« Nous avons été forcés d’inventer au quotidien »
Catherine Pautrat, à la tête du tribunal judiciaire de Nanterre, et Catherine Denis, au parquet, dirigent la juridiction des Hauts-de-Seine (92). Pour l’une comme pour l’autre, la crise sanitaire doit être l’occasion de moderniser le fonctionnement de la justice. Pour les Petites Affiches, elles expliquent, à deux voix et sans langue de bois, pourquoi il ne faut pas louper le coche.
Les Petites Affiches
Comment a fonctionné le tribunal judiciaire de Nanterre depuis le mois de mars ?
Catherine Pautrat
Comme la plupart des juridictions, notre tribunal a fonctionné au ralenti. Nous avions 27 magistrats mobilisables chaque jour pour assurer les permanences. On estime que 20 % de l’activité a été maintenue : une activité équivalente à celle des périodes de vacations judiciaires. Tous les contentieux essentiels ont été traités, dans tous les secteurs. Au pénal : les audiences correctionnelles et celles de comparutions immédiates – à hauteur d’une par jour – ont été maintenues. Les dossiers concernant la réévaluation des contrôles judiciaires ont été examinés par les magistrats. Les juges d’instruction, les juges des libertés et de la détention ont été fortement mobilisés et les juges des enfants ont traité les déferrements au pénal ainsi que les audiences en assistance éducative. Ont également été traitées les audiences du tribunal pour enfants (TPE) pour les mineurs détenus. Au civil, un juge était présent chaque jour pour assurer les contentieux prioritaires. Pour les référés, le tribunal judiciaire et les tribunaux de proximité ont mutualisé leurs ressources. Les juges aux affaires familiales ont traité les ordonnances de protection. Tous les contentieux urgents ont été assumés par la juridiction. En revanche, les contentieux considérés comme moins prioritaires se sont arrêtés, par exemple, les audiences civiles, les audiences de divorce ou celles concernant les affaires de sécurité sociale ne se sont pas tenues.
Catherine Denis
En dehors des audiences de comparutions immédiates, l’activité juridictionnelle a été très fortement ralentie au pénal. Nous avons mis en place au parquet le plan de continuité avec des services réduits. Nous sommes passés en présentiel à un effectif de magistrats et fonctionnaires très réduit pour assurer la stricte continuité du service public. Nous devions assurer des permanences, ne serait-ce que parce que les crimes et les délits ont continué, même si la délinquance a beaucoup baissé au début du confinement. Nous avons fait face à de nombreuses demandes de remise en liberté et à la nécessité de faire sortir les détenus en fin de peine, conformément aux directives de la ministre qui permettaient d’assigner à domicile des personnes à qui il restait deux mois d’exécution de peine une fois calculés tous les crédits de peine. Les remises en liberté ont mobilisé les juges d’instruction, les juges des libertés et de la détention et le parquet. Le traitement des fins de peine a mobilisé la maison d’arrêt, le service pénitentiaire d’insertion et de probation, les juges d’application des peines et le parquet. Nous avons écarté l’option de répondre de manière minimale aux demandes de mises en liberté. Nous aurions pu les motiver a minima en disant que la crise du Covid-19 ne permettait pas pour autant d’envisager la mise en liberté. Nous avons estimé que nous nous devions de répondre sur le fond du dossier, ne serait-ce que parce que nous n’étions pas à l’abri, et la suite l’a prouvé, que les avocats fassent appel du rejet de la demande de mise en liberté en tirant argument des éléments de fond du dossier.
LPA
Le télétravail s’est imposé comme une solution pendant cette crise. Comment avez-vous pu le mettre en place ?
