Les freins institutionnels de la réparation
« La chose jugée est tenue pour vérité ». Cet adage latin rappelle que la vérité judiciaire est une vérité, non pas absolue, mais construite, et construite à l’aide de preuves. Le juge a donc un rôle important dans l’administration, la recherche et l’appréciation de la preuve.
Si l’administration de la preuve incombe aux parties, en vertu de l’article 9 du Code de procédure civile, le juge coopère largement avec elles.
Il doit en effet promouvoir le droit à la preuve des plaideurs, consacré par un arrêt du 5 avril 2012 de la première chambre civile de la Cour de cassation1.
Les outils dont il dispose doivent donc être à la mesure de ce droit. Allant même plus loin, le droit européen de la concurrence impose aux États membres de se doter de règles de preuve qui garantissent l’effectivité de la réparation du préjudice résultant de pratiques anticoncurrentielles.
Le juge a, en droit français, deux grandes catégories de pouvoirs procéduraux, pour aider à la recherche de la preuve : les injonctions de communication et les mesures d’instruction. Seules les premières nous intéresseront aujourd’hui. Il faut bien constater que la procédure d’injonction de produire des pièces est peu utilisée, car elle souffre de plusieurs handicaps.
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Tout d’abord, le juge ne peut prononcer son injonction qu’à la demande d’une partie, en vertu des articles 11 et 138 du Code de procédure civile. Le juge ne peut demander d’office la production de pièces, car on considère qu’il s’agirait d’une immixtion excessive dans le procès. On sait pourtant que certains systèmes juridiques permettent au juge d’aller plus loin. La procédure orale suivie devant les tribunaux de commerce permet au juge d’enjoindre d’office la production d’une pièce non sollicitée par les parties.
Il est donc permis de se demander s’il ne faudrait pas étendre cette solution à la procédure devant les juridictions judiciaires.
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Une autre limite tient à ce que la production forcée de pièces ne peut être ordonnée que si la demande est suffisamment précise, ce qui suppose une énumération détaillée des pièces demandées. On peut, à ce propos, se féliciter que la directive Concurrence allège le fardeau pesant sur le demandeur en lui permettant de se référer à une catégorie de pièces. Là encore, cette facilité probatoire ne devrait-elle pas figurer dans le Code de procédure civile ?
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Par ailleurs, celui qui détient les pièces dont la production forcée est demandée peut faire valoir un empêchement légitime à communiquer les pièces.
Cette notion d’empêchement légitime gagnerait à être précisée. Elle est souvent invoquée par les autorités administratives, aux dossiers desquelles il est demandé un accès. Celles-ci font valoir qu’elles doivent préserver l’intérêt de leurs procédures.
On sait que le juge peut leur faire injonction de produire des pièces de leurs dossiers. Ces pièces, qu’elles figurent au dossier de l’Autorité de la concurrence, de la Commission européenne, de l’AMF, de l’ARCEP ou de la DGCCRF peuvent en effet être d’une grande aide pour les victimes de pratiques anticoncurrentielles mais aussi d’autres pratiques illégales, qui veulent en solliciter réparation devant le juge.
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Enfin, la dernière limite au pouvoir d’injonction réside dans l’absence de sanction au cas où les détenteurs des pièces n’obtempèrent pas à l’injonction du juge.
Le juge peut certes assortir son injonction d’astreintes, mais elles sont peu souvent prononcées. Il peut aussi en tirer toutes conséquences de droit. Mais que signifie cette expression ?
Il paraît, à cet égard, tout à fait indispensable d’assortir le non-respect d’une injonction de production de pièces ou une destruction de pièce d’une amende civile suffisamment dissuasive, à savoir proche des amendes que peuvent prononcer les autorités administratives en cas de refus d’obtempérer. Sans doute faudrait-il aussi définir clairement les conséquences pour la partie réticente en matière d’évaluation du préjudice. La directive précitée prévoit ainsi qu’il pourra être tenu compte de la résistance d’une partie, en tirant des conclusions défavorables à son encontre : c’est ainsi qu’un fait litigieux présumé pourrait être avéré…
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L’appréciation des preuves constitue la base de l’office du juge. Le juge doit non seulement veiller au respect du contradictoire entre les parties, mais aussi évaluer les preuves au regard de l’atteinte qu’elles peuvent porter à certains principes, tel le principe de loyauté dans le recueil des preuves, et certains secrets protégés, fréquemment invoqué dans le domaine économique, tel le secret des affaires.
Or, on sait que dans son arrêt du 7 janvier 20112, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé, dans une procédure de concurrence, que « l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisée à l’insu de l’auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve ». A également été considérée comme déloyale la démarche d’un huissier, dûment autorisé au préalable par ordonnance d’un juge, qui a constaté un achat illégal dans une grande enseigne d’optique, sans décliner sa qualité3. On peut aussi douter, au regard de cette jurisprudence, de l’admissibilité des preuves obtenues par les « clients mystère » sans aucune autorisation judiciaire, pratiques pourtant extrêmement fréquentes en matière commerciale.
Cette jurisprudence ne désarme-t-elle pas les plaignants de toute faculté de se constituer des preuves, dans un domaine où celles-ci sont, par définition, cachées ? La loyauté procédurale imposée à la victime de pratiques déloyales ou anticoncurrentielles peut avoir pour effet, dans certains cas, d’empêcher la manifestation de la vérité.
Plusieurs éléments plaident dans le sens d’une évolution de l’application de ce principe : le droit de la concurrence d’une part, qui milite pour une plus grande effectivité et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et des juridictions de l’Union d’autre part, qui apprécient les règles d’admissibilité des preuves au regard du principe du procès équitable et n’excluent pas, a priori, une preuve illégale.
Mais le juge doit également, dans son rôle d’appréciation des preuves, protéger certains secrets, tel le secret des affaires.
Il paraît donc indispensable et opportun de saisir l’occasion de la transposition de la directive sur la réparation des pratiques anticoncurrentielles pour étendre certaines règles procédurales, facilitant l’accès aux preuves et protégeant le secret des affaires. Car sans preuves, pas de droit…