La clause attributive de juridiction à la croisée des actions en réparation pour violation du droit de la concurrence
Appelé à s’intensifier sous l’influence de la directive Dommages, le contentieux international de la réparation pour violation du droit de la concurrence soulève de vives interrogations quant au jeu des clauses attributives de juridiction. En témoigne la jurisprudence de la Cour de justice. Favorable au renforcement théorique de la clause, elle demeure d’une interprétation particulièrement délicate et invite les rédacteurs à prendre certaines précautions.
Sous l’aiguillon de la directive Dommages transposée en droit français par l’ordonnance n° 2017-303 et le décret n° 2017-305 du 9 mars 2017 s’inscrivant dans le cadre de la loi Sapin 21, les actions en réparation du préjudice issu d’une entente ou d’un abus de position dominante – autrement dit d’une pratique anticoncurrentielle au sens des articles 101 et 102 et/ou L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce – connaissent ces dernières années un nouvel essor2. Conditions de la mise en œuvre de l’action en responsabilité, identification du débiteur de l’obligation de réparer le préjudice, effet probatoire des décisions des autorités de concurrence, évaluation du préjudice économique, principe de solidarité, communication et production de pièces, administration de la preuve, prescription ou encore règlement amiable des litiges ont été envisagés afin d’inciter les victimes naguère enclines à « l’apathie rationnelle » à agir à des fins indemnitaires3. La révolution que d’aucuns attendaient n’a, certes, pas (encore) eu lieu. Pour autant, les textes nouveaux – plus ou moins audacieux – marquent assurément une évolution des mentalités et, du même coup, le développement du contentieux de la réparation en matière de pratiques anticoncurrentielles.
L’œuvre simplificatrice de la directive Dommages et des textes de transposition qui l’accompagnent laissent néanmoins entières certaines questions alimentées par le pluralisme d’un contentieux – mêlant actions devant les autorités de concurrence et les juridictions de l’ordre judiciaire ou administratif – associé à la dimension souvent internationale du contexte procédural. En témoigne la question de la compétence territoriale du juge de la réparation. La Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « la Cour de justice » ou la « CJUE ») a déjà eu l’occasion de se prononcer dans un arrêt Fly-LAL4 il y a quelques mois sur la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » au sens de la convention de Bruxelles de 1968 sur la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, communautarisée par le règlement n° 44/2001 refondu par le règlement n° 1215/2012.
Les clauses attributives de juridiction pourtant animées par la volonté d’assurer la sécurité juridique des contractants, en indiquant en principe sans contestation possible les tribunaux devant lesquels un éventuel litige sera porté, nourrissent un certain contentieux sur le terrain du droit de la concurrence. La Cour de justice a d’ailleurs été encore récemment invitée à préciser sa position, notamment, à l’occasion de l’affaire Apple c/E-Bizcuss5 impliquant – comme souvent dans le cadre des actions en réparation fondées sur le droit de la concurrence – un ancien distributeur et son fournisseur – tête de réseau – se trouvant sur le territoire d’États différents. L’accord dont la licéité était discutée au regard de l’article 102 TFUE comportait une clause attributive de juridiction au profit du juge irlandais. De telles clauses sont fréquentes dans les contrats-cadre de distribution ou dans les conditions générales qui les complètent. Ces dernier(e)s consacrent ou organisent d’ailleurs souvent des relations placées sous le signe du déséquilibre. Dans ces conditions, il n’est donc pas rare que ladite clause conduise à un éloignement du contentieux des bases de la partie la plus faible6. L’on comprend dès lors le soin particulier apporté par la Cour dans la vérification du consentement des parties à la clause7. Pour autant, elle ne répond que très imparfaitement au problème. La difficulté émane le plus souvent du déséquilibre naturel des relations, lequel limite le pouvoir de négociation du plus faible – souvent un commerçant indépendant – à la portion congrue.
Le contentieux de la concurrence ne saurait d’ailleurs se limiter au seul droit des pratiques anticoncurrentielles, lequel a pour objectif de préserver le marché. Le droit des pratiques restrictives de concurrence – notamment, les règles sanctionnant la rupture brutale des relations commerciales établies ou encore le déséquilibre significatif – dont le but est davantage de préserver les opérateurs économiques pris individuellement des excès d’un partenaire commercial nourrit lui aussi un contentieux d’envergure internationale. Là encore, il n’est pas rare que le contrat comporte une clause attributive de juridiction. Comme chacun sait, l’article 23, § 1 du règlement n° 44/20018 – auquel succède l’article 25 du règlement n° 1215/2012 du 12 décembre 20129, dit Bruxelles I bis10 – soumet le jeu de la clause à la condition d’un différend né ou à naître à l’occasion d’« un rapport de droit déterminé ».
