L’incertitude pèse sur l’activité fusion-acquisition en Île-de-France

Publié le 12/10/2020

Le monde des fusions-acquisitions n’a pas été épargné par la crise sanitaire et économique. Les opérations ont enregistré une baisse de 25 %, en Île-de-France, pendant la période du confinement, selon les données communiquées par l’Association pour le financement et la transmission des entreprises (AFITE). Cette entité, présidée par Vincent Juguet, rassemble plus de 350 acteurs du M&A dont la moitié en Île-de-France. Autre acteur, le syndicat CNCFA, Compagnie nationale des conseils en fusions et acquisitions. Son délégué Île-de-France, Jacques-Édouard Moreau est aussi associé-gérant du cabinet MJE Finance. Nous faisons le point sur la conjoncture du secteur avec ces deux spécialistes.

Actu-Juridique : Globalement, sur le premier semestre 2020, quel bilan faites-vous de l’activité fusion-acquisition en Île-de-France ?

J.-É. M. : Le début d’année se présentait excellemment bien. On était dans un bon élan, après une très bonne année 2019. On a constaté, à la fois, un courant acheteur assez important et des entrepreneurs vendeurs avec des chiffres plutôt de bonne facture. À la fois, les sous-jacents de performance des entreprises étaient de bonne qualité. Les ratios et les multiples utilisés dans les transactions étaient eux-mêmes à des niveaux historiquement hauts. Ces facteurs donnaient une conjoncture très bonne. Puis, le confinement a mis un coup d’arrêt assez brutal à de nombreux dossiers. Un deal bien avancé pouvait se poursuivre de manière électronique, à distance, autant que faire se peut. Mais il a fallu mettre en suspens les dossiers pour lesquels les discussions étaient en cours. Les entreprises se sont retrouvées dans des configurations incertaines pour 2020. Les sous-jacents sont devenus troubles et illisibles. Les multiples de valorisation d’entreprise ont commencé à décrocher. Pour le premier semestre 2020 à la fois en valeur et en volume, les opérations se sont repliées sur elles-mêmes. On a d’abord cru à un phénomène de report pour certains dossiers. Finalement, il y a eu un impact évident sur la santé des entreprises, avec des situations diverses en fonction des secteurs.

V. J. : En Île-de-France, comme ailleurs, l’activité fusion-acquisition a été globalement suspendue pendant la période de confinement. Nous observons ainsi une baisse de 25 % des opérations de fusion-acquisition sur la période et nous estimons qu’environ la moitié de ces opérations sont reportées au second semestre et l’autre moitié ne se réalisera pas en raison du changement de stratégie des acquéreurs. À fin août 2020, on comptabilise 312 opérations (deals M&A et LBO communiqués) contre 416 pour la même période en 2019, soit une baisse de 25 % ; cela étant, le même volume pour 2018 était de 270 opérations. Sur 2020 comme sur 2019, l’Île-de-France s’impose comme la région la plus active. Elle représente 38 % des transactions en France, alors qu’elle accueille 24 % des PME nationales. Près d’une opération sur deux dans la région concerne des entreprises entre 1 et 5 M€ de valorisation. Sans surprise, l’activité de fusion-acquisition est quasiment à l’arrêt dans les secteurs les plus durement frappés par la crise : tourisme, hôtellerie, événementiel, aéronautique (voir le graphique correspondant).

 

Les données sur l’Île-de-France (Panorama régions et transmission – In Extenso)

L’incertitude pèse sur l’activité fusion-acquisition en Île-de-France
Evolution de l’activité mensuelle depuis janvier 2018 (Panorama régions et transmission – In Extenso)
L’incertitude pèse sur l’activité fusion-acquisition en Île-de-France
Volume mensuel activité M&A 2020 vs 2019 (Panorama régions et transmission – In Extenso)
L’incertitude pèse sur l’activité fusion-acquisition en Île-de-France
Variation de la proportion des deals des 8 premiers mois 2020 vs moyenne des 3 années précédentes (Panorama régions et transmission – In Extenso)

 

AJ : Depuis le déconfinement, constatez-vous une reprise des opérations de fusion et acquisition ?

J.-É. M. : C’est une reprise molle. Toute la complexité va résider dans cette question : cette crise est-elle conjoncturelle ou structurelle ? Si c’est conjoncturel, on peut utiliser des artifices : pas de changement par rapport à la situation d’avant crise et pour être en phase, on va plus systématiquement introduire des clauses de complément de prix. Si les entreprises sont encore groggy, elles peuvent être dans l’incapacité de traiter une opération de cession. D’un côté, les vendeurs peuvent avoir des difficultés à y voir clair par rapport à cette rentrée compliquée. En face, les acheteurs ont du mal à mesurer l’impact et veulent une meilleure visibilité. Mon sentiment c’est que vous avez plus de personnes qui veulent racheter des entreprises, qu’auparavant, typiquement des managers de grands groupes qui ont négocié une rupture conventionnelle. Et il peut y avoir de bonnes affaires à réaliser. Il y a beaucoup de concurrence à l’achat car il y a moins de sociétés de bonne qualité. Ce qui va entretenir des prix soutenus sur les belles sociétés, mais c’est malheureusement l’arbre qui cache la forêt. Il y a aussi des dirigeants qui arrivent à un certain âge. Aujourd’hui, certains chefs d’entreprise arrivent au bout du rouleau et souhaitent prendre leurs droits à la retraite. Ils sont donc prêts à faire des efforts sur les valorisations pour arrêter leur activité et céder leur société.

