Protection de la résidence de l’entrepreneur : les stratégies des acteurs économiques (entrepreneurs, banques, praticiens de l’insolvabilité…)
Même lorsqu’une protection légale de leur résidence est possible, les entrepreneurs doivent en général y renoncer pour pouvoir emprunter. Par ailleurs, dans tous les systèmes, la fraude fait disparaître toute protection, et il en est de même de certains manquements graves.
1. Lorsque la résidence d’un entrepreneur fait l’objet d’une mesure de protection, elle échappe au droit de gage des créanciers. Les chances de ces derniers d’obtenir paiement de leur créance sont alors amoindries. L’objectif de cette table ronde consiste donc à s’intéresser aux stratégies que les différents acteurs économiques peuvent mettre en place, individuellement ou collectivement, pour conserver un droit sur l’actif immobilier de l’entrepreneur malgré la protection instituée.
2. Les débats ont porté, en premier lieu, sur la stratégie des acteurs bancaires. Habituellement, le financement d’une activité économique n’est envisageable que si l’entrepreneur est en mesure d’apporter des garanties suffisantes aux établissements de crédit, leur permettant de récupérer les fonds investis en cas de défaillance économique du débiteur. Or, sauf le cas rare d’un entrepreneur au patrimoine particulièrement bien fourni, la résidence de ce dernier est généralement le seul actif qu’il peut offrir en garantie des financements sollicités. Si cet actif immobilier est susceptible d’échapper au droit de gage des banques, quelles stratégies ces dernières peuvent-elles adopter pour continuer à garantir les financements qu’elles accordent ?
3. Il résulte de nos échanges que les banques ne modifient ni leurs conditions d’intervention, ni leurs stratégies d’action en considération du recours (ou non) de l’entrepreneur à un mécanisme de protection de sa résidence. C’est donc à l’entrepreneur d’adapter sa stratégie entrepreneuriale en tenant compte de l’équation suivante : s’il n’apporte aucune garantie aux établissements de crédit sollicités, il n’obtiendra aucun crédit pour soutenir son activité économique.
4. En Italie, peu de dispositifs permettent à l’entrepreneur de protéger sa résidence contre son éventuelle défaillance économique ultérieure. C’est essentiellement par le recours au fondo patrimoniale que l’entrepreneur peut mettre sa résidence à l’abri des poursuites de ses créanciers professionnels. En effet, cette institution permet de protéger les actifs (notamment immobiliers) nécessaires aux besoins de la famille contre l’action des créanciers dont la dette n’a pas de rapport direct avec les besoins de la famille.
Mais compte tenu de la contrainte imposée par les banques consistant à subordonner l’octroi de crédit à l’obtention d’une garantie suffisante, le constat est sans appel : la majorité des entrepreneurs italiens ne recourt pas au fondo patrimoniale.
5. En Espagne, plusieurs dispositifs permettent d’exclure le logement familial du gage des créanciers professionnels, le plus important provenant de la loi n° 14/2013 du 27 septembre 2013 instituant le statut d’« entrepreneur à responsabilité limitée ». Sous plusieurs réserves, tenant notamment au respect de formalités et de ce que la valeur de la résidence de l’entrepreneur ne dépasse pas un certain montant, la résidence de l’entrepreneur sera exclue du gage des créanciers professionnels1. Mais ce dispositif est peu utilisé par les entrepreneurs, notamment parce que la réduction patrimoniale qu’il entraîne limite l’accès au crédit.
6. Le droit français offre sur la question une alternative intéressante. En effet, le Code de commerce autorise le débiteur à renoncer à tout moment au mécanisme de l’insaisissabilité (légale ou notariée) de sa résidence principale2. Mais le dispositif est singulier en ce que cette renonciation peut éventuellement n’être consentie qu’à un ou plusieurs créanciers. L’acte de renonciation, qui devra faire l’objet d’un acte authentique et de diverses mesures de publicité3, devra alors clairement désigner l’identité du ou des créanciers bénéficiaires de cette renonciation4.
Le dispositif français offre ainsi à l’entrepreneur la possibilité de moduler l’étendue de la protection affectant sa résidence principale suivant l’identité de ses cocontractants. Il peut donc obtenir le financement de son activité en renonçant, à l’égard de son banquier seulement, à l’insaisissabilité de sa résidence. On constate d’ailleurs une augmentation de cette pratique avec l’entrée en vigueur de la loi Macron du 6 août 2015, qui institue une insaisissabilité de droit de la résidence.
La singularité du droit français est donc double. D’une part, depuis la loi Macron, il offre une protection automatique de la résidence de l’entrepreneur. D’autre part, il permet à l’entrepreneur de maintenir une mesure de protection de sa résidence à l’égard des créanciers professionnels autres que son financeur.
7. L’Argentine, comme la France avant la loi Macron, offre à tout entrepreneur la possibilité de procéder à une déclaration d’affectation de sa résidence. Cette déclaration est possible pour l’entière valeur de l’immeuble ou, depuis le nouveau Code civil et commercial entré en vigueur le 1er août 2015, pour une partie de sa valeur seulement5. Selon l’article 249 du nouveau code précité, cette déclaration a pour effet d’interdire, en principe, toute exécution forcée sur la résidence de la part des créanciers dont la créance a une cause postérieure à l’inscription de la déclaration au registre de la propriété immobilière. En cas de financement accordé postérieurement à cette inscription, la banque ne pourra donc pas saisir la résidence de l’entrepreneur.