Toute la question est dès lors de savoir dans quelle mesure ces clauses attributives de juridiction peuvent jouer dans le cadre des litiges du droit de la concurrence, que les parties l’aient ou non envisagé dans le cadre de sa rédaction. La question invite dans un premier temps à analyser l’interprétation qu’est censé livrer le juge de ce type de clause et, en creux, les précautions que les rédacteurs devraient prendre (I). Naturellement marqué du sceau du pluralisme infractionnel et procédural, le contentieux de la réparation en droit de la concurrence exige que l’on s’interroge quant à l’influence de ses singularités sur le jeu des clauses d’élection de for (II).
I – L’interprétation de la clause attributive de juridiction dans le cadre du contentieux de la réparation pour violation du droit de la concurrence
La jurisprudence de l’Union européenne relative à l’interprétation des clauses attributives de juridiction permet d’esquisser les lignes de force du rôle du juge saisi du litige quant à cette dernière mais aussi de celui des parties lors de la rédaction.
A – Le rôle du juge dans l’interprétation de la clause attributive de juridiction
Le juge et l’interprétation. Il appartient au juge national, devant lequel le jeu de la clause attributive de juridiction est invoqué, de l’interpréter afin de déterminer si le litige qui lui est soumis entre ou non dans son champ d’application. C’est plus particulièrement sur la base des directives diffusées par la Cour de justice que le juge national doit définir le « rapport de droit déterminé » au sens des articles 23, § 1 du règlement Bruxelles I et 25, § 1 du règlement Bruxelles I bis11. Sans surprise, la Cour de justice12 comme la Cour de cassation considèrent d’une manière générale que le juge bénéficie d’un pouvoir souverain13. Le contentieux de la réparation pour violation du droit de la concurrence n’y fait pas exception14.
La recherche d’un « rapport de droit déterminé ». Le juge doit dès lors rechercher si l’action en réparation du préjudice découlant de la violation du droit des pratiques anticoncurrentielles entre dans le champ d’application de la clause. Cette dernière ne pourra valablement jouer que dans les litiges puisant leur origine dans le rapport de droit à l’occasion duquel elle a été convenue. La juridiction nationale saisie est dès lors invitée à raisonner en deux temps. Elle doit, tout d’abord, mettre en évidence un « rapport de droit déterminé » dans le cadre duquel s’inscrit la clause pour, ensuite, déterminer si le différend entre dans son champ d’application. Cette exigence sert un double objectif de sécurité et de prévisibilité de l’attribution du litige. Comme l’a clairement affirmé la Cour de justice dans l’arrêt CDC puis rappelé dans sa fameuse décision Apple c/E-Bizcuss du 24 octobre 2018, « cette exigence a pour objectif d’éviter qu’une partie ne soit surprise par l’attribution à un for déterminé de l’ensemble des différends qui surgiraient dans les rapports qu’elle entretient avec son cocontractant et qui trouveraient leur origine dans des rapports autres que celui à l’occasion duquel l’attribution de juridiction a été convenue »15. A priori, il n’y a aucune limite théorique à l’application d’une telle clause lorsqu’elle est invoquée à l’occasion d’un litige relevant du droit de la concurrence. C’est bien là l’essence même de la clause attributive de juridiction.
Appréciation de la « prévisibilité ». Pour ce faire, le juge doit – dans le droit-fil de la jurisprudence des juridictions de l’Union européenne16 – privilégier une analyse littérale des termes de la clause, faute de quoi les plaideurs pourraient – abusivement ou non – se prévaloir de la « surprise » et, donc, de l’absence de prévisibilité et de sécurité juridique dans l’attribution. Une telle analyse suppose de rechercher la portée du consentement exprimé au moment de la conclusion, en particulier, l’intention commune des parties au regard de ce qu’elles auraient pu raisonnablement prévoir, rechercher, exclure ou craindre dans la perspective d’un potentiel litige s’inscrivant dans la relation économique faisant l’objet du rapport de droit déterminé.
