1re table ronde : Faciliter l’accès aux preuves

L’accès aux preuves : une législation inadaptée

Publié le 04/09/2017

 

L’article 6-1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales prescrit : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement… ».

Ceci implique une égalité des armes qui s’entend de la possibilité raisonnable de présenter sa cause, y compris ses preuves.

La Cour de cassation a affirmé le principe selon lequel « s’infèrent des actes déloyaux l’existence d’un préjudice, serait-il simplement moral… ».

Deux objectifs pour le demandeur :

  • réunir les preuves constitutives d’une concurrence déloyale ;

  • apporter des éléments permettant le calcul des dommages et intérêts découlant des différents préjudices.

Comment les atteindre ?

Alors que la Cour européenne des droits de l’Homme évolue de manière significative vers la recevabilité de certaines preuves sous l’angle du rapport de proportionnalité entre les intérêts antinomiques en présence et semble considérer l’admissibilité d’une preuve quand l’atteinte au secret paraît de moindre importance et qu’elle constitue le seul moyen de faire triompher une légitime prétention, notre système reste sclérosé en opposant des principes directeurs et des libertés qui se rattachent ou se posent sur le terrain des valeurs.

Comment rétablir, dès lors, un équilibre entre la protection des droits et des libertés et celle des intérêts des entreprises. Quelles sont les solutions possibles ou les réflexions permettant de prendre en compte les nouveaux environnements économiques mais aussi les nouvelles spécificités ou contraintes techniques ?

I – Droits antinomiques

Il y a un nécessaire besoin de protection si l’on veut maintenir les investissements des entreprises et assurer la sécurité juridique à laquelle tout justiciable peut prétendre.

La légalité d’une preuve devrait suffire au regard de l’article 9 du Code de procédure civile, sans y introduire une notion de valeur.

Il est patent qu’avec l’avènement de l’ère numérique, les preuves doivent être collectées dans de nouveaux espaces ou sur de nouveaux supports.

Par ailleurs, les moyens de communication actuels accroissent la concurrence entre les acteurs économiques et on assiste à une augmentation des comportements abusifs et déloyaux, notamment avec le développement du commerce électronique.

Enfin, il devient de plus en plus facile de s’approprier le savoir-faire de ses concurrents.

Ces simples constats se heurtent, toutefois, aux facultés d’appréhension des preuves ou à la valeur probatoire conférée à celles-ci sous le prisme du respect de certains principes ou de certaines libertés. Les limites ou les entraves résultent également de l’absence, de l’inadéquation des lois voire d’un contournement de celles-ci.

Les huissiers de justice sont amenés à collecter des preuves directement ou sur autorisation d’un juge qui va administrer judiciairement la preuve au travers d’une décision gracieuse ou contentieuse.

Nous sommes mandatés à l’effet de constater des actes pouvant être constitutifs de fautes mais aussi d’actes pouvant démontrer une intention voire des mécanismes mis en place, ou encore à l’effet d’établir les éventuelles responsabilités ou les réseaux organisationnels mis en place.

Nous collectons des preuves qui permettront de mettre en exergue le pillage des investissements matériels et immatériels, d’établir le chiffre d’affaires réalisé par le concurrent déloyal ou encore d’apprécier les conséquences de cette concurrence :

  • cannibalisme de l’entreprise concurrente (par la captation de son savoir-faire, le détournement de ses salariés, de sa clientèle, de ses fournisseurs ou par appropriation revêtant la forme d’une confusion et/ou d’un parasitisme) ;

  • anéantissement de l’entreprise concurrente (par la désorganisation, par le débauchage massif, par le dénigrement générant une perte de réputation ou une perte d’image).

Or, même si la jurisprudence caractérise ces faits de comportements déloyaux, le principe de loyauté, est opposé, principalement, pour écarter l’accès aux preuves ou l’utilisation de celles qui ont été collectées.

Il en résulte des situations incohérentes pour les huissiers de justice.

À titre d’exemple, il n’est pas possible, actuellement, pour le constatant qui relève la commercialisation d’un bien sur internet de procéder à son acquisition, au motif que celui-ci provoquerait l’infraction constatée ce, alors que, dans le même temps, la Cour de cassation reconnaît dans un arrêt du 20 mars 20141, qu’il a été satisfait à la demande d’un huissier de justice ayant décliné son statut lors de la constitution de son compte, à la faveur d’un traitement automatisé.

La Cour de cassation reconnaît donc au travers de cet arrêt que la machine ne subit donc aucune influence. Elle répond automatiquement à une demande.