Afin notamment de permettre au constituant d’avoir accès au crédit, le droit argentin lui offre la possibilité de procéder à une désaffectation de la résidence. Cette dernière devient alors à nouveau saisissable. Si le mécanisme semble proche du dispositif français, il n’en est rien : la désaffectation est nécessairement totale et bénéficiera à l’ensemble des créanciers. Autrement dit, l’entrepreneur argentin se trouve devant une alternative proche de celle qui se pose aux entrepreneurs italiens et espagnols. Soit il souhaite obtenir du crédit et devra renoncer à l’affectation de sa résidence ou devra procéder à une désaffectation (nécessairement totale) de sa résidence ; soit il entend se prémunir contre une éventuelle défaillance future et il réduit sa capacité à obtenir le financement de son activité économique.
8. Au Canada et en Amérique du Nord, la problématique consistant à articuler besoin de financement et besoin de protection de l’entrepreneur ne se pose pas, la résidence de l’entrepreneur étant en principe incluse dans le droit de gage des banques et de ceux qui financent une activité économique, sous réserve d’exemptions légales, totales ou partielles, mais toujours automatiques dans certains États.
9. Pour conclure ce premier point, hormis en France où il existe un dispositif singulier et en Amérique du Nord où la résidence ne peut en principe échapper au droit de gage des financeurs, les entrepreneurs subissent une même réalité : le besoin de financer leur activité exige qu’ils renoncent à toute protection de leur résidence.
10. Les débats ont porté, en second lieu, sur la stratégie des praticiens de l’insolvabilité. Ceux-ci ont en principe l’interdiction de réaliser la résidence protégée de l’entrepreneur. Pourtant, l’inclusion de cet actif immobilier dans l’actif de la procédure collective permettrait un meilleur désintéressement des créanciers. La question a donc consisté à se demander si des actions sont ouvertes aux praticiens de l’insolvabilité pour faire disparaître la protection mise en place par l’entrepreneur.
11. En Italie, le liquidateur peut demander à ce que le fondo patrimoniale ne soit pas opposable à la masse et ainsi atteindre la résidence incluse dans le fondo, s’il démontre par la voie de l’action paulienne que le recours au fondo est frappé de la fraude du débiteur.
12. En Espagne, deux cas permettent d’atteindre la résidence de l’entrepreneur alors que celle-ci est normalement insaisissable du fait du recours au statut d’« entrepreneur à responsabilité limitée ». Il s’agit du comportement frauduleux du débiteur et de sa négligence grave à l’égard des créanciers. Cette négligence devra être constatée soit par un jugement n’ayant fait l’objet d’aucun appel, soit par un jugement de faillite coupable.
13. En France, les stratégies dont dispose le liquidateur pour réaliser la résidence normalement protégée dépendent du régime de protection choisi par l’entrepreneur.
En cas de protection de la résidence par le biais de l’EIRL (statut d’« entrepreneur individuel à responsabilité limitée »), le Code de commerce prévoit trois cas dans lesquels la résidence pourra répondre des dettes professionnelles de l’entrepreneur, alors qu’elle n’est pas incluse dans son patrimoine professionnel6. Il s’agit de la fraude du débiteur, du manquement grave de ce dernier aux règles d’affectation des biens entre les différents patrimoines et du manquement aux exigences d’une comptabilité autonome et d’un compte bancaire exclusivement dédié à l’activité professionnelle affectée.
En cas de déclaration notariée d’insaisissabilité (DNI), le liquidateur peut, depuis l’ordonnance du 12 mars 2014, agir en nullité de cette déclaration si celle-ci a été effectuée durant la période suspecte ou durant les 6 mois ayant précédé cette période7. La résidence réintégrera alors l’actif de la procédure collective. Hormis ce cas singulier, la Cour de cassation a jugé par plusieurs arrêts retentissants que la résidence sous DNI ne fait pas partie de l’actif de la procédure collective et que le liquidateur n’a pas qualité pour réaliser ce bien au nom des créanciers à qui la DNI n’est pas opposable8. La solution devrait vraisemblablement être identique concernant la résidence insaisissable de plein droit. Mais au terme d’un important revirement, la Cour de cassation admet désormais que le liquidateur a qualité pour combattre une déclaration irrégulièrement publiée9 ou, à tout le moins, dans certains cas, frauduleuse10.
14. Pour conclure ce deuxième point, on constate dans les différents droits étudiés que l’entrepreneur perdra toujours le bénéfice du dispositif de protection de sa résidence lorsqu’il a commis une fraude. Dans certaines législations, des manquements jugés graves pourront aussi faire disparaître la protection instituée.
Notes de bas de pages
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1.
Sauf pour les dettes sociales et fiscales.
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2.
C. com., art. L. 526-3, al. 2.
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3.
Même texte.
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4.
Même texte.
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5.
Lorsque le bien immobilier est en copropriété.
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6.
C. com., art. L. 526-12.
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7.
C. com., art. L. 632-1.
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8.
Cass. com., 28 juin 2011, n° 10-15482 ; Cass. com., 13 mars 2012, n° 11-15438 ; Cass. com., 23 avr. 2013, n° 12-16035 ; Cass. com., 30 juin 2015, n° 14-14757.
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9.
Cass. com., 15 nov. 2016, n° 14-26287, FS-PBI : Dr. pén. entr. 2016, n° 387, p. 1, note Rémery J.-P. ; BJE mars 2017, n° 114g7, p. 107, note Borga N. ; JCP E 2017, 1164, obs. Pétel P. ; Gaz. Pal. 10 janv. 2017, n° 283h4, p. 52, obs. Le Corre P.-M. ; Gaz. Pal. 10 janv. 2017, n° 283j7, p. 69, obs. Voinot D.
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10.
Cass. 1re civ., 14 déc. 2016, n° 15-21876, D : LEDEN mars 2017, n° 110n4, p. 4, note Rubellin P. ; BJE mai 2017, n° 114q8, p. 210, note Sautonie-Laguionie L.