B – Le rôle des parties dans la rédaction de la clause attributive de juridiction
Liberté et précision dans la rédaction. La généralité des termes des articles 23 et 25 des règlements Bruxelles I et Bruxelles I bis laisse a priori une grande latitude aux parties : latitude quant au type de « rapport de droit » ; latitude quant au choix de la juridiction territorialement compétente au sein de l’Union européenne. Pour autant, une formulation trop abstraite, envisageant le jeu de la clause dans le cadre des litiges surgissant dans les seuls rapports contractuels ne saurait également couvrir une action en réparation du dommage issu de la violation du droit de la concurrence fondée sur la responsabilité délictuelle. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à rappeler le raisonnement de la Cour de justice à l’occasion de l’arrêt CDC du 21 mai 2015. Dans cette affaire, les circonstances étaient assez particulières puisque la société Cartel Damage Claim ayant pour mission d’exercer les droits à réparation cédés directement ou indirectement par les entreprises lésées par l’entente mise en œuvre par les fournisseurs du peroxyde d’hydrogène et/ou du perborate de sodium préalablement condamnés par la Commission européenne avait saisi le juge de la réparation sur la base de clauses attributives de juridiction contenues dans des contrats de livraison conclus entre les victimes qu’elle représentait et les auteurs de l’infraction. Comme chacun sait, la clause ne peut concerner que des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé, ce qui limite le jeu de la clause aux seuls litiges puisant leur source dans le rapport de droit à l’occasion duquel la clause a été convenue. Suivant le double objectif de prévisibilité et de sécurité juridique, elle n’a pas manqué d’ajouter « qu’une clause qui se réfère de manière abstraite aux différends surgissant dans les rapports contractuels ne couvre pas un différend relatif à la responsabilité délictuelle qu’un cocontractant a prétendument encourue du fait de son comportement conforme à une entente illicite »17. Une telle assertion s’entend : en l’espèce, l’action introduite par la société CDC visait à réparer le dommage subi par les clients directs des producteurs d’Hydrogène, lesquels avaient participé à une entente horizontale, par nature inconnue des victimes et étrangère à la relation contractuelle que ces dernières entretenaient ensemble. Dans ces conditions, l’action en responsabilité – en l’espèce nécessairement délictuelle – visant à réparer le préjudice résultant de la participation du cocontractant à une entente pouvait difficilement entrer dans la prévision des parties – du moins de l’entreprise victime directe – au moment de la conclusion de la clause attributive de juridiction. La Cour est allée bien plus loin, puisque l’entreprise victime de l’entente horizontale résultant du comportement de l’un de ses fournisseurs ne peut, selon elle, valablement envisager le jeu de la clause attributive de juridiction que si celle-ci « se réfère aux différends relatifs à la responsabilité encourue du fait d’une infraction au droit de la concurrence »18. Le juge doit tenir compte de ce type de clause quitte à déroger aux règles de compétences internationales visées aux articles 5, point 3 et/ou 6, point 1 du règlement. Les parties qui, lors de la rédaction de la clause font référence à une potentielle action en réparation pour violation du droit de la concurrence, pourront ainsi viser ensemble les matières contractuelle et délictuelle.
Référence expresse à l’action en réparation pour violation du droit de la concurrence : une condition sine qua non ? Cette exigence mérite cependant d’être comprise à l’aune de la spécificité du contexte infractionnel. La potentielle mise en cause de la responsabilité des auteurs de l’infraction pouvait difficilement être a priori envisagée, puisque l’infraction résultait d’une entente mise en œuvre par des fournisseurs en situation de concurrence. Elle était donc étrangère aux relations contractuelles dans le cadre desquelles s’inscrivait la clause. C’est bien de l’absence de prévisibilité que la Cour tire l’exigence d’une référence expresse de la clause à la perspective d’une action en responsabilité pour violation du droit de la concurrence.
