« La crise sanitaire de 2020 renforce l’alerte sur la protection des secteurs stratégiques et marque le tournant dans le M&A »
Le flux d’investissements directs étrangers (IDE) en France s’établissait à 30 M€ en 2019, d’après les données de la Banque de France. Ces IDE représentaient 1 469 opérations. Parmi elles, 216 ont fait l’objet d’un examen au titre du contrôle des investissements étrangers en France. La majorité des opérations contrôlées ont un lien avec le secteur de la défense et de la sécurité. Dirigeant du cabinet Relians, Pascal Dupeyrat est représentant d’intérêts dans le cadre d’opérations de fusion-acquisition dans les secteurs stratégiques. Il publie son premier ouvrage Le contrôle des investissements étrangers en 2011, puis Mondialisation et patriotisme économique en 2014. Son dernier ouvrage Sécurité économique et souverainetés industrielles sorti en octobre 2020 aux éditions PUF, préfacé par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, revient sur les dernières normes autour de ce sujet.
Actu-Juridique : En quoi le patriotisme économique se distingue du protectionnisme ?
Pascal Dupeyrat : Le patriotisme économique valorise et protège les actifs stratégiques. Il n’interdit pas l’ouverture à l’investissement étranger. De son côté, le protectionnisme part du principe que ce qui est étranger est suspect. Ce n’est pas le cas du patriotisme économique. Ce concept considère que l’investissement étranger est le bienvenu, sous réserve d’être là pour valoriser, développer la croissance et l’emploi. S’il vient pour du pillage technologique, il est alors indésirable. C’est pourquoi, on sépare le bon grain de l’ivraie en procédant à un contrôle de l’investissement étranger. Il y a donc bien la notion d’ouverture dans le patriotisme économique. C’est un principe libéral puisqu’on est dans l’économie de marché. D’ailleurs, la majorité des opérations d’investissement étranger réalisées sur notre territoire a vocation à faire de la croissance, de la recherche et du développement de l’emploi. Mais d’autres transactions ont seulement pour but de capter les résultats de la recherche ou bien des brevets, ou bien de fermer des sites de R&D pour réaliser des bénéfices de court-terme. Dans le patriotisme économique, une des choses à mettre en avant, c’est la réciprocité. Chacun des pays joue les mêmes règles. Le patriotisme économique n’est pas la naïveté. Il faut aussi mettre des barrières aux règles extraterritoriales.
AJ : Comment la notion de patriotisme économique et les dispositifs de sécurité économique ont-ils évolué ?
P. D. : Jusqu’aux années 90, durant la guerre froide, de manières historique et conceptuelle, on protège « les poudres et canons » quand on parle de sécurité et de défense nationales. C’est l’armement qui est protégé. À partir des années 80-90, beaucoup des technologies, utilisées dans le militaire, ont eu des applications civiles, pour des raisons parfois pragmatiques. Comme les budgets militaires ont été réduits avec la fin de la guerre froide, les fournisseurs ont dû trouver des marchés. Ils ont développé des applications civiles de leur développement militaire. Pendant les trente ans de mondialisation, à partir des années 90, on s’est rendu compte que des entreprises étrangères rachetaient ces technologies, dites civiles, en réalité pour conduire des programmes militaires.
« Les entreprises aujourd’hui ne font pas que du business. Elles font parties d’un ensemble