C. P.
Les magistrats ont tous travaillé, dès lors qu’ils n’étaient pas malades ou astreints par les gardes d’enfants. Ils ont pratiquement tous été dotés d’un ordinateur portable. Ils ont fait, depuis leur domicile, un travail de l’ombre, rédactionnel, de préparation d’actes et de mise en forme de dossiers. Certains ont dû se faire violence pour se mettre au télétravail, notamment à l’instruction où la pratique du distanciel est moins habituelle. D’autres, surtout ceux du pôle civil et les juges aux affaires familiales, en avaient déjà l’habitude. Nous aurions souhaité que les greffiers puissent également travailler à distance. Pour cette profession, c’est une petite révolution. Ce n’est pas du tout dans la culture et c’est une vraie lacune du ministère de la Justice. Ainsi, peu de greffiers disposent d’ordinateurs portables et ceux qui en ont ne peuvent pas tous accéder à distance aux logiciels qui leur permettraient d’avancer à distance sur les dossiers. Cela a été un vrai obstacle au développement du télétravail. Nous en avons demandé 130 et n’en avons eu que 35, que nous avons choisi d’attribuer en premier lieu aux greffiers de l’instruction, qui sont les seuls à bénéficier d’applications métiers accessibles à distance. Grâce à cet accès aux logiciels, ils ont pu avancer à distance comme au bureau. La démonstration a été faite que le télétravail peut être très efficient à condition que les dotations soient fournies et les paramètres techniques réunis.
C. D.
Les magistrats du parquet ne sont pas habitués au travail à domicile. Nous fonctionnons en permanence dans l’urgence et avons un besoin de présence important. Nous n’étions pas tous dotés d’ordinateurs portables et d’outils de connexion à distance, mais nous avons pu, entre magistrats, mutualiser les moyens. Nous avons réussi à organiser l’activité en établissant des relais entre ceux qui étaient présents et ceux qui étaient à domicile. Étaient présents physiquement trois magistrats de permanence, un magistrat de procédure, un magistrat d’audience, en plus de la permanence hiérarchique. Nous nous sommes organisés pour que le magistrat procédurier qui traitait les demandes diverses des juges de la liberté et de la détention et des juges d’instruction puisse s’appuyer sur ses collègues des autres sections en télétravail. Quand vous avez 12 demandes à traiter dans la journée, vous ne pouvez pas lire 5 tomes de dossier d’instruction pour vous mettre au courant de la procédure. Prenons l’exemple d’une demande de mise en liberté dans un dossier de trafic de stupéfiant : il était nécessaire de s’appuyer sur les magistrats de la division des stupéfiants qui connaissaient les dossiers. Ils étaient joignables et répondaient depuis chez eux à leurs collègues. Par ailleurs, les magistrats du parquet ont réglé tous les dossiers d’instruction qu’on avait en stock.
LPA
Avez-vous pu mettre en place des conditions sanitaires adaptées à la crise ?
C. P.
Nous avons pâti du fait que les gels et masques soient arrivés très tard. Sans parler des parois de protection en plexiglas, pour partie livrées la dernière semaine de mai, le surplus n’arrivant qu’à la mi-juin. Cela met en lumière l’obsolescence du circuit budgétaire. Nous avons en effet trois commanditaires possibles que sont la Chancellerie, la cour d’appel et le tribunal judiciaire. Selon le produit à commander, ce n’est pas le même commanditaire. Cette complexité des circuits nous a privé des dotations du matériel nécessaire en temps et en heure. En cette période de crise sanitaire, ces matériels auraient été stratégiques pour la réassurance et la sécurité des personnels. Nous, cheffes de juridictions, avons été démunies pour protéger et réassurer les magistrats et les fonctionnaires au début et au plus fort de la crise.
C. D.
Les délais pour commander masques, vitrines de protection, hygiaphones sont aberrants. Il y en avait dans tous les supermarchés depuis le début du mois de mai, alors que nous les attendions toujours.
LPA
Les ordonnances du 25 mars dernier vous ont-elles donné des outils utiles ?