Est-ce à dire pour autant que l’absence de toute référence à ce type d’action obère définitivement le jeu de la clause attributive de juridiction ? C’est ce qu’en avait déduit – à tort – la Cour de cassation dans l’affaire Apple c/E-Bizcuss dans un premier arrêt, en procédant à une application très stricte de la jurisprudence CDC 19. Pourtant, les faits étaient fort différents. Il ne s’agissait plus d’un cas d’entente horizontale mais d’un éventuel abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE émanant d’une entreprise tête de réseau – Apple Sales International – à l’égard de l’un de ses distributeurs, autrement dit, d’une infraction puisant sa source dans le rapport contractuel noué entre les deux. À transposer l’essence de la jurisprudence CDC, la recherche de prévisibilité invite à considérer que la clause attributive de juridiction déploie ses effets dans le cadre de l’action en réparation du dommage subi par l’entreprise victime de l’abus de position dominante dès lors que la violation s’exprime dans le cadre des conditions contractuelles que son cocontractant en position dominante lui impose dans le cadre de l’ensemble contractuel contenant la clause. Ainsi, pour reprendre les termes de la Cour de justice interrogée sur la base d’un recours préjudiciel dans l’affaire Apple c/E-Bizcuss20, « dans le cadre d’une action sur le fondement de l’article 102, la prise en compte d’une clause attributive de juridiction faisant référence à un contrat et à la relation correspondante ou aux relations en découlant entre les parties ne saurait être considérée comme surprenant l’une des parties (…) »21. Dès lors, l’absence de référence expresse à la mise en œuvre d’une action en réparation pour violation du droit de la concurrence dans la clause attributive de juridiction n’exclut nullement l’efficacité de la clause en cas d’abus de position dominante.
Il n’en reste pas moins que le plus sûr moyen pour les parties qui souhaitent insérer dans leur édifice contractuel une clause attributive de juridiction jouant y compris en cas de litige visant la violation du droit de la concurrence est de le stipuler expressément. Par ailleurs, le jeu de la clause peut dans bien des cas conduire à un éloignement du procès du lieu d’établissement de la partie au contrat jouissant d’un faible pouvoir de marché – à l’image du commerçant indépendant qui s’affilie par un accord de distribution à un réseau afin de commercialiser les produits d’un opérateur économique incontournable sur le marché. Toute la difficulté est alors pour elle de convaincre – malgré le déséquilibre des forces en présence – son partenaire économique de rédiger une clause aussi précise que possible, permettant l’attribution du litige au for le plus proche de ses bases. La difficulté est d’autant plus grande que les accords de distribution reposent bien plus sur l’adhésion que la libre négociation de leur contenu. C’est pourtant là une condition forte de l’effectivité du droit à réparation de la violation du droit des pratiques anticoncurrentielles. L’éloignement de la juridiction compétente des bases du demandeur constitue assurément un facteur propre à le dissuader d’agir.
II – L’appréhension de la clause attributive de juridiction dans le cadre du pluralisme du contentieux de la concurrence
Les précautions auxquelles les rédacteurs sont invités s’expriment avec d’autant plus d’acuité que la jurisprudence toute en nuance de la Cour de justice demeure d’une interprétation délicate, en particulier, au regard du droit de la concurrence, matière marquée du sceau du pluralisme infractionnel et procédural.
A – L’indifférence de la typologie classique des infractions au droit de la concurrence
L’indifférence de la typologie classique du « grand droit de la concurrence ». Comme chacun sait, le droit des pratiques anticoncurrentielles organise une partition claire des infractions, distinguant, d’une part, les ententes – comportements exigeant par nature un concours de volontés – et d’une autre, les abus de position dominante reposant sur la pratique unilatérale d’un opérateur économique usant de son pouvoir de marché pour imposer librement ses pratiques. Il serait dès lors tentant de calquer le raisonnement de la Cour sur la typologie classique qu’organisent les articles 101, 102 TFUE et L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce. En réalité, il n’en est rien. Dans sa grande sagesse en suivant les préconisations de l’avocat général Wahl, la Cour de justice s’est gardé de toute assertion définitive à l’occasion de l’arrêt Apple c/E-Bizcuss, indiquant qu’« une entente illicite n’est en principe pas directement liée à la relation contractuelle », tout comme « l’abus de position dominante peut se matérialiser dans les relations contractuelles »22.