De la même façon, un huissier de justice ne peut pas procéder à des constatations sans agir au vu et au su du concurrent déloyal, contrairement à la DGCCRF qui est autorisée à ne faire état de sa qualité qu’a posteriori.

Il s’avère, dès lors, impossible de constater certains actes de concurrence déloyale, comme la vente hors des circuits de distribution agréés, par exemple.

Or, en matière pénale, on reconnaît une différence entre la provocation à l’infraction et la provocation à la preuve.

Cette différence repose simplement sur l’absence de stratagème, c’est-à-dire l’absence d’aucune influence de nature à faire commettre une infraction qui, à défaut, n’aurait pas été commise.

Le stratagème suppose un moyen artificieux, une manœuvre que n’induit pas la simple sollicitation d’achat.

En réalité, l’illégalité à laquelle est rattachée la déloyauté invoquée, est inversée, puisque c’est le concurrent déloyal qui se voit conférer plus de droits et notamment celui d’échapper à la loi, faute de pouvoir établir des faits pourtant délictueux.

La question du secret des affaires est également au cœur des débats, comme celle du secret des correspondances ou du secret bancaire érigés de telle façon qu’ils peuvent facilement anéantir toute possibilité pour le justiciable ayant pourtant un droit particulier d’établir ces faits.

C’est dans ce contexte qu’une procédure de mise sous séquestre des preuves collectées permet dans le cadre des procédures 145 du Code de procédure civile de laisser le débat judiciaire s’instaurer devant les parties et le juge sur la question du rapport de proportionnalité des droits antinomiques au regard de l’atteinte portée à un principe.

Force est de constater que cela dérange, ce qui conduit à de véritables levées de boucliers des défenseurs de ces principes qui les brandissent lorsqu’ils sont en défense et s’en offusquent lorsqu’ils sont en demande.

II – Les dérives du système

La collecte de preuves se heurte également à de nombreux problèmes liés à une absence, une inadéquation ou un contournement des lois.

Les sociétés de domiciliation. L’article R. 123-167 modifié par le décret n° 2008-1488 du 30 décembre 2008, article 6, fixe les obligations des sociétés de domiciliation, notamment l’obligation pour le domiciliataire de détenir pour chaque personne domiciliée, un dossier contenant les pièces justificatives relatives au domicile de son représentant légal et à ses coordonnées téléphoniques ainsi qu’à chacun de ses lieux d’activité et du lieu de détention des documents comptables lorsqu’ils ne sont pas conservés chez le domiciliataire.

Les huissiers de justice munis d’un titre exécutoire doivent se voir remettre les renseignements contenus dans ce dossier.

Il est également spécifié que le domiciliataire doit informer le greffier du tribunal, à l’expiration du contrat de domiciliation ou en cas de résiliation anticipée de celui-ci, de la cessation de la domiciliation de l’entreprise dans ses locaux, ou encore du fait que la personne domiciliée n’a pas pris connaissance de son courrier depuis trois mois. À défaut, le domiciliataire est passible d’une contravention.

Or, dans les faits, il n’est pas rare que le Kbis ne fasse pas mention du fait que l’adresse est celle d’une société de domiciliation, il est fréquent que les dossiers de domiciliation ne renferment qu’un numéro de portable et/ou une adresse mail et que rien ne permette d’identifier le lieu réel de l’activité, ni la localisation précise des documents comptables et légaux lorsque les huissiers de justice interviennent, notamment en matière de concurrence déloyale.

Il y a fort à parier que les déclarations au greffe ne soient pas faites et il n’est en tout état de cause jamais fait mention d’une radiation administrative sur les Kbis lorsque la domiciliation commerciale n’est plus effective.

Par ailleurs, certaines domiciliations commerciales se trouvent dans des cabinets d’expertise comptable qui, par un mélange des genres, opposent le secret professionnel à la consultation des éléments comptables qu’ils détiennent pourtant au siège social de la société.

Faciliter l’accès aux preuves passerait donc également par de plus grandes obligations imposées aux sociétés de domiciliation ainsi que des sanctions plus lourdes à l’égard de celles qui ne respectent pas le texte et enfin par l’obligation de mention d’une radiation administrative dans les Kbis des sociétés passé un délai de trois mois sans régularisation d’un nouveau siège social.

Il est indispensable de ne pas laisser les sociétés conserver des sièges fictifs comme les dirigeants de fausses adresses ou des adresses trop anciennes.

