« Le droit est devenu une arme de guerre économique »

Publié le 09/07/2021

Un peu plus de deux mois après le lancement de l’association Filière des services juridiques et du droit, Véronique Chapuis-Thuault, membre du comité stratégique en charge de l’axe recherche, revient sur les enjeux du droit comme outil de compétitivité dans une économie mondialisée. Nouveaux besoins des entreprises, évolutions des rôles traditionnellement alloués aux juristes, innovation et valeur ajoutée du droit, rencontre avec une juriste passionnée et déterminée à faire mieux connaître le rôle stratégique du droit dans l’économie.

Actu-juridique : Le droit représente un marché de 31,1 Md€ soit 1,3 % du PIB de la France. Comment expliquer que cette information soit si méconnue ?

Véronique Chapuis-Thuault : Effectivement, c’est un chiffre assez méconnu du public mais aussi des professionnels eux-mêmes car la vision historique des métiers du droit occulte cette vision de marché. Les juristes sont vus au travers de leur rôle traditionnel : le législateur vote les lois, le juge règle les différends, l’avocat défend, le notaire exerce une mission de service public et de médiateur pour les parties notamment dans les domaines immobilier et familial, le juriste d’entreprise, le plus récent, accompagne les entreprises. C’est une vision historique qui méconnaît les enjeux de compétitivité devenus importants. Les juristes, au sens large du terme, tous métiers confondus, sont perçus comme des fonctions nécessaires et non comme des fonctions productives qui créent de la valeur. Mais ces rôles historiques sont à remettre en perspective avec les évolutions fondamentales qui ont lieu aujourd’hui : le droit est vraiment devenu une arme de guerre économique. La conquête par le droit, les services juridiques et les legaltech est une réalité qu’on doit affronter. Or pour obtenir une arme de guerre économique, il faut disposer d’une politique de conquête et de moyens de diffusion et d’application. Par exemple, on a vu que l’efficacité des lois américaines de lutte contre la corruption reposait sur la puissance de son administration et sur l’importance des sanctions applicables. Au contraire des marchés français et européens, les services juridiques anglo-saxons mènent une conquête des marchés assez vive et très bien organisée. Nous devons réagir.

Par ailleurs, les services juridiques doivent évoluer pour répondre aux demandes croissantes des entreprises en termes de réactivité, rapidité, efficacité et d’agilité pour bénéficier de solutions juridiques fiables et efficaces accompagnant leurs stratégies et leurs projets. Le champ de leurs besoins a ainsi considérablement évolué entre l’infobésité croissante, la globalisation, l’augmentation des dossiers à traiter, l’ajout de nouvelles obligations juridiques comme la lutte contre la corruption, la protection des données personnelles, le devoir de vigilance, la RSE, l’éthique, la cybercriminalité, ou encore les progrès de la science qui créent de nouveaux objets à encadrer juridiquement. Aujourd’hui, par exemple, un directeur juridique ne peut plus se contenter d’avoir une documentation en droit français seulement car il fait souvent du droit comparé toute la journée, à moins que son entreprise ait une activité purement française. Il a besoin d’une information claire, synthétique et contextualisée car il n’a plus le temps qu’il avait il y a quelques années pour lire et analyser la documentation.

Autant de nouvelles sphères juridiques et de nouvelles tâches qui s’ajoutent aux missions traditionnelles que remplissent déjà les juristes, comme conseiller, rédiger, négocier, archiver, organiser toute la vie d’un document ou d’un contrat, défendre ou attaquer. Cela fait 10 ans que l’on assiste à une telle évolution, avec une accélération ces cinq dernières années. La crise du Covid-19 a encore renforcé le mouvement, puisqu’elle a nécessité de dématérialiser en urgence pour permettre aux entreprises de continuer à agir. Les besoins de traçabilité, de fiabilité, de sécurité, s’en sont retrouvés exacerbés. Là encore, nous devons nous fédérer pour mieux répondre aux besoins des juristes en méthodes, outils, accompagnements, etc. Nous vivons une révolution qui nécessite des moyens. Nous prenons notre destin en main pour qu’ils émergent.