Certes, l’abus de position dominante repose souvent sur un accord dans le cadre duquel un opérateur économique jouissant d’une position dominante profite de sa situation pour imposer à son cocontractant des conditions contractuelles ou des pratiques abusives : conditions discriminatoires, ventes liées, rupture de relations commerciales établies, ou autres accords de gamme pour ne citer que ces exemples. Dès lors, le différend opposant les deux cocontractants bénéficie souvent d’une certaine « prévisibilité » – bien qu’il faille conférer au terme une portée toute relative – compte tenu de son rattachement à l’accord ou l’ensemble contractuel contenant la clause attributive de juridiction. C’est d’ailleurs ce qu’en a très logiquement déduit la Cour de cassation dans l’arrêt du 30 janvier 201923, à la suite de la décision de la Cour de justice rendu sur recours préjudiciel dans l’affaire Apple c/E-Bizcuss. Si ce scénario est fréquent, il ne saurait être seul envisagé. Outre l’hypothèse d’un abus de position dominante en dehors de toute relation contractuelle que nous n’aborderons pas dans ce cadre, la violation de l’article 102 TFUE peut également générer des effets dommageables à l’égard d’opérateurs économiques tiers à la relation contractuelle ou à des contractants qui ne sont pas liés à la clause. Dans le cadre d’un réseau de distribution, les avantages consentis à certains membres du réseau peuvent désavantager les autres membres ainsi que les distributeurs hors réseau. La clause attributive limitée à la matière contractuelle pourra-elle valablement jouer ? La réponse exige de s’émanciper de la typologie classique du droit des pratiques anticoncurrentielles pour privilégier une distinction en fonction de la situation de chaque demandeur et des liens que chacun entretient avec la relation contractuelle dans le cadre de laquelle s’insère la clause.
L’entente horizontale nouée par des opérateurs en situation de concurrence et le dommage qui en découle sont par essence imprévisibles, l’infraction étant étrangère au rapport contractuel dans le cadre duquel la clause attributive de juridiction a été insérée. Pour autant, le droit des ententes ne saurait se résumer à la seule hypothèse des ententes horizontales. Le droit des pratiques anticoncurrentielles sanctionne également les ententes verticales dont le support n’est autre qu’un accord de distribution liant un fournisseur ou une tête de réseau et ses distributeurs. En témoigne le règlement d’exemption n° 330/2010 visant les accords de distribution. L’action en réparation du distributeur lui-même partie à l’accord prétendument illicite est certes peu probable. Les victimes sont, à cet égard, le plus souvent étrangères à l’accord vertical illicite. Pour autant, une analyse de la situation au cas par cas en fonction du lien existant entre l’origine du différend et la relation contractuelle dans le cadre de laquelle s’insère la clause devra être privilégiée afin de préserver les objectifs de sécurité juridique et de prévisibilité.
Quid des actions fondées sur le « petit » droit de la concurrence ? Par ailleurs, le droit de la concurrence lui-même ne se résume pas au droit des pratiques anticoncurrentielles qu’une partie de la doctrine rattache à ce qu’elle désigne – à tort ou à raison – comme le « grand droit de la concurrence », autrement dit le droit d’origine européenne dont l’objectif est de préserver la libre concurrence. Le droit français a développé, en marge de celui-ci, d’autres politiques de concurrence dont l’objectif est de protéger les opérateurs économiques, plus que le marché pris dans son ensemble. Le droit des pratiques restrictives de concurrence visé à l’article L. 442-6 du Code de commerce l’illustre. Les solutions dégagées dans le cadre du droit des pratiques anticoncurrentielles peuvent-elles par extension s’appliquer au contentieux du droit des pratiques restrictives de concurrence ? La jurisprudence invite, tout d’abord, à rechercher la volonté commune des parties, quelle que soit la nature de l’action. C’est à tout le moins la solution qui semble émerger du raisonnement de la Cour de justice dans l’arrêt Apple c/E-Bizcuss 24 et de la Cour de cassation dans le cadre du contentieux de la rupture des relations commerciales établies25. Par ailleurs, le contentieux du droit des pratiques restrictives de concurrence est plutôt par nature un contentieux empreint de « prévisibilité », les différends naissant essentiellement dans le cadre des relations contractuelles nouées entre fournisseurs/têtes de réseau et distributeurs. C’est d’ailleurs sur le terrain de la rupture des relations commerciales établies que les difficultés se sont exprimées avec le plus d’acuité26. Si juges français et de l’Union se sont un temps opposés quant à la nature de l’action dans le contentieux de la rupture brutale d’une relation commerciale établie, le premier la plaçant sur le terrain délictuel27 contrairement au second28, un alignement de la jurisprudence française29 sur celle de l’Union européenne favorable caractère contractuel s’est opéré lorsqu’il est fait application du règlement Bruxelles I bis. Quoi qu’il en soit, l’objectif demeure inchangé : l’impératif de prévisibilité impose de déceler la volonté des parties, bien plus qu’à tenir compte de la nature de l’action.
