1re table ronde : Faciliter l’accès aux preuves

Le secret des affaires

Publié le 04/09/2017

 

Le secret des affaires doit être replacé dans le contexte qui est nécessairement le sien, à savoir celui de l’intelligence économique.

Les systèmes d’intelligence économique doivent utiliser des informations accessibles à tous et obtenues en toute légalité dans des sources ouvertes afin de permettre aux entreprises d’être dans une concurrence loyale.

Mais il n’est pas contestable que l’entreprise doit protéger son patrimoine, son savoir-faire, ses secrets (de fabrication…). Il est donc indispensable de protéger les intérêts privés de l’entreprise. Il y va également de la protection de l’intérêt général économique.

Si la captation des secrets des entreprises doit avant tout être légale (publication des comptes au greffe du tribunal de commerce par exemple), il y a plusieurs façons déviantes de les capter : la corruption mais aussi la captation financière dévoyée (prises de participation, fonds d’investissement), et… la captation judiciaire lorsque celle-ci consiste dans le fait d’instrumentaliser la procédure et le juge.

C’est elle qui retiendra plus particulièrement l’attention ici. En effet, outre divers événements qui peuvent favoriser la fuite des secrets d’une entreprise (publicité des audiences, perquisitions, par exemple de disques durs et de messageries, notamment dans le cadre d’affaires relatives au droit de la concurrence…), les impératifs du caractère contradictoire du procès permettent d’avoir accès au dossier ou à certaines informations.

Il convient dès lors de rechercher les procédures aptes à protéger les secrets des entreprises, tout en respectant les principes fondamentaux de la procédure, qu’elle soit civile ou pénale.

I – Le secret des affaires n’existe pas (encore) juridiquement mais il est couramment utilisé

Force est de constater qu’en France, « le secret des affaires n’existe pas », qu’« il n’en existe aucune définition juridique » et que « c’est finalement une notion purement littéraire ».

Et pourtant, c’est une notion à laquelle il est fait constamment référence dans les textes et dans la jurisprudence.

A – Dans les textes

Depuis 1990, il est fait référence au secret des affaires dans 306 textes (14 lois, 8 ordonnances, 57 décrets, 227 arrêtés).

B – Dans la jurisprudence…

1 – … de la Cour de cassation

On retrouve une référence au secret des affaires dans la jurisprudence de toutes les chambres.

On retiendra plus particulièrement celle de la deuxième chambre civile, chargée de statuer sur les litiges relatifs aux actions in futurum prévues par l’article 145 du Code de procédure civile. Dans un arrêt du 7 janvier 19991, la deuxième chambre a précisé que le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle à l’application de l’article 145, ce qui marquait une régression par rapport à sa jurisprudence antérieure2.

Quant à la chambre commerciale, elle rappelle que les pièces produites doivent être soumises au débat contradictoire3. Mais dans un autre arrêt plus récent du 19 janvier 20164, la même chambre a décidé « que le droit des parties de prendre connaissance des pièces remises à l’Autorité n’est pas un droit absolu et illimité et doit être mis en balance avec le droit des entreprises à la protection du secret de leurs affaires ».

Enfin, dans une décision du 25 février 20165, la première chambre civile a cassé l’arrêt qui lui était déféré et décidé que le secret professionnel des avocats ne s’étend pas aux documents détenus par l’adversaire de leur client, susceptibles de relever du secret des affaires, dont le refus de communication constitue l’objet même du litige.

2 – … du Conseil d’État

Celui-ci se réfère également au secret des affaires. On peut citer une décision rendue le 5 mars 20036 en matière de marchés publics. Également, concernant le Conseil [Autorité] de la concurrence, on peut citer une décision du 9 mai 20017.

3 – … des juridictions de l’Union européenne (tribunal de première instance et Cour de justice)

Ces juridictions se réfèrent au secret des affaires au point d’avoir mis en place une procédure spécifique. Elles ont par ailleurs contribué à la définition du secret des affaires.

II – La nécessité d’une procédure adaptée et d’une définition du secret des affaires

A – Une procédure adaptée…

Cette procédure s’avère indispensable pour que le nécessaire respect des grands principes qui fondent la procédure judiciaire, qu’elle soit civile ou d’ailleurs pénale, soient respectés, à savoir le principe du contradictoire, la préservation des droits de la défense, le droit à un procès équitable. Parallèlement, cette procédure adaptée doit permettre au juge de ne pas se faire le complice involontaire de la violation du secret des affaires des parties au procès.

1 – … par les juridictions de l’Union européenne

C’est dans ces conditions que le Tribunal de première instance de l’Union européenne a mis au point une procédure spécifique, désormais appelée le test Hilti.