C. P.
Les ordonnances du 25 mars dernier ont pu nous permettre de travailler dans des conditions plus fluides. Elles nous enjoignaient à prioriser les audiences en visioconférence et permettaient, au civil, d’avoir des procédures sans audience. J’estime qu’il y a dans ces ordonnances de bonnes idées, qui pourraient être utiles même au-delà de la crise. Seulement, elles ont été complexes à mettre en œuvre. Elles ont été rédigées rapidement et ont posées beaucoup de questions juridiques. Elles n’ont pas été simples à partager avec les avocats qui n’ont pas tous souscrits aux orientations prises à titre exceptionnel, notamment s’agissant des procédures écrites sans audience au civil. J’estime pour ma part qu’une procédure écrite, comme son nom l’indique, n’a pas toujours besoin d’être plaidée. La seule lecture des conclusions écrites sans ajout ni plus-value peut entraîner une perte de temps, qui se répercute sur celui de la rédaction des jugements. Je sais que ma position est marginale et n’est pas partagée par tous les avocats qui aspirent au retour à des audiences normales, ce qui devrait être le cas à la fin de l’état d’urgence sanitaire. L’article 16-1 de l’ordonnance pénale, prévoyant la prolongation automatique de toutes les détentions provisoires, a suscité des polémiques et des interrogations au sein de la juridiction. Nous attendons l’avis du Conseil constitutionnel sur ce point, celui de la Cour de cassation venant d’être rendu.
C. P.
Nous avons appliqué la prolongation automatique prévue par ces ordonnances pour les dossiers qui venaient aux audiences et auraient dû être jugés. Cela n’a pas suscité particulièrement de débat au sein du parquet, nous avons bien regardé les textes avant de les appliquer. Cela en a suscité en revanche chez les juges de la liberté et de la détention et chez les juges d’instruction. Nous avons discuté avec eux et avons appliqué les ordonnances. Il y a eu des prolongations de plein droit à Nanterre.
LPA
Cette crise semble avoir été peu anticipée…
C. P.
Nous avons en effet eu à peine 10 jours pour organiser un plan de continuation de l’activité et déterminer les contentieux urgents qu’il fallait traiter. Peut-être aurions-nous pu garder plus d’activités si nous avions pu réfléchir davantage en amont. Le ministère de la Justice, contrairement à celui de la Défense ou de l’Intérieur, ne sait pas fonctionner en logique de gestion de crise. Cette crise a montré à quel point nous sommes sous-dotés et sous-équipés. Prenons l’exemple de la visioconférence : au tribunal judiciaire de Nanterre, pour le pôle correctionnel, nous avons seulement 2 salles de visioconférence, dont l’une est celle des assises. Maintenant que les sessions d’assises ont repris, nous n’avons plus qu’une salle équipée, à partager entre toutes les audiences correctionnelles et sans compter les autres besoins des juges des libertés et de la détention, de l’application des peines et de l’instruction, qui ne disposent pas suffisamment de matériel. Sachant que la maison d’arrêt des Hauts-de-Seine n’est, elle, dotée que de deux visioconférences, il apparaît évident que ces moyens ne sont pas à la hauteur des enjeux à relever. Nous avons donc dû organiser des plannings de visioconférence, ce qui a été chronophage. Si nous avions eu suffisamment de dispositifs de visioconférence, nous n’aurions pas eu à perdre de temps à faire ces plannings et aurions pu être plus efficients. Nous avons été sur un système de débrouillardise, forcés d’inventer au quotidien. Le point positif est que les greffiers comme les magistrats ont su faire preuve d’inventivité et d’investissements pour que la machine tourne. Ils ont montré qu’en période de crise, si nous n’avons pas les moyens, nous avons les idées et les ressources humaines qui permettent de s’en sortir collectivement. Par ailleurs, nous nous sommes rendus compte qu’en cette période de crise notre dispositif législatif n’était pas du tout adapté. Nous avons eu un arsenal juridique qui correspond à une période d’activité normale quand tout fonctionne bien et que les audiences se tiennent. Mais quand on affronte une période de crise comme celle-ci, il devient totalement inopérant.
LPA
Comment se fait la reprise ?