B – L’indifférence du schéma procédural de sanction des infractions au droit de la concurrence
Enfin, la question du jeu éventuel de la clause attributive de juridiction peut se poser dans le cadre d’une action en réparation « follow on » c’est-à-dire, consécutive à une décision par laquelle une autorité de concurrence a rendu une décision de constat d’infraction ou « stand alone », autrement dit autonome. Dès lors, il est permis de se demander si le schéma procédural de sanction de l’entente ou de l’abus de position dominante peut affecter le jeu de la clause. La négative s’impose30. L’absence de décision préalable de constat d’infraction émanant de la Commission ou d’une autorité nationale de concurrence ne doit avoir aucune incidence quant au jeu de la clause d’élection du for. La solution inverse irait à l’encontre de l’objectif de prévisibilité insufflé par les articles 23 et 25 des règlements Bruxelles I et I bis. Par ailleurs, une telle distinction introduirait une différence dans l’exercice du droit à réparation pour violation du droit des pratiques anticoncurrentielles consacré par les arrêts Courage c/Crehan31, puis Manfredi32 au profit de toute personne s’estimant lésée, peu important qu’une infraction ait été préalablement constatée par une autorité de concurrence. Sur le plan des principes, cette approche qui renforce l’efficacité des clauses attributives de juridiction dans l’espace européen mérite assurément d’être saluée.
Notes de bas de pages
-
1.
Amaro R., « Transposition de la directive Dommages en France : Regards sur le nouveau titre VIII du Livre IV du Code de commerce », Concurrences 2-2017, p. 74 ; Dumarçay M., « La transposition de la directive “dommages” en droit français : vers une nouvelle architecture des contentieux du droit des pratiques anticoncurrentielles ? », RLC 2017, n° 62, p. 25.
-
2.
V. not. Behar-Touchais M., Prieto C., Bosco D. (dir.), L’intensification de la réparation des dommages issus des pratiques anticoncurrentielles, 2016, IRJS éditions ; Idot L., « Un pas en avant significatif pour renforcer l’effectivité des actions privées en droit des pratiques anticoncurrentielles », RDC oct. 2013, p. 1381 ; Pietrini S., « La directive 2014/104/UE relative aux actions en réparation pour pratiques anticoncurrentielles : un pas supplémentaire dans le développement du Private Enforcement en droit de la concurrence », Contrats, conc. consom. 2015, n° 10, p. 12.
-
3.
Sur les obstacles à l’efficacité de l’action en réparation, v. not. Dumarçay M., La situation de l’entreprise victime dans les procédures de sanction des pratiques anticoncurrentielles, (préf.) Lasserre B., 2010, Litec, n° 84 ; Amaro R., Le contentieux privé des pratiques anticoncurrentielles : Étude des contentieux privés autonome et complémentaire devant les juridictions judiciaires, (préf.) Behar-Touchais M., 2014, Bruylant.
-
4.
CJUE, 5 juill. 2018, n° C-27/17, fly-LAL – Lithuanian Airlines II : Europe 2018, comm. 405, note Idot L.
-
5.
CJUE, 24 oct. 2018, n° C-595/17, Apple Sales International : Contrats, conc. consom. 2019, comm. 11, note Bosco D. ; Decocq G., « Les clauses attributives de compétence sont applicables aux actions en dommages et intérêts fondées sur un abus de position dominante », RJC 2019, n° 1, p. 49 ; Europe 2018, n° 12, note Idot L. ; Gaudemet-Tallon H., « Clause attributive de juridiction et droit de la concurrence : l’affaire e-Bizcuss devant la CJUE », D. 2018, p. 2338 ; Parléani G., « Les actions indemnitaires pour violation du droit de la concurrence confrontées aux clauses de prorogation de compétence », AJ Contrat 2019, p. 31 ; Procédures 2018, n° 12, p. 13, note Nourissat C.
-
6.
Dans ce sens, Parléani G., « Les actions indemnitaires pour violation du droit de la concurrence confrontées aux clauses de prorogation de compétence », AJ Contrat 2019, p. 31.
-
7.
CJCE, 16 mars 1999, n° C-159/97, Transporti Castelletti Spedizioni Internazionali SpA c/Hugo TRumpy SpA, pt 19 ; CJUE, 7 juill. 2016, n° C-222/15, Höszig, pt 36 : D. 2017, p. 1011, obs. Gaudemet-Tallon H. et Jault-Seseke F. ; RTD com. 2017, p. 234, obs. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast A.
-
8.
Selon l’article 23, « si les parties, dont l’une au moins a son domicile sur le territoire d’un État membre, sont convenues d’un tribunal ou de tribunaux d’un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé, ce tribunal ou les tribunaux de cet État membre sont compétents. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties. » Pour ce faire, « cette convention attributive de juridiction est conclue :
-
9.