Elle trouve sa source dans l’article 116, paragraphe 2 du règlement de procédure, aux termes duquel : « (…) Le président peut cependant, à la demande d’une partie, exclure de cette communication des pièces secrètes ou confidentielles ». Cet article trouve lui-même sa source dans l’article 214 du traité instituant la Communauté européenne, devenu l’article 339 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui prévoit notamment pour les membres et les agents des institutions de la Communauté « de ne pas divulguer les informations qui, par leur nature, sont couvertes par le secret professionnel et, notamment, les renseignements relatifs aux entreprises et concernant leurs relations commerciales ou les éléments de leur prix de revient ».

C’est dans une ordonnance du 4 avril 19908 que le Tribunal de première instance a défini la procédure à respecter (pt 11), désormais appelée « test Hilti » : pour chaque pièce, le président doit examiner dans quelle mesure seront effectivement conciliés le souci légitime de la requérante d’éviter que ne soit portée une atteinte essentielle à ses intérêts commerciaux et le souci, tout aussi légitime, des parties intervenantes de disposer des informations nécessaires aux fins d’être pleinement en mesure de faire valoir leurs droits et d’exposer leur thèse devant le Tribunal. Après avoir examiné si la pièce est secrète ou confidentielle, il y aura lieu de rechercher si elle est utile, nécessaire ou indispensable à la compréhension du litige.

2 – … sur le territoire national

Si le pouvoir réglementaire n’a pas cru devoir s’inspirer de cette procédure européenne pour compléter le Code de procédure civile, celle-ci n’est cependant pas complètement ignorée sur le territoire national.

Il convient tout d’abord de saluer les initiatives prises par les juridictions consulaires, en particulier par le tribunal de commerce de Paris qui a recours à la procédure de mise sous séquestre jusqu’à un débat contradictoire, des pièces saisies par un huissier. Il faut voir dans l’arrêt ci-dessus évoqué de la première chambre civile de la Cour de cassation le 25 février 2016, une consécration de cette pratique.

Par ailleurs, il y a lieu de s’attarder sur la procédure dont dispose l’Autorité de la concurrence. L’article L. 463-4 du Code de commerce, permet au « rapporteur général de refuser à une partie la communication ou la consultation de pièces ou de certains éléments contenus dans ces pièces mettant en jeu le secret des affaires d’autres personnes. Dans ce cas, une version non confidentielle et un résumé des pièces ou éléments en cause lui sont accessibles ».

Cette procédure assez lourde suscite quelques réticences d’autant plus qu’elle n’est pas applicable devant la cour d’appel de Paris en cas d’exercice de cette voie de recours prévue par l’article L. 464-7 du Code de commerce, faute de ne pas avoir été intégrée au Code de procédure civile.

Pour plus d’efficacité et pour éviter d’augmenter l’encombrement des juridictions, qu’elles soient commerciales ou non, il conviendrait de confier le traitement de ces procédures à des formations juridictionnelles spécialisées dans le secret des affaires devant lesquelles la procédure serait spécifique. En effet, le recours à des juges appartenant à un pôle de compétence dédié au secret des affaires et qui seraient, dans l’exercice de leurs fonctions, les gardiens de la confidentialité de certaines pièces du dossier, permettrait un contrôle efficace et pragmatique de celles-ci et un traitement équitable des litiges, dans le respect des droits de la défense.

Mais la création d’une procédure civile adaptée ne pourrait se concevoir que si le secret des affaires était juridiquement défini.

B – Une nécessaire définition

On sait évidemment ce que recouvre la notion de secret des affaires. Plusieurs définitions qui n’ont pas valeur juridique en ont été données ; on peut retenir par exemple celle du ministère de l’Économie et des Finances : « Le secret des affaires protège les informations tenant à la rentabilité de l’entreprise, à son chiffre d’affaires, à sa clientèle, à ses pratiques commerciales, à ses coûts, à ses prix ou à sa part de marché, ainsi qu’à d’autres données sensibles d’ordre commercial ».

Mais la définition qui doit retenir l’attention en France est celle qui résulte des travaux qui ont été menés en 2013 par Jean-Jacques Urvoas, aujourd’hui garde des Sceaux, ministre de la Justice, alors qu’il présidait la Commission des lois de l’Assemblée nationale.

Il s’agissait de rechercher un texte qui donne du secret des affaires une définition aussi objective que possible, utilisable par toutes les entreprises, excluant donc toute approche purement subjective et donc nécessairement suspecte. Par ailleurs, cette définition a été proposée en référence à ce qui n’était alors qu’un projet de directive européenne, de sorte qu’elle pourrait désormais servir de référence lors de la nécessaire transposition de ladite directive.

Elle était ainsi rédigée : « Est protégée au titre du secret des affaires, indépendamment de son incorporation à un support, toute information :

1. qui ne présente pas un caractère public en ce qu’elle n’est pas, en elle-même ou dans l’assemblage de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité traitant habituellement de ce genre d’information ;

2. qui, notamment en ce qu’elle est dénuée de caractère public, s’analyse comme un élément à part entière du potentiel scientifique et technique, des positions stratégiques, des intérêts commerciaux et financiers ou de la capacité concurrentielle de son détenteur et revêt en conséquence une valeur économique ;

3. qui fait l’objet de mesures de protection raisonnables, compte tenu de sa valeur économique et des circonstances, pour en conserver le caractère non public ».