C. P.
Nous avons conçu une reprise en trois phases. Lors de la première, du déconfinement jusqu’au début du mois de juin, nous avons été à 40 % de notre activité. À partir du 2 juin et jusqu’au 17 juillet prochain, date de nos vacations, nous espérons monter à près de 70 %. Cela dépendra du nombre, dans nos effectifs, de personnes vulnérables et de celles prises par les gardes d’enfant. À partir de septembre, nous espérons tourner à nouveau à plein régime. Cette reprise reste cependant conditionnée par des paramètres sanitaires que nous ne maîtrisons pas. Nous nous tenons prêts dans les deux sens. Nous serons en capacité de reprendre notre activité aussi bien que de la réduire si une recrudescence de l’épidémie avait lieu.
C. D.
Le parquet a repris à 100 % au mois de mai. Pour autant, l’activité pénale n’a pas repris à plein, les audiences se tenant en cette fin de mois de mai à hauteur de 70 %. Il reste 30 % d’audiences non tenues. Il faut y ajouter les deux semaines de reprise et les deux mois et demi de grève des avocats. C’est une catastrophe sur le plan du jugement des affaires pénales. Le constat est douloureux.
LPA
Quel est l’état d’engorgement du tribunal ?
C. P.
Grâce au travail des magistrats pendant la période de confinement, 2 600 décisions civiles ont été rédigées. Le confinement a néanmoins abouti inexorablement à un renvoi des audiences : 432 au civil. Cela équivaut à 9 539 dossiers renvoyés entre le 16 mars et le 11 mai derniers. Au pénal, 114 audiences ont été renvoyées, soit 705 dossiers.
C. D.
Sur 1 400 affaires prévues pendant la période de confinement, nous en avons jugé 250. 1150 ont fait l’objet d’audience annulées ou ont été renvoyées. C’est absolument énorme. Nous avons pris 4 mois et demi de retard sur les audiences correctionnelles alors que nous avons du stock et des délais d’audiences déjà très longs. Avant la crise du Covid-19, nous étions déjà arrivés à prévoir des audiences pour le mois de mars 2021. Pour autant on s’est retroussé les manches. Pour les audiences annulées, qui n’avaient pas fait l’objet de décision de renvoi, on a repris les stocks, réorienté ou classé des procédures. Cependant, ce tri ne suffit pas à apporter des solutions. Il y a des affaires qui méritent vraiment d’être jugées, des victimes et des prévenus qui attendent.
LPA
Quelles solutions envisagez-vous pour résorber ce retard ?
C. P.
Nous souhaitons privilégier les procédures sans audience. Les magistrats sont prêts à rédiger. Nous avons convenu avec le Bâtonnier du barreau des Hauts-de-Seine que tous les dossiers qui auraient dû être audiencés pendant la période de confinement pouvaient être traités sans audience dès le 4 mai. Malheureusement, je dois constater que très peu de dossiers ont été déposés. C’est une mauvaise surprise et j’espère que cette tendance pourra s’inverser. Nous avons parallèlement développé les procédures participatives, la médiation et la conciliation. Chaque fois qu’un dossier aboutit à une convention de médiation, nous le faisons passer en priorité. Cela permet de réduire le stock. Si ces leviers ne fonctionnent pas, nous serons obligés de trier les dossiers par priorités, en fonction par exemple de la vulnérabilité des justiciables. Quoi qu’il en soit, nous savons déjà que nous allons devoir reporter certaines audiences à 2021, voire à 2022.
C. D.
Il faudrait que l’on juge plus ! Cela suppose des audiences supplémentaires, ce qui paraît difficile car nous n’arriverons pas à tenir la totalité des audiences pénales avant le mois de septembre. Il faudrait donc que l’on juge plus d’affaires par audiences. Et que l’acceptation des renvois soit rendue plus difficile, par les présidents d’audiences correctionnelles. Cela suppose un consensus. Il faudrait peut-être, également, que le barreau accepte de limiter son temps de parole à l’audience.
LPA
Quelles sont les leçons à tirer de cette crise ?