- Par écrit ou verbalement avec confirmation écrite, ou
-
10.
- Sous une forme qui soit conforme aux habitudes que les parties ont établies entre elles, ou
-
11.
- Dans le commerce international, sous une forme qui soit conforme à un usage dont les parties à des contrats du même type de commerce par les parties à des contrats du même type de branche commerciale considérée ».
-
12.
Selon l’article 25 du règlement Bruxelles I bis, « 1. Si les parties, sans considération de leur domicile, sont convenues d’une juridiction ou de juridictions d’un État membre pour connaître des différends nés ou naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé, ces juridictions sont compétentes, sauf si la validité de la convention attributive de juridiction est entachée de nullité quant au fond selon le droit de cet État membre. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties. La convention attributive de juridiction est conclue :
-
13.
- Par écrit ou verbalement avec confirmation écrite ;
-
14.
- Sous une forme qui soit conforme aux habitudes que les parties ont établies entre elles ; ou
-
15.
- Dans le commerce international, sous une forme qui soit conforme à un usage dont les parties ont connaissance ou étaient censées avoir connaissance et qui est largement connu et régulièrement observé dans ce type de commerce par les parties à des contrats du même type dans la branche commerciale considérée. (…) ».
-
16.
Règl. (UE) n° 1215/2012, 12 déc. 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale : JOUE L 351/1, 20 déc. 2012.
-
17.
CJCE, 10 mars 1992, n° C-214/89, Powel Duffryn plc c/Petereit, spéc. p. 37 : Rev. crit. DIP 1992, p. 528, note Gaudemet-Tallon H. ; RTD civ. 1992, p. 755, obs. Mestre J. – CJUE, 7 juill. 2016, n° C-222/15, Höszig, pt 28.
-
18.
CJUE, 21 mai 2015, n° C-352/13, CDC Hydrogen Peroxide, spéc. p. 67 ; D. 2015, p. 2031, D’Avout L. et Bollée S. ; RTD eur. 2015, p. 807, obs. Idot L. ; AJCA 2015, p. 382, obs. Luciani A.-M. ; D. 2016, p. 964, obs. Ferrier D. – CJUE, 24 oct. 2018, n° C-595/17, Apple Sales International, pt 21.
-
19.
Cass. 1re civ., 6 mars 2007, n° 06-10946 : Bull. civ. I, n° 93 ; D. 2007, p. 951, obs. Chevrier E. ; RTD com. 2008, p. 210, obs. Delebecque P.
-
20.
CJUE, 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, n° C-352/13.
-
21.
CJUE, 21 mai 2015, n° C-352/13, CDC Hydrogen Peroxide, pt 68 ; CJUE, 24 oct. 2018, n° C-595/17, Apple Sales International, pt 22.
-
22.
CJUE, 7 févr. 2013, n° C-543/10, Refcomp SpA c/Axa Corporate Solutions Assurance SA : D. 2013, p. 1110, note Bollée S. ; Rev. crit. DIP, 2013, p. 710, Bureau D. ; D. 2013, p. 2293, obs. D’Avout L. et Bollée S. ; D. 2013, p. 1503, obs. Jault-Seseke F. ; RTD com. 2013, p. 381, obs. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast A. ; RTD civ. 2013, p. 338, obs. Rémy-Corlay P. ; RTD civ. 2014, p. 436, obs. Théry P.
-
23.
CJUE, 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, n° C-352/13, pt 69.
-
24.
CJUE, 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, n° C-352/13, pt 72.
-
25.
Cass. 1re civ., 7 oct. 2015, n° 14-16898, PB : D. 2015, p. 2526, Auguet Y. ; D. 2015, p. 2620, Jault-Seseke F. ; D. 2015, p. 2025, obs. Bollée S. ; AJCA 2015, p. 522 ; obs. Constantin L. ; RTD civ. 2015, p. 844, Usinier L. ; RTD civ. 2016, p. 98, Barbier H. ; JDI 2016, p. 929, Kleiner C. ; RDC juin 2016, n° 113b9, p. 282, note Treppoz E. ; JCP E 2016, 1087, note Ancel M.-E. et Marion L.
-
26.
Dans un deuxième arrêt du 11 octobre 2017, la Cour de cassation inspirée par la solution privilégiée par la Cour Suprême du Portugal dans une affaire impliquant Apple pour abus de position dominante, a préféré introduire un recours visant à poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’union (Cass. 1re civ., 11 oct. 2017, n° 16-25259, PB : Juris-Data n° 2017-019859 ; JCP G 2017, 1279, note Idot L.).
