« Le chef d’entreprise voit le tribunal comme une condamnation »

Publié le 12/04/2021

Avec la crise sanitaire et économique, de nombreuses entreprises bénéficient, depuis un an, des différents dispositifs de soutien de l’État. Des aides qui se poursuivent face à l’incertitude de la conjoncture actuelle. En concomitance, le tribunal de commerce de Versailles a constaté une baisse de 35 à 40 % des procédures collectives ouvertes entre 2019 et 2020. Certaines sociétés aujourd’hui maintiennent leur activité grâce aux aides du gouvernement. Des chefs d’entreprise n’ont pas conscience ou nient leurs difficultés. Des phénomènes considérés comme inquiétant par Xavier Aubry, président du tribunal de commerce de Versailles.  

Actu Juridique : Quelle vision globale avez-vous sur la situation des entreprises dans le département des Yvelines ?

Xavier Aubry : La situation est assez paradoxale, à l’heure actuelle dans le département. Beaucoup d’entreprises dans le secteur du tourisme, au sens large incluant les restaurateurs et les hôteliers, souffrent considérablement. Elles sont nombreuses dans ce cas en raison de la fermeture du château de Versailles. On commence à voir au tribunal des dossiers de restaurateurs, qui essayent de faire jouer les clauses de leur contrat d’assurance en termes de perte d’exploitation, montrant bien qu’ils rencontrent de lourdes difficultés. Autre particularité des Yvelines, la présence de plusieurs activités industrielles importantes : automobile, aéronautique et spatial. Pour les deux premières industries, la crise a eu de lourdes conséquences. Sur le territoire, il y a aussi les sièges de deux grands groupes du bâtiment et des travaux publics en l’occurrence Bouygues Construction et Eiffage. Ce secteur a bien fonctionné, même dans la pire période du confinement de mars 2020. Enfin, une autre partie, que l’on ne voit jamais au tribunal de commerce, concerne les exploitations et les activités agricoles au sud du département. Elles ne relèvent pas de la compétence du tribunal de commerce mais on sait qu’elles connaissent des difficultés, qui sont d’ordre structurel. C’est donc très variable d’un secteur d’activité à l’autre, mais aussi selon l’importance des entreprises. Les petites sociétés souffrent beaucoup car elles ont une activité qui leur laisse juste un faible résultat. Elles n’ont donc pas suffisamment de capitaux propres pour tenir le coup en cette période difficile. D’un autre côté, il faut noter que les aides de l’État sont efficaces.

AJ : En quoi les aides de l’État destinées aux entreprises sont-elles efficaces dans ce contexte de crise sanitaire et économique ?

X. A. : On le note très objectivement à travers la forte diminution des ouvertures de procédure collective, en 2020. En 2019, une bonne année au niveau économique, le tribunal a ouvert 1 100 procédures collectives sur le territoire des Yvelines. En 2020, seulement 682 procédures l’ont été, soit une chute de 35 à 40 % entre 2019 et 2020. C’est la preuve que les aides de l’État ont permis à un certain nombre d’entreprises de se maintenir à flot. En temps normal, les entreprises les plus fragiles seraient venues au tribunal pour demander une ouverture de procédure collective. Aujourd’hui, les entreprises accumulent les dettes, cotisations sociales et fiscales, PGE, qu’il faudra rembourser. C’est comme une forme de boule de neige qui grossit, mois après mois, au fur et à mesure que les aides se poursuivent. On sait qu’à un moment donné, la boule explosera lorsque les soutiens de l’État seront peu à peu supprimés.

AJ : Êtes-vous inquiet par rapport à cette situation ?

