encore plus de place dans la société et dans l’entreprise.

LPA

Dans le même temps, la réglementation n’est-elle pas parfois nécessaire pour s’assurer du cadre dans lequel agissent ces legaltechs  ?

M. M.

Avant tout, il faut s’assurer que ces initiatives ne sont pas déjà couvertes par les règles existantes afin d’éviter l’invention de nouvelles réglementations inutiles. Il faut aussi ne pas hésiter à utiliser le droit à l’expérimentation prévu par l’article 37 de la constitution, une idée que nous avions portée avec l’AFJE sur notre plate-forme pour l’élection présidentielle et qui est d’ailleurs d’actualité puisqu’elle fait partie des projets du gouvernement.

LPA

Ce Grenelle était-il aussi un moyen de faire entendre aux pouvoirs publics les préoccupations de la profession ? Quel impact pensez-vous avoir  ?

M. M.

Cela fait des années que l’AFJE est active pour représenter les juristes d’entreprises, plaider pour l’État de droit et la compétitivité du droit français. Récemment, sur la réforme du droit des contrats ou le devoir de vigilance, l’AFJE a été consulté. Au moment de la loi Macron nous avons été auditionnés sur le sujet de la confidentialité et plus largement sur l’avocat en entreprise. Notre rôle est donc à la fois de représenter l’ensemble des juristes d’entreprises, de contribuer à leur formation et de promouvoir et défendre la déontologie, mais aussi de défendre l’idée d’une grande profession au service de la compétitivité du droit français. C’est aussi le rayonnement de l’économie française qui est en jeu, et c’est pourquoi nous espérons pouvoir rassembler toutes les énergies autour de ce beau projet.

DR

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