C. P.
Au-delà de ce que j’indiquais précédemment en matière d’anticipation de gestion de crise et d’obsolescence des circuits budgétaires, cette période a permis une meilleure appréhension du télétravail dans un système organisationnel repensé. C’est une vraie avancée que de faciliter le travail à distance qui devra ainsi être consolidé. Il faut par ailleurs que notre ministère conserve la trace de tous les process que les juridictions ont mis en place de manière totalement empirique pour en décliner des doctrines d’emploi. Il faut conserver ce capital d’adaptabilité dont nous avons fait preuve si de nouveaux événements surviennent. C’est une situation sans précédent que nous avons vécu et je constate que grâce à leur mobilisation et sens du service public les personnels de justice s’en sont très bien sortis.
C. D.
Cette crise brutale, à laquelle aucun service public n’était préparé, a mis en évidence que la justice n’était pas très adaptable. Nous avons des procédures trop complexes, des outils informatiques de visioconférence et téléconférence bien trop peu développés. Nos circuits administratifs et budgétaires sont inadaptés à la gestion de crise. Au pénal, l’insuffisance des outils de visioconférence nous a posé des problèmes, et cela continue. On essaye de limiter les extractions pénales mais la visioconférence n’est pas adaptée aux audiences avec plusieurs prévenus détenus dans des établissements pénitentiaires différents. Les visioconférences multi-sites sont inadaptées.
LPA
La visioconférence est-elle une solution à privilégier ?
C. P.
Elle est à développer en effet ne serait-ce que pour améliorer nos organisations de travail que j’évoquerai plus particulièrement. Elle permettrait ainsi d’améliorer les relations entre les entités judiciaires, par exemple entre le tribunal judiciaire et les tribunaux de proximité dans le cadre issu de la fusion ou entre le tribunal judiciaire et des conseils de prud’hommes éloignés. Nous attendons d’ailleurs toujours des dotations d’appareils supplémentaires. Optimiser nos communications à distance fait partie de l’avenir. Il en est de même du télétravail qui devrait se développer. Cette crise a également montré qu’il était une option intéressante pour certaines personnes qui résident loin de la juridiction. La nôtre, en effet, n’est pas attractive pour les fonctionnaires en raison de la cherté des loyers, expliquant que certains personnels peuvent avoir plus de 2 heures de transports par jour. L’alternance du présentiel et du télétravail a pu être pour elles un facteur d’équilibre tant personnel que professionnel. Cette organisation a donc un intérêt en matière de prévention des risques psychosociaux. Nous réfléchissons avec le directeur de greffe sur la manière dont nous allons pérenniser ces nouvelles manières de fonctionner.
C. D.
La visioconférence est un outil compliqué à mettre en œuvre. Si elle est de qualité, et qu’il n’y a qu’un seul prévenu, celui-ci peut s’exprimer pleinement. Cela a un intérêt quand le détenu est incarcéré loin du tribunal, car cela permet d’éviter un transfèrement. C’est cependant compliqué à mettre en place. Il faut laisser le temps au prévenu de s’entretenir avec son avocat, et si ce dernier n’est pas équipé, lui mettre à disposition la visioconférence du tribunal. C’est un facteur de ralentissement de l’audience correctionnelle. C’est encore bien plus compliqué lorsqu’il y a plusieurs prévenus. L’organisation des débats est alors compliquée pour le président d’audience. Enfin, dernier point : nous avons eu la possibilité de juger en visioconférence en dehors du consentement du prévenu pendant la période de confinement. En temps ordinaire, il faut obligatoirement que celui-ci donne son accord. Une décision du Conseil constitutionnel l’impose. C’est une limite très importante à l’utilisation de cet outil.
LPA
Cette crise peut-elle avoir un impact à long terme sur l’exercice de la justice ?