X. A. : On doit l’être effectivement car je pense qu’il y a un certain nombre d’entreprises, qui vont avoir consommé les aides perçues. Plus particulièrement le prêt garanti par l’État alors qu’elles n’avaient pratiquement pas d’activité. Lorsque ces sociétés devront repartir, elles auront une forme de mur de dettes. Elles auront à rembourser le PGE (s’il a été obtenu), le report des charges sociales et fiscales. Elles ne toucheront plus le dispositif d’activité partielle pour les salariés, qui ne pouvaient pas travailler. En plus, elles devront, pour redémarrer leurs activités, acheter des fournitures et reconstituer leurs stocks.

« Les entreprises vont avoir un double choc : payer les dettes accumulées et les dépenses courantes pour faire repartir leur activité »

Elles vont avoir un double choc : payer à la fois les dettes accumulées antérieurement et les dépenses courantes pour faire repartir leur activité. C’est ce phénomène qui est inquiétant car beaucoup d’entreprises n’auront les ressources suffisantes pour y faire face. Même si l’État dit qu’il débranchera les aides par étape, les sociétés déjà en situation fragile avant le début de la crise sanitaire ne se relèveront probablement pas. Quand cela arrivera-t-il ? C’est difficile à dire. Peut-être au second semestre 2021. Après, c’est possible que les pouvoirs publics autorisent un rééchelonnement des dettes fiscales et sociales. Voire même un abandon d’une partie de ces dettes pour les plus petites entreprises. Ce n’est pas décidé mais c’est peut-être envisagé.

AJ : Avec la spécificité de son tissu économique, le département des Yvelines a-t-il mieux résisté à la crise sanitaire et économique ?

X. A. : C’est ce que je pense. Je le vois notamment à travers le nombre de demandes de procédures de prévention des difficultés des entreprises : le mandat ad hoc et la conciliation. Nous avons moins ouvert ce type de procédure en 2020 dans les Yvelines par rapport à mes collègues dans les tribunaux environnants, qui ont connu une forte augmentation. Mais je rappelle que ces outils sont extrêmement performants. Ils ont l’avantage d’être confidentiels, par rapport aux procédures collectives. Il n’y a pas de publicité sur l’entreprise placée sous procédure de mandat ad hoc ou de conciliation. Ce sont des possibilités offertes au dirigeant de trouver des solutions à ses difficultés sous l’égide d’un professionnel de la restructuration, d’ouvrir des négociations avec ses créanciers et de trouver des accords. Ces deux outils permettent d’obtenir dans 7 cas sur 10 un accord négocié permettant à l’entreprise de rebondir sans que son image et sa notoriété ne soient détériorées vis-à-vis de son environnement, de ses clients, de ses fournisseurs.

AJ : Quel rôle joue le tribunal de commerce de Versailles dans l’accompagnement des entreprises des Yvelines et quel lien avez-vous avec le centre d’information sur la prévention des difficultés des entreprises du département ?

X. A. : Le centre d’information sur la prévention des difficultés des entreprises est une association créée pour accompagner les entrepreneurs, qui rencontrent des difficultés. Son action se situe en amont du tribunal. Cet organisme est composé d’anciens juges consulaires, d’avocats, d’experts-comptables. Ils sont là pour donner les possibilités au dirigeant de trouver des solutions à ses difficultés. Ils vont lui parler du mandat ad hoc, de la conciliation, de la déclaration de cessation de paiement, tout cela en fonction de sa situation. Cette structure n’est pas encore assez connue.

« Nous avons la volonté d’ouvrir le tribunal vers l’extérieur pour essayer d’apporter des services aux chefs d’entreprise. Malheureusement, il y a un frein psychologique, une réticence à franchir la porte du tribunal »

Le CIP des Yvelines reçoit environ 60 à 70 dirigeants par an. C’est peu. Pourtant, cet accompagnement est confidentiel. Le dirigeant a accès à des personnes, qui ont une connaissance de ces sujets et qui peuvent lui donner des conseils utiles. Par ailleurs, au sein du tribunal, nous avons une permanence organisée par les avocats du barreau de Versailles, toutes les semaines, le mardi après-midi. Ce sont des consultations gratuites et sans rendez-vous ouvertes à tous les chefs d’entreprise. Nous avons la volonté d’ouvrir le tribunal vers l’extérieur pour essayer d’apporter des services aux chefs d’entreprise. Malheureusement, il y a un frein psychologique, une réticence à franchir la porte du tribunal.