-
27.
CJUE, 24 oct. 2018, n° C-595/17, Apple Sales International, pt 29.
-
28.
CJUE, 24 oct. 2018, n° C-595/17, Apple Sales International, pt 28.
-
29.
Cass. 1re civ., 30 janv. 2019, n° 16-25259 : AJCA 2019, p. 193, note Parléani G.
-
30.
Telle est la conclusion qui semble émerger de la lecture combinée des points 26 et 27 de l’arrêt Apple c/E-Bizcuss (CJUE, 24 oct. 2018, n° C-595/17, Apple Sales International.).
-
31.
Cass. 1re civ., 18 janv. 2017, n° 15-26105 : RTD civ. 2017, p. 391, obs. Barbier H. ; Rev. crit. DIP 2017, p. 139, note Bureau D. et Muir-Watt H. ; D. 2017, p. 1011, obs. Gaudemet-Tallon H. et Jault-Seseke F. ; D. 2017, p. 2054, D’Avout L. et Bollée S. ; D. 2017, p. 2559, obs. Clay T. ; AJ Contrat 2017, p. 139, obs. Nourissat C. – Cass. com., 5 juill. 2017, n° 16-13862 : RLDC 2018, n° 155, p. 12, obs. Buy F. ; Contrats, conc. consom. 2017, comm. n° 222, obs. Mathey N.
-
32.
Pour une analyse de la question v. Arroyo J.-P., « Rupture brutale des relations commerciales établies dans les litiges internationaux : vers un régime unifié de la qualification de l’action ? », RLC 2018, n° 72, p. 21 ; Jourdan-Marques J., « Le contentieux international de la rupture des relations commerciales établies », AJCA 2019, p. 60.
-
33.
En droit français, la Cour de cassation considère depuis quelques années que la rupture des relations commerciales établies relève du champ délictuel : Cass. com., 20 mai 2014, n° 12-26705 : RTD civ. 2014, p. 657, obs. Barbier H. ; Rev. crit. DIP, 2014, n° 832, note Boskovic O. ; D. 2015, p. 943, obs. Ferrier D. ; D. 2015, p. 1056, obs. Gaudemet-Tallon H. et Jault-Seseke F.
-
34.
CJUE, 14 juill. 2016, n° C-196/15, Granarolo ; D. 2015, p. 2025, obs. D’Avout L. et Bollée S. ; D. 2017, p. 881, obs. Ferrier D. ; D. 2017, p. 1011, obs. Gaudemet-Tallon H. et Jault-Seseke F. ; RTD civ. 2016, p. 837, obs. Barbier H. ; RTD civ. 2016, p. 814, Usinier L. ; Europe 2016, comm. 375, Idot L. ; AJ Contrat 2016, p. 442, obs. Luc I. ; JCP E 2016, 1507, note De Lammerville D. et Marion L. ; JDI 2016, p. 1219, note Heymann J. ; RTD com. 2017, p. 231, obs. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast A.
-
35.
Cass. com., 20 sept. 2017, n° 16-14812 : D. 2017, p. 371, obs. Mekki M. ; D. 2017, p. 1934, obs. D’Avout L. et Bollée S. ; AJ Contrat 2017, p. 493, obs. Pihéry P. ; Rev. crit. DIP 2018, p. 126, note Bureau D. ; RDC mars 2018, n° 114y7, p. 114, note Tenenbaum A.
-
36.
CJUE, 24 oct. 2018, n° C-595/17, Apple Sales International, pt 36.
-
37.
CJCE, 20 sept. 2001, n° C-453/99, Courage Ltd : RDC 2003, p. 71, Bergé J.-S. ; Europe 2001, comm. n° 330, Idot L. ; Contrats, conc. consom. 2002, n° 14, note Poillot-Peruzzetto S.
-
38.
CJCE, 13 juill. 2006, nos C-295/04 à C-298/04, Vincenzo Manfredi e.a. c/Lloyd Adriaco e.a. : Chagny M., « Le contentieux indemnitaire des pratiques anticoncurrentielles : la Cour de justice invitée au débat sur le livre vert », RLC 2006, n° 9, p. 86 ; RLC 2006, n° 9, p. 67, Ianuccelli P. ; Concurrences 2006, n° 4, p. 118, Zivy F.