3e table ronde : Améliorer la réparation des préjudices économiques

Une proposition d’approche méthodologique

Publié le 04/09/2017

Dans les critères de compétitivité d’une économie, les acteurs font état de leur besoin de prévisibilité.

La réparation du préjudice économique est un enjeu important, et une question de fait soumise à l’appréciation des juges du fond.

Il n’existe pas une nomenclature précise des préjudices réparables, et la jurisprudence peut apparaître disparate, ce dont la Cour de cassation se préoccupe.

La diversité des circonstances et la complexité propre à certaines situations font qu’il est difficile de livrer une nomenclature clé en mains applicable, comme le relevait dans un article, Nicolas Régis1.

Cette question de nomenclature a été débattue2. À défaut de nomenclature rigide, un récent colloque de la CNECJ3 évoquait plutôt pour chaque cas la recherche d’un raisonnement adapté à la situation.

Le groupe de travail réuni sous la responsabilité de la Cour de cassation4 avait travaillé sur le constat de la disparité des décisions au fond, et avait émis plusieurs axes d’amélioration sur les décisions rendues.

Mais les juges ne sont pas les seuls en cause dans cette affaire.

L’amélioration de la réparation des préjudices repose beaucoup sur l’office du juge, c’est une évidence, mais les recommandations concernent au premier chef le demandeur qui est la victime et celui qui a la charge de la preuve.

Il faut améliorer les dossiers des demandeurs, souvent guidés par l’importance matérielle du chiffre mis en avant, plutôt que par une approche solide et étayée démontrant la réalité du préjudice subi. La charge de la preuve qui lui incombe impose que le demandeur articule un chiffre de demande. Même s’il existe des débats sur le fait que l’expert puisse s’affranchir de celui-ci dans la conduite de ses opérations, la question d’une évaluation de l’expert s’avérant supérieure à celle du demandeur est en pratique très théorique. L’expert doit interroger, « challenger » les parties même dans le cas où une demande est mal ou incomplètement formulée.

Si l’on veut poser les termes d’un raisonnement qui permette d’aboutir à un chiffrage cohérent, quelques jalons ou étapes-clés nous semblent pouvoir être mis en avant et constituer une structure d’approche à défaut de véritable nomenclature.

C’est ce que nous vous proposons d’exposer ci-après.

Identifier le préjudice. Bâtir une histoire crédible et cohérente. Comme cela a été dit, il faut comprendre les conséquences in concreto du dommage et les préjudices qui ont pu en résulter, par la nature des conséquences et leur étendue. L’approche dépend de la nature de l’activité : production industrielle, négoce, importance de la recherche et du développement. Pour réaliser cette première étape, l’approche analytique des gains manqués, des pertes subies et de la perte de chance donne un cadre de recherche tout à fait pertinent et explicite, pour démarrer le dossier.

Comprendre et analyser les paramètres-clés de l’entreprise victime et de son système d’information, pour contextualiser le préjudice. Il faut observer et analyser les données financières de l’entreprise pour situer l’incidence qu’elle a subi ou va subir, comprendre les enjeux, et cerner les conséquences directes du sinistre pour elle.

Le préjudice est une situation qui peut affecter le passé et faire partie de données observées : les pertes subies et les surcoûts engagés procéderont de constatations comptables, utiles et pertinentes pour procéder à un chiffrage du préjudice subi à ce titre.

Toutefois, les systèmes comptables ne sont pas bâtis pour mesurer des préjudices. Il faut néanmoins s’appuyer sur le système d’information de l’entreprise, définir les agrégats pertinents, voir comment les établir à partir du système existant : comptabilité générale, comptabilité analytique – comptabilité des coûts selon les anglo-saxons – s’appuyer sur le contrôle de gestion.

Les gains manqués correspondent à une marge sur coûts évitables : pas la marge brute, qui s’assimile pour les comptables à une marge commerciale, mais une marge qui parte du chiffre d’affaires manqué diminué des coûts directs ou variables à l’activité qui ont été évités5. De plus, dès que l’on évoque des questions de gains manqués, alors l’observation du passé n’est pas suffisante en soi : le préjudice concernera le futur et affectera l’exploitation de l’entreprise de façon plus ou moins durable. Il faudra alors comprendre comment le système d’information appréhende et structure ses données prévisionnelles, budgétaires, si elle réalise un plan d’affaires, comment il est construit.

Ces deux premières étapes qui vont donner les bases de travail sont clés pour la suite.