V. J. : La vie a repris et les opérations suspendues pendant le confinement sont intervenues pour partie. D’autres ont lieu mais globalement nous observons un ralentissement des opérations de 10 à 15 %. Beaucoup d’acteurs sont en effet encore dans l’incertitude économique et sanitaire : les acheteurs potentiels attendent de se rétablir pleinement avant de repartir en quête de cibles à acheter et les vendeurs potentiels s’interrogent sur la valorisation de leur entreprise et attendent des jours meilleurs pour (peut-être) mieux se valoriser. Les acheteurs les plus actifs sont ceux ayant des bilans solides, peu affectés par la crise et bénéficiant d’un accès facilité à un financement peu cher.

AJ : Existe-t-il une spécificité en Île-de-France ?

J.-É. M. : La concentration du monde des affaires est très importante en Île-de-France. Il y a toujours un mouvement important. Une dépression assez forte s’est ressentie, quand tout s’est arrêté. Mais, il y a des moteurs forts comme des acheteurs avec de la liquidité et prêts à faire des affaires, les fonds d’investissement, acteur majeur dans le monde des fusions-acquisitions. Ils sont pour une grande majorité concentrés sur Paris. Il y a donc un effet sur les entreprises franciliennes avec cette proximité auprès des fonds d’investissement. Ils sont désireux de faire des opérations car ils ont des liquidités disponibles pour investir dans les entreprises. Et cela contribue à soutenir le marché et peut faire rebondir plus rapidement l’économie francilienne.

V. J. : Chaque région a bien sûr ses spécificités économiques. Au-delà de ces différences, nous n’avons pas le sentiment que l’activité de fusion-acquisition se porte mieux, ou plus mal, dans une région plus qu’une autre.

AJ : Dans ce contexte de crise économique, en quoi les opérations de fusion-acquisition peuvent-elles être une solution pour les entreprises en difficulté ?

J.-É. M. : Très clairement, il y a deux voies. La première, l’entreprise n’a pas la taille critique. Un adossement avec une société plus importante va lui permettre d’avoir des ressources supplémentaires pour pouvoir passer la crise. La deuxième, ce serait de rejoindre des entités qui ont pris le pas de la digitalisation, bien avant, et qui peuvent entraîner les entreprises qui ont pris du retard sur ce sujet.

V. J. : Il est évident que, pour une société en difficulté, l’adossement à un groupe plus important et en meilleure santé financière est rassurant. Pour autant, chacune des parties doit avoir intérêt au rapprochement : la cible doit aussi convaincre de sa capacité à créer de la valeur pour l’acquéreur.

AJ : Dans certaines filières, constatez-vous des consolidations à travers des rachats ou des fusions ?

J.-É. M. : Pas nécessairement. De ce que j’observe, les grands groupes ont eux-mêmes suffisamment à traiter en interne. Des plans de sauvegarde de l’emploi sont actuellement déjà faits ou en phase de mise en place. C’est difficile de faire une croissance externe et de licencier du personnel en même temps.

V. J. : Cela commence lentement mais il est certain que nous assisterons prochainement à une accélération des opérations de consolidation dans des secteurs comme l’aéronautique ou le tourisme.

AJ : Actuellement, quels sont les types d’opération qui sont les plus envisagées ?

J.-É. M. : Je distinguerais deux phénomènes. D’abord, les levées de fonds. C’est mettre des fonds propres dans des entreprises, qui sont en développement. C’est un moteur important car vous avez des fonds d’investissement. Ce sont eux qui sont très actifs. Il y a quelques jours, vous avez eu la plus grosse levée de fonds par une société française avec 300 M$ pour Mirakl, sur une valorisation d’1,5 Md$. C’est très dynamique et très positif car on est sur ce nouveau monde d’accompagnement des entreprises à constituer des market places. Dans les secteurs nés dans la digitalisation, on est dans des moments où il y a beaucoup d’activité. C’est le cas des entreprises purement digitales ou des sociétés spécialisées dans la prestation intellectuelle, de consulting et d’accompagnement à la transformation digitale. Il y a des mouvements de concentration actuellement dans ce secteur d’activité, pour atteindre une taille critique qui rassure les grands groupes avec lesquels ces sociétés de prestations de services travaillent.

V. J. : Les sociétés ayant développé des modèles d’entreprises vertueux, écoresponsables, s’inscrivent bien dans le sens de l’histoire, séduisent les consommateurs et donc plaisent aux investisseurs. Pour les sociétés séduisant moins ces derniers, l’heure est à la sollicitation des aides financières mises en place par les pouvoirs publics, à l’optimisation, voire à la restructuration, de leur endettement.

AJ : Quels conseils pouvez-vous donner à un chef d’entreprise aujourd’hui en difficulté ?

J.-É. M. : C’est d’essayer de lever la tête car quand on possède une entreprise, on a souvent la tête dans le guidon. Le dirigeant est souvent seul. Il faut s’assurer d’avoir la possibilité d’apporter de la visibilité au travers des aides que l’État a pu apporter. Les entreprises frappées par la crise ont eu la chance d’avoir un État providence, qui leur a permis de contracter un prêt auprès d’une banque garanti à 90 %. Il faut être serein sur sa trésorerie en utilisant ces aides. Quand la tempête sera passée, le prêt aura servi de tampon. Derrière c’est aussi de ne pas s’endetter plus que de raison car une dette, ça se rembourse.

V. J. : Le premier réflexe est évidemment de solliciter les aides et financements mis en place par les pouvoirs publics. La crise peut être aussi l’occasion de revoir en profondeur son organisation, son positionnement commercial, son modèle d’entreprise, voire d’envisager une opération de rapprochement avec un autre acteur de son secteur. Pour y réfléchir, il convient d’échanger avec un professionnel de confiance : son avocat, son expert-comptable ou un expert en fusion-acquisition, astreint à une déontologie et des contraintes qualité, comme ceux adhérant à l’AFITE.

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