Ces travaux ont donné lieu à une proposition de loi qui a ensuite été intégrée comme amendement au projet de loi dit Macron en 2015, puis abandonné en raison des craintes qu’il a, à tort, soulevées concernant la protection des lanceurs d’alerte et les risques d’entraves au travail d’investigation des journalistes.

Comme il a été dit, elle s’inspirait par anticipation de la définition résultant de l’article 2 de la directive adoptée par le Parlement européen le 14 avril 2016 qui devra nécessairement être transposée dans la législation française :

« [Il s’agit] « des informations qui répondent à toutes les conditions suivantes :

a) elles sont secrètes en ce sens que, dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, elles ne sont pas généralement connues de personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre d’informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles ;

b) elles ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes ;

c) elles ont fait l’objet, de la part de la personne qui en a licitement le contrôle, de dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, destinées à les garder secrètes ».

À l’article 8, il est prévu des mesures de « Protection du caractère confidentiel des secrets d’affaires au cours des procédures judiciaires », en restreignant en tout ou en partie :

  • l’accès à tout document contenant des secrets d’affaires qui a été soumis par les parties ou par des tiers ;

  • l’accès aux audiences, lorsque des secrets d’affaires sont susceptibles d’y être divulgués.

Elle prévoit également la mise à disposition d’une version non confidentielle de toute décision judiciaire, dans laquelle les passages contenant des secrets d’affaires ont été supprimés.

En conclusion, on observera tout d’abord que la directive ignore délibérément l’aspect pénal de la violation des secrets d’affaires, ce qui ne paraît pas conforme à la culture française qui consiste à créer une infraction dès qu’il s’agit de tenter de régler un problème de société.

Telle était la seule ambition des projets rédigés par Bernard Carayon. Quant à celui élaboré sous la direction de Jean-Jacques Urvoas, s’il prend délibérément le parti de la voie civile, il prévoyait néanmoins des mesures de protection pénale.

Un autre débat concerne aussi la protection des lanceurs d’alerte. L’article 4 de la directive prévoit néanmoins que la violation d’un secret d’affaire ne saurait être reprochée en cas de « révélation d’une faute, d’une malversation ou d’une activité illégale du requérant, à condition que l’obtention, l’utilisation ou la divulgation présumée du secret d’affaires ait été nécessaire à cette révélation et que le défendeur ait agi dans l’intérêt public ». Il en va de même de la « divulgation du secret d’affaires par des travailleurs à leurs représentants dans le cadre de l’exercice légitime de leur fonction de représentation ». Il convient d’observer que Jean-Jacques Urvoas avait introduit une telle disposition dans son projet de texte.

Selon le même principe et contrairement à ce qu’affirment dans une pétition de nombreux journalistes et ceux qui les soutiennent, la directive prévoit expressément dans le même article qu’elle ne saurait entraver « l’usage légitime du droit à la liberté d’expression et d’information ».

En tout état de cause, il s’agit9 « de protéger le patrimoine des entreprises car, à la différence des biens corporels qui présentent une valeur économique aisément identifiable, les informations et connaissances vitales de l’entreprise constituent des actifs immatériels fragiles, dont l’évaluation est difficilement perceptible, mais dont la perte constitue le plus souvent un sinistre dommageable sérieux pour sa compétitivité ».

Contrairement à ce que d’aucuns pensent, les entreprises françaises ne sont pas que des lieux de turpitudes qu’il faudrait soustraire à la curiosité des autorités judiciaires ou des journalistes. Par ailleurs, le mot « secret » n’est pas un gros mot. Il a en effet la même racine étymologique que le mot « sacré ».

Notes de bas de pages

  • 1.
    Bull. civ. II, n° 3.
  • 2.
    Cass. com., 14 mars 1984 : Bull. civ. II, n° 49 : « l’expertise sollicitée mettrait immanquablement la société MB en possession des secrets de fabrication de la partie adverse ».
  • 3.
    Cass. com., 9 juill. 1996 : Bull. civ. IV, n° 214.
  • 4.
    Cass. com., 19 janv. 2016, nos 14-21670 et 14-21671.
  • 5.
    Cass. 1re civ., 25 févr. 2016, n° 14-25729.
  • 6.
    CE, ass., 5 mars 2003, n° 233372.
  • 7.
    CE, 9 mai 2001, n° 231320.
  • 8.
    Hilti/Commission, T-30/89, Rec. p. II-163.
  • 9.
    V. rapp. remis à Juillet A., haut responsable à l’intelligence économique, 17 avr. 2009.
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