Internet. Les technologies de l’économie numérique offrent de nouveaux espaces, sans frontière :

  • espace marchand avec le e-commerce ;

  • espace de communication avec les messageries électroniques ;

  • espace de circulation de l’information avec le développement des réseaux sociaux.

La collecte de preuves dans ces espaces pose divers problèmes liés aux notions de domicile virtuel, d’anonymisation des informations chez l’hébergeur, d’identification du propriétaire d’un site internet ou de l’auteur de propos diffamatoires.

Internet a contribué à rendre les concurrents déloyaux invisibles et leur localisation complexe alors qu’il est désormais premier vecteur de distribution de produits contrefaisants ou constitutifs d’une concurrence déloyale.

Or, il devient indispensable que face à l’explosion des boutiques virtuelles et à celle des réseaux communautaires, il puisse exister un droit de la preuve spécifiquement adapté.

On ne peut, à cet égard, que regretter que la loi pour une République numérique2 n’ait réussi à garder que la notion de données d’intérêt général à l’exclusion de ce qui relève des intérêts particuliers en la matière.

Consciente de la nécessité de légiférer sur la question du numérique, elle a, en effet, traité un certain nombre de questions, notamment, la loyauté des plates-formes et l’information des consommateurs, la protection des données personnelles et de la vie privée.

Cette loi a également renforcé la lutte contre la cyber-contrefaçon.

Mais pourquoi seulement dans ce domaine ? Probablement parce que la contrefaçon peut avoir des répercussions dommageables sur l’emploi ou du fait que son caractère non conforme aux normes de sécurité peut avoir des répercussions sur la santé et la sécurité des consommateurs, ou enfin, qu’elle nuit à la croissance économique et a un impact négatif sur la fiscalité. Des notions d’intérêt général, là encore.

De la même façon et pour des raisons similaires, la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 alourdit les sanctions appliquées à la contrefaçon en bande organisée. Le projet de loi envisageait des mesures touchant au numérique en prévoyant, entre autres, d’étendre la compétence des juridictions françaises, notamment en matière de contrefaçon réalisée en ligne, en dehors de nos frontières.

On constate donc qu’il est pris conscience d’une nécessaire adaptation et que l’arsenal juridique s’étoffe sur plan numérique dans le but d’une nécessaire protection de l’intérêt général mais omet de préserver les intérêts particuliers des justiciables et particulièrement des entreprises dont il faut pourtant maintenir les investissements et protéger tout ce qui détruit l’innovation.

Conclusion. On s’emploie aujourd’hui à s’interroger et à statuer sur les notions de procès équitable au regard d’un principe de loyauté ou sur l’adéquation de certaines mesures, comme celles de l’article 145 du Code de procédure civile, considérant qu’elles conduiraient à mener une véritable perquisition civile, mais on se refuse à définir et adopter des textes législatifs garantissant la sécurité juridique et la prévisibilité pour les entreprises comme pour l’ensemble des justiciables dans un contexte économique et technique qui a évolué.

Nos vingt ans d’expérience professionnelle nous conduisent à considérer que l’effet de surprise des procédures 145 du Code de procédure civile demeure le seul à garantir, aujourd’hui, l’établissement, l’intégrité et la conservation des preuves, lorsque les constatations ne peuvent pas s’opérer librement.

Faciliter l’accès aux preuves suppose donc de mettre en place les évolutions législatives en offrant la possibilité d’appréhender les preuves qui nous échappent aujourd’hui et qui permettent aux personnes, peu scrupuleuses, de se soustraire à la loi.

Quelles sont les propositions ou les pistes de réflexion :

  • définir un droit spécifique de la preuve numérique incluant la possibilité de provoquer la preuve ;

  • faire peser de plus importantes obligations déclaratives auprès du registre du commerce et des sociétés pour les sociétés de domiciliation et les entreprises et prévoir de lourdes sanctions en cas de non-respect ;

  • apporter une modification aux dispositions de l’article 503 du Code de procédure civile qui dispose que : « Les jugements ne peuvent être exécutés contre ceux auxquels ils sont opposés qu’après leur avoir été notifiés, à moins que l’exécution n’en soit volontaire. En cas d’exécution au seul vu de la minute, la présentation de celle-ci vaut notification », en y ajoutant un alinéa qui pourrait être : « … Le juge, s’il l’estime nécessaire, peut autoriser une notification différée qu’il motive et dont il fixe les conditions ».

Espérons que ces idées cheminent dans les esprits…

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. 1re civ., 20 mars 2014, n° 12-18518, F-PB.
  • 2.
    L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016 : JO n° 0235, 8 oct. 2016.