Chiffrer le scénario contrefactuel établi à partir de la situation normale, en évaluant les flux correspondants dans le contexte de l’entreprise victime. Les étapes 1 et 2 vont être directement utiles à cette construction, qui est par nature une modélisation. Il faut partir des données comptables passées, constatées, tangibles, comprendre le système de prévision de l’entreprise (approche budgétaire, business plan) mais surtout aller vers des considérations économiques – macro et micro – pour bâtir une modélisation qui soit crédible du gain qui aurait pu être réalisé si le dommage n’était pas intervenu.

Une étude6 très complète sur notre sujet évoquait le fait que la comptabilité ne suffit pas à établir un gain manqué : c’est là une évidence que les considérations économiques-micro, c’est-à-dire celles de l’entreprise dans l’appréhension de sa stratégie, de ses moyens financiers, et macro, de considérations de concurrence, de parts de marché, d’avantage concurrentiel, de technologie, d’offre et de demande, sont des éléments essentiels pour bâtir une modélisation du gain manqué.

La finance fiction est de la finance – d’où l’importance de bien maîtriser les données financières de l’entreprise – et de la fiction, laquelle doit être plausible : Muriel Chagny, lors de notre congrès de 2011 précité l’avait appelé le « conditionnel passé ». En fait il pourra s’agir de conditionnel passé mais aussi de conditionnel futur.

Fixer les éléments d’une situation normale telle qu’elle est estimée est un point sur lequel le juge doit pouvoir trancher. Il pourra être utile pour améliorer sa perception de chiffrer des simulations de différentes hypothèses de situation normale, retenues pour bâtir le conditionnel passé et le conditionnel futur.

Comparer ce qui se serait passé si le dommage n’avait pas eu lieu (scénario contrefactuel) avec la situation réelle affectée par le dommage. Elle répond au principe de réparation intégrale du préjudice. Une telle approche est indispensable.

Comme le relève l’étude précitée, la recherche de la « situation normale » vise à rechercher un scénario plausible, et à le « dépolluer » des autres éléments de la contreperformance qui n’ont rien à voir avec le sinistre.

L’approche différentielle va constituer une approche synthétique qui replacera dans les bons ordres de grandeur l’incidence du préjudice au regard des agrégats de l’entreprise victime.

Le ou les scenarii contrefactuels qui établissent les bases de ce qui aurait dû se passer, sont très efficaces pour mettre à l’épreuve également la réalité du lien de causalité : ils doivent permettre de visualiser d’où est venu la contreperformance, son lien réel avec le dommage, et jusqu’où le préjudice résulte de cette seule cause.

Quelques points de méthodologie additionnels :

1/ Le préjudice est un différentiel de trésorerie entre la réalité et cette fiction.

2/ Le préjudice est à valoriser hors fiscalité (IS) puisque l’indemnité à recevoir sera soumise à l’IS.

3/ Ne pas omettre les pertes financières consécutives à la perte d’exploitation.

4/ La perte de chance enfin, qui est un gain manqué affecté d’un pourcentage de chance de sa réalisation qui peut exister en sus des préjudices précédents.

5/ Les frais de procédure engagés sont aussi réparables dans le cadre de l’article 700, mais les coûts engagés doivent être justifiés.

Pour être complet, la CNECJ s’est assignée de traiter, outre les écrits des colloques ou congrès7, des brochures techniques sur les grands thèmes transversaux que sont :

  • la problématique des coûts directs, variables et semi variables, avec le sujet récurrent des frais de personnel ;

  • la place de l’amortissement dans les composantes du préjudice ;

  • la prise en compte du préjudice financier ;

  • la prise en compte de la fiscalité ;

  • le gain manqué et la perte de chance ;

  • l’indemnisation de la destruction d’un actif ;

  • la notion de préjudice direct : le lien de causalité, la prise en compte de la diligence ou de l’absence de diligence de la victime ;

  • la distinction entre préjudice et financement du préjudice ;

  • particularités de l’indemnisation des préjudices en matière de contrefaçon ;

  • l’atteinte à l’image, l’indemnisation des préjudices futurs.

Notes de bas de pages

  • 1.
    BICC, n° 781, 1er mai 2013, « le préjudice économique des entreprises », Nicolas Régis, magistrat.
  • 2.
    V. Congrès de la CNECJ, Nice 2011.
  • 3.
    Colloque CNECJ, T. com. Paris, 5 déc. 2006.
  • 4.
    « La réparation du préjudice économique », 2007, groupe de travail Cour de cassation.
  • 5.
    Le résultat d’exploitation, l’EBITDA ou l’EBIT, et encore moins le résultat net, agrégats de reporting habituels des entreprises, identifiés dans leurs états financiers que produisent les systèmes comptables, ne chiffrent pas le préjudice.
  • 6.
    Nussenbaum M., « L’évaluation des préjudices économiques », mai-juin 2013, LexisNexis.
  • 7.
    Accessibles sur www.cnecj.fr.