AJ : Comment le droit et les services juridiques sont-ils perçus d’un point de vue économique, comparé aux 18 filières industrielles du Programme d’investissement d’avenir ?

V.C.-T. : La comparaison est précoce car, modestement, la Filière des services juridiques et du droit apprend de l’expérience de ces 18 filières industrielles qui mènent des projets extraordinaires dans divers domaines dont ceux de l’énergie, de la santé, de l’agroalimentaire ou encore de la sécurité. Notre objectif est de collaborer avec ces filières pour leur permettre d’intégrer le droit en amont dans la conception des stratégies, des projets et des système. Ce sera une source de production de valeur mais aussi un gain de temps et d’argent. L’habitude historique de consulter les juristes, en interne ou externe, afin de transcrire la décision en droit, peut être un facteur de perte de temps et d’argent car l’analyse juridique peut conduire dans certains cas à modifier le projet voire à le bloquer.

Dans ce contexte, l’objectif de notre filière est double : répondre aux besoins croissants des juristes, pour qu’ils puissent exercer leurs missions avec la qualité, la réactivité et la fiabilité que l’on attend d’eux ; mais aussi accompagner les autres filières dans cette approche juridique qui peut apporter de la valeur ajoutée. La valeur ajoutée du droit n’est pas encore communément évoquée, du moins en France, alors que c’est déjà le cas dans les pays anglo-saxons.

AJ : Est-ce dû à des codes culturels, à une approche du droit différente ?

V.C.-T. : La France est le pays des Lumières, le pays de la pensée. Oui, il s’agit de voir le droit comme une matière avec une valeur ajoutée : c’est une révolution culturelle en soi. Finalement, intégrer le droit en amont, c’est aussi important que de savoir que l’on va contracter en dollars ou que telle norme est applicable. Les directeurs juridiques l’affirment : plus ils sont sollicités en amont, plus ils interviennent en direct et émettent des recommandations qui sont utiles. Cela permet d’éviter un potentiel effet déceptif. L’exemple du Health Data Hub est parlant : il a fallu 18 mois pour mettre tout un projet sur pieds et finalement, le projet a été bloqué par une décision du Conseil d’État (CE, 13 oct. 2020, n° 444937) et une délibération de la Cnil. Ont-ils vraiment pris en compte le droit ? Quel a été leur raisonnement ? C’est tout l’enjeu de l’intelligence juridique, émanation de la démarche d’intelligence économique, constituant une méthode pour contextualiser les enjeux juridiques, comprendre les rapports de force par le prisme du droit et également intégrer le droit en amont dans la conception des stratégies, des projets, des technologies et systèmes avec une approche transversale dite «5i » : interculturelle, intermétiers, intergénérationnelle, interpays, internationale. « Collaborer » plutôt que « transcrire » est une voie de progrès que les juristes veulent développer.

AJ : Cela veut-il dire que le rôle du juriste va évoluer vers davantage de pouvoir décisionnaire ?

V.C.- T. : Le juriste doit évoluer vers une position de juriste stratège, ce qui va au-delà du juriste business partner. C’est une position dans laquelle il concourt aux décisions de l’entreprise. Il doit apprendre à penser autrement grâce à l’intelligence juridique pour avoir une vision élargie des problématiques, sortir de la technique et apporter des solutions juridico-opérationnelles aux décideurs.

AJ : Où en est votre prise de contact avec les pouvoirs publics ?

V.C.- T. : Aujourd’hui, les six axes définis par l’association Filière des service juridiques et du droit (innovation et R&D, plateformisation et sécurité, réglementation et éthique professionnelle, transformation digitale et développement, internationalisation de la Filière, formation) sont à l’œuvre pour construire le plan stratégique de la filière professionnelle. Quand notre document stratégique sera émis, il sera présenté aux pouvoirs publics et aux parties prenantes avec lesquelles cette filière travaillera. Notre vision des choses est un peu révolutionnaire : montrer le droit comme une industrie, comme un service de forte valeur ajoutée, un outil de compétitivité essentiel pour une nation, c’est nouveau. Mais c’est l’avenir.