C. P.
Nous sommes aujourd’hui sur une approche très nivelante de la justice. Nous traitons tous les dossiers de la même manière, expliquant ainsi la constitution de stocks et l’existence de retards. Or il y a une discrimination à opérer en fonction de l’enjeu que la procédure revêt ou de la typologie du dossier. L’accueil du justiciable dans la juridiction est fondamental, mais ne peut pas se faire de la même manière dans une procédure criminelle avec des enjeux forts que dans une procédure contraventionnelle ou délictuelle concernant un vol à l’étalage ou un délit routier. Il faudrait nuancer les modalités d’accès au juge et réserver sa présence aux affaires les plus importantes. Je pense qu’il faut se repositionner sur l’essentiel. Il est important de prioriser le temps du juge, au civil comme au pénal. Il faut le réserver pour les affaires qui nécessitent du temps et des débats à l’audience : les affaires impliquant un détenu, les infractions socialement ou économiquement importantes. Ainsi que celles impliquant des questions de droit qui doivent être traitées par un magistrat. Les autres dossiers doivent être orientés vers d’autres modalités de traitement et s’agissant du pénal vers d’autres modes de poursuite ou de règlement de l’infraction. Il faut arriver à mettre en place, selon les affaires, des circuits courts et d’autres plus longs. Cela doit être réfléchi dans les mois et années qui viennent. Cette réflexion implique un changement de culture et une modification des modes de pensée, que l’on soit magistrat ou avocat. Nous sommes dans une période d’acculturation à ces nouveaux modes de traitement des contentieux. Il faut aller plus loin car cela permettra de régler en partie les problèmes de la lenteur et du stockage des dossiers que toutes les juridictions connaissent. Ainsi, tout ce qui peut être traité en amont par des processus de médiation judiciaire doit être développé au-delà de ce qui se fait actuellement.
C. D.
Je nourris l’espoir que la justice sorte de l’ornière dans laquelle elle se trouve. Cette crise a mis en lumière les dysfonctionnements, les insuffisances, les retards accumulés, en matière numérique notamment. Le ministère s’en est emparé. L’administration centrale a travaillé pour essayer de pallier ces difficultés induites par la crise. Il faudrait un peu plus de pragmatisme et un peu moins de dogmatisme. Sur la visioconférence par exemple, il me semble inepte d’exiger que le prévenu donne son accord pour être jugé pour une infraction mineure dans laquelle il n’est pas détenu, alors qu’il peut être placé en détention provisoire dans une procédure criminelle à l’autre bout de la France. Prenons l’exemple d’un prévenu détenu à Marseille qui refuse d’être jugé en visioconférence pour un défaut de permis de conduire : vous êtes obligé de le transférer. Avec ce que cela implique de temps perdu, de mobilisation d’escortes et de risque d’évasion. Cela n’a pas de sens. Il y a une réflexion à mener sur la complexité de nos procédures. Celle-ci s’avère difficile compte tenu de nos engagements internationaux, notamment de la signature par la France de la Convention européenne des droits de l’Homme. Cette crise peut être, je l’espère, l’occasion d’un grand bond en avant vers la modernisation et la simplification.
LPA
Que répondez-vous à ceux qui pointent un risque de déshumanisation ?
C. P.
Tout est question d’équilibre, les nouvelles technologies étant des outils au service de nos missions. Il ne s’agit pas de tout dématérialiser. Le numérique n’est pas une fin en soi mais un levier à développer. Adapter nos circuits technologiques pour fluidifier la transmission des pièces, c’est gagner du temps pour leur traitement. C’est le sens, par exemple, de l’application Portalis. Comme pour un dépôt de plainte en ligne, le justiciable pourra présenter sa demande en ligne, suivre à distance sa procédure et venir au tribunal pour évoquer son affaire et avoir accès à un juge. Ce travail préparatoire en amont permet à chacun de trouver satisfaction : le justiciable car il a accès à son dossier, le juge car il gagne du temps pour prendre et rendre ses décisions. Les juges doivent pouvoir se consacrer davantage à leur mission première : rendre une justice pour des justiciables entendus dans leurs intérêts.
C. D.
Il faut plus de fluidité dans les procédures, plus de numérisation, tout en gardant l’accès au juge et la nécessaire humanité de la justice.