AJ : Comment expliquez-vous ce phénomène et cette attitude par rapport au tribunal de commerce ?

X. A. : Le chef d’entreprise voit le tribunal comme une condamnation. Il se dit qu’il va connaître la liquidation de son entreprise, qu’il va perdre une partie de sa vie, sa création. Il a une crainte de disparition. Plus il attend, plus il y a de risque de disparition de sa société. Certains se trouvent aussi dans une forme de déni. Ils pensent pouvoir se sortir des difficultés par exemple à travers une commande d’un client ou un paiement qui va le sortir d’affaire. C’est une véritable préoccupation pour nous quand on reçoit un chef d’entreprise. Certains n’ont pas conscience de leur difficulté.

AJ : Vous avez aussi un numéro d’urgence au tribunal de commerce de Versailles ?

X. A. : C’est un numéro national d’accompagnement pour les chefs d’entreprise. Quand il n’y a pas d’autres solutions que d’ouvrir une procédure collective, les dirigeants sont parfois désemparés. Ils peuvent se retrouver dans un état de détresse psychologique forte avec parfois des tendances suicidaires.

« Quand il n’y a pas d’autres solutions que d’ouvrir une procédure collective, les dirigeants sont parfois désemparés »

Dans ce contexte, le tribunal de commerce de Versailles a adhéré au réseau national Apesa, Aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance aiguë, avec un numéro d’urgence. Cette association permet de venir en aide aux dirigeants qui ont ces difficultés psychologiques, liées à la situation de leur entreprise. Les parties prenantes de la procédure collective, juges, avocats, mandataires de justice, peuvent détecter ces souffrances psychologiques verbales ou non-verbales. Ils ont été formés à cet effet. Ils peuvent alors proposer au chef d’entreprise concerné un accompagnement par un psychologue professionnel. C’est quelque chose de très important.

AJ : Au regard du début de l’année 2021, de la situation sanitaire et économique, comment ressentez-vous les perspectives d’évolution dans les Yvelines ?

X. A. : À ce jour, la situation ne change pas. Pour vous donner un exemple, jeudi 1er avril, à l’audience d’ouverture de procédure collective, il y a eu un seul dossier. D’ordinaire à chaque audience, nous en avons entre 15 et 20. À l’heure actuelle, la diminution des ouvertures de procédure collective perdure. Cela signifie encore une fois que les aides de l’État restent toujours aussi efficaces. On a aussi des chefs d’entreprise qui attendent avant de prendre un certain nombre de mesures d’adaptation qui s’imposeraient. Ils se disent tant qu’ils reçoivent de l’argent de l’État, qu’ils peuvent faire face à leurs charges d’exploitation. Il me semble cependant qu’ils sont d’une certaine façon dans une forme de déni car ils savent que leur entreprise aura du mal à se redresser.

AJ : Par conséquent, quelles sont les entreprises qui ont fait l’objet d’une procédure collective ces derniers mois ?

X. A. : Toutes les sociétés n’ont pu obtenir les aides auxquelles elles pensaient pouvoir avoir accès. Certaines entreprises n’ont pas obtenu de PGE parce que leur situation était déjà assez difficile avant mars 2020. Nous avons des critères au tribunal de commerce pour détecter les difficultés des entreprises : des pertes récurrentes, des capitaux propres négatifs, des dettes anciennes. Même les aides de l’État ne leur auraient pas permis de régler leur passif antérieur à l’ouverture de la crise sanitaire. Ces entreprises-là n’avaient pas d’autre choix que de procéder à une déclaration de cessation des paiements car soit elles avaient épuisé toutes les formes d’aide, soit celles-ci leur avaient été refusées.