« L’économie est tellement partout dans notre quotidien qu’on ne fait plus attention à elle ! »

Publié le 24/07/2019

Ouverte le 14 juin dernier, la Cité de l’économie et de la monnaie parisienne, Citéco, a pris ses quartiers dans une ancienne succursale de la Banque de France, dans le XVIIe arrondissement de la capitale. Un ancien hôtel particulier, somptueux, désormais recyclé en un écrin de 3 000 m². Le parcours que suit le visiteur à travers les nombreuses et foisonnantes salles d’exposition lui permet d’aborder les notions de marché, de monnaie, d’échange, d’actions ou encore d’inflation… comme de se mettre dans la peau d’un trader qui doit gérer un portefeuille d’actions, ou encore de « scanner » un objet. Bluffant : une simple crème antirides mobilise des composants venant d’au moins dix pays des quatre coins du monde. Mondialisation, quand tu nous tiens… Cette ouverture attendue a été l’occasion de rencontrer le directeur de Citéco, l’historien Philippe Gineste.

Les Petites Affiches

Très interactif, Citéco s’inspire de la Cité des sciences. Pouvez-vous nous en dire plus sur ses particularités et sa façon d’aborder le savoir économique ?

Philippe Gineste

Globalement depuis une trentaine d’années, nous constatons un mouvement très important de culture scientifique en Europe. La France aussi est concernée. Cela se traduit, par exemple, par des équipements phares comme la Cité des sciences à Paris, mais aussi d’autres lieux comme le Vaisseau à Strasbourg, Les Champs libres à Rennes ou encore Cap Sciences à Bordeaux. Il en existe des dizaines en Europe. Ces espaces proposent, sur des connaissances scientifiques et techniques, de mettre le visiteur dans une position d’interaction. Ce dernier se confronte à un savoir qui lui permet d’avoir une meilleure compréhension du monde qui l’entoure. Force est de constater, que, de façon générale, quand on vous dit quelque chose, vous n’en retenez que quelques pourcents. Quand vous lisez quelque chose, vous en retenez davantage. Mais quand vous faites les choses, vous retenez largement plus. Il faut donc faire ! Cela a d’abord été développé à l’Exploratorium de San Francisco, l’idée s’est répandue en Amérique du Nord, puis le concept a débarqué en Europe. Par ce mode d’apprentissage, on prend de la distance face à ce qui se faisait il y a encore cinquante ans, où la transmission se faisait des « sachants » vers des « non-sachants » qui recevaient des leçons. Maintenant l’idée consiste à proposer un contenu, très ludique, à en faire l’expérience ce qui est beaucoup plus impactant en termes de ressenti pour le visiteur.

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Citéco est le deuxième musée du monde dédié à l’économie, après celui de Mexico, ouvert en 2006. Pourquoi y en a-t-il si peu ?

P. G.

Cette approche est beaucoup plus facile et évidente pour les sciences dures, la physique, la thermodynamique, la biologie, les secteurs où l’homme a bâti un savoir au fur et à mesure, qui comprend des expériences reproductibles, qui s’inscrit dans une démarche scientifique pure. Bien sûr, dans ces domaines, il peut y avoir de la place pour de l’interprétation, de la recherche, des idées divergentes mais elles sont réservées à un débat d’initiés. Pour l’économie, la situation est un peu différente. Car l’économie est aussi une science politique. Cela n’empêche pas qu’il existe quand même un savoir de base : sur les notions d’échange, de monnaies… Avec l’économie, nous nous plaçons au cœur d’une science sociale, dont il faut comprendre le contexte dans lequel elle évolue. En économie, une expérience vécue à un moment peut ne pas se reproduire… Par conséquent, l’économie apparaît beaucoup plus complexe à mettre en équation.

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Et le défi d’en faire un musée était donc plus complexe également ?

P. G.

Oui, car le savoir de base de l’économie n’est pas partagé par tous. On peut faire l’analogie avec l’histoire : de la Révolution française, vous pouvez tout aussi bien avoir une vision marxiste, différente d’une vision libérale ou de celle du « sang bleu » (une mystérieuse maladie aurait décimé l’aristocratie, NDLR). Pourtant, ces trois visions sont argumentées, bien que totalement antithétiques. Et bien que l’économie soit une discipline enseignée à l’école, à ce jour, il n’existait pas encore de lieu susceptible d’accompagner l’effort pédagogique des professeurs, parfois en difficultés à transmettre leurs connaissances denses à leurs élèves. Étrangement, s’il existe des dizaines, voire des centaines de lieux dédiés à la mémoire en France, l’économie restait encore délaissée.

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Pourquoi selon vous ?