Illustration d'avocats, justice
Marta Sher/AdobeStock

AJ : Les acteurs du milieu juridique ont-ils été convaincus par votre initiative ?

V.C. -T. : Le projet de filière a été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme. Les juristes prennent leur destin en main pour répondre à leurs besoins et pour apporter un service aux autres filières. C’est une dynamique très intéressante qui est source de progrès. Mais il va falloir être à la hauteur des attentes. Les juristes tous métiers confondus sont mobilisés en ce sens.

A.J. : Comment la France peut-elle se positionner ?

V.C. -T. : La France a un rôle clé à jouer car elle est à l’origine de nombreuses innovations juridiques. On le voit avec la très belle initiative « Paris, place de droit », par exemple. De nombreux efforts sont faits pour attirer le règlement des litiges en France. Une démarche de marketing du droit est nécessaire pour montrer l’attractivité du pays et ainsi inciter les parties à choisir le droit français et la place de Paris pour le le règlement de leurs litiges. Ainsi le droit et la qualité du droit, des tribunaux et des services juridiques sont mis en exergue. Concrètement, dans toute fourniture de services, il y a de la concurrence.

Il faut apprendre à penser autrement car l’enjeu n’est pas seulement économique : la conquête par le droit est aussi un véhicule d’exportation d’une manière de penser et d’organiser la société et la pratique des affaires. Il en va de même pour les logiciels juridiques conçus dans un droit étranger : ils vont induire des comportements qui sont conformes à ce droit étranger. Par exemple, dans le monde anglo-saxon, nous avons vu que les données personnelles, dès lors qu’elles ont été collectées, deviennent une marchandise comme une autre qui fait l’objet d’un marché, alors que dans le droit continental, le respect de la donnée privée et de la personne est primordial. D’ailleurs, on le voit, le RGPD a rayonné avec pour conséquence une vraie prise de conscience des enjeux relatifs aux données personnelles, et ce, même dans des pays de tradition anglo-saxonne. Derrière le rayonnement du droit, il y a une conquête de clients et de territoires.

AJ : Quand on parle d’innovation et de droit, quels sont les enjeux principaux ?

V.C.-T. : Il faut préciser ce que l’on entend par innovation juridique car elle est encore peu reconnue. L’innovation juridique se décline sur trois champs. Le premier champ concerne la fabrique du droit que l’on connaît mais à laquelle s’ajoute la fabrique du droit souple. La démarche de « droit clair » lancée par des précurseurs comme Hugues Bouthinon-Dumas est une innovation dans ce domaine qui vise à simplifier les rédactions et à lutter contre l’infobésité. C’est intéressant car parfois on a tendance à chercher à réécrire une loi au lieu de revisiter la façon dont les textes sont appliqués ou d’examiner les moyens pour le faire…

Le deuxième champ concerne les stratégies juridiques et les méthodes dont des méthodes de cartographie, d’évaluation ou de prévention des risques juridiques. On va avoir recours à telle tactique juridique pour organiser telle opération de fusion-acquisition, pour mettre en place un programme de compliance, pour créer une politique de propriété intellectuelle. Il s’agit bien de stratégie et d’innovation juridique. Et cela a de la valeur, même si c’est assez peu théorisé.

Enfin, le troisième champ concerne les innovations bi-mode combinant innovation juridique et innovation scientifique. Pour arriver à produire une telle innovation, il faut modéliser certaines missions juridiques tout en vérifiant leur adéquation au besoin et le détail de leur fonctionnement. Ensuite, se met en place une collaboration avec des scientifiques qui vont apporter leur propre innovation visant à créer un système informatique afin d’automatiser l’innovation juridique. Le développement des techniques numériques et de l’intelligence artificielle ouvre un champ des possibles très intéressant pour les juristes.

Les ingénieurs ont fait la révolution industrielle au XIXe siècle : aux juristes de faire la leur au XXIe siècle grâce aux progrès de la science et des services juridiques.

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