P. G.

L’hypothèse la plus pertinente est que l’économie fait tellement partie de notre quotidien, que lorsqu’on en parle, on peut ne pas se rendre compte que son interlocuteur n’a pas forcément la même compréhension du vocabulaire. Car des concepts comme déflation ou inflation sont loin d’être maîtrisés par le plus grand nombre. Pourtant, l’économie fait bien partie de notre culture. Face à des notions comme celles de marchés, d’échanges, d’acteurs économiques, nous voulions que le visiteur puisse comprendre les imbrications qui existent derrière ces concepts. Dans les débats ayant lieu avant les élections présidentielles en France, 90 % des programmes sont liés à des actions économiques.

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Vous espérez 130 000 visiteurs annuels, de 7 à 77 ans, et privilégiez une approche très démocratique. Quelles seront les recettes de votre succès ?

P. G.

Les expositions sont tout d’abord très ludiques, et comptent de nombreux jeux interactifs. En témoignent les premiers commentaires laissés sur Citéco. « Je pensais qu’on allait s’ennuyer » ou encore « J’étais sûr que le traitement de l’économie serait rébarbatif ». Mais c’est tout le contraire qui se produit. Le jeu constitue un véritable moyen d’appropriation des connaissances. Autour de cela, tout une palette de rencontres, de spectacles, de conférences, d’expositions temporaires viendra compléter l’exposition permanente. Et certaines thématiques qui sont juste effleurées dans l’espace permanent, seront abordées lors d’expositions temporaires. Si nous avions dû parler de tout ce qui nous semblait important, il nous aurait fallu 100 000 m² ! Or nous en avons 3 000. Nous avons donc dû faire des choix. En septembre, nous présenterons par exemple une exposition temporaire « Nés quelque part », soutenue par l’AFD. Pendant une heure, le public sera invité à venir à la rencontre de quelqu’un qui vit ailleurs dans le monde, comme un producteur de café en Colombie. Ce sera l’occasion de comprendre sa réalité socio-culturelle. Des nocturnes seront également organisées : la première portera sur les femmes entrepreneuses africaines, puis suivra l’économie sociale et solidaire.

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Quels choix cornéliens avez-vous dû faire par exemple ?

P. G.

Notre conseil scientifique (constitué d’économistes, de sociologues, de membres d’associations de l’économie sociale et solidaire, de représentants de l’Éducation nationale) s’est vraiment voulu inclusif, représentant plusieurs courants philosophiques afin que différentes tendances soient représentées. C’est à lui qu’est revenu l’obligation des choix, qui devaient correspondre à trois critères principaux : tenir un propos scientifiquement cohérent, qui soit utile à l’Éducation nationale et accessible à tous les publics… Nous faire le reproche de ne pas avoir tout abordé, c’est ignorer toutes les contraintes sous-jacentes auxquelles nous avons été tenus. Nous évoquons par exemple les cryptomonnaies, mais en effet, nous ne consacrons pas une salle entière à des algorithmes. Pour autant, au cours du cheminement – qui dure 12h, si vous visitez la totalité des salles – la question des cryptomonnaies, des monnaies locales, de la blockchain, n’est pas oubliée. Après tout, quelle que soit sa forme, numérique ou papier, cela reste toujours de la monnaie. D’ailleurs, l’exposition se base aussi beaucoup sur l’environnement historique : sont cités la banqueroute de Law (spéculation puis krach qui suivit la mise en place d’un système inspiré de l’Écossais Law, alors que la France d’après Louis XIV était ruinée) ou encore les assignats.

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La crise mondiale de 2007-2008 a-t-elle influencé la genèse de Citéco ?

P. G.

Oui et non. D’abord, non, car l’idée du projet est née avant la crise de 2008. L’initiative en revient à la Banque de France. Cette dernière a mis sa succursale à disposition. Classé monument historique, et au vu des travaux à réaliser, le bâtiment était invendable, sauf à être cédé pour un euro symbolique, mais sans garantie que l’acheteur n’en aurait pas fait un immeuble de bureaux en s’en excusant après coup. La création de Citéco répondait donc à un double souhait : conserver une part de l’histoire de la Banque de France comme banque commerciale – ce qu’elle n’est désormais plus – et en faire un lieu d’éducation culturelle, inclusive, ouvert au plus grand nombre… La découverte du musée de Mexico, ouvert en 2006, a achevé de convaincre, par son intelligence, qu’il fallait lancer un projet similaire en France. Mais, certainement, la crise a renforcé certains passages. Par exemple, le dialogue imaginaire sur la crise entre les économistes Milton Friedman (1912-2006) et John Keynes (1883-1946) n’aurait peut-être pas été créé si elle n’avait pas eu lieu.

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Quelle serait votre définition d’une visite réussie ?

P. G.

Tout simplement si le visiteur sort agréablement surpris, et qu’il se dit « franchement, un musée sur l’économie, je n’y croyais pas, mais ça m’a ouvert l’esprit ». Pour autant, nous n’avons pas l’ambition de transformer le visiteur en économiste, tout comme celui qui sort du Palais de la découverte ne va pas forcément devenir expert en physique quantique. Mais si Citéco lui donne envie d’en savoir plus et que cela lui offre une grille de lecture de la société, alors nous aurons rempli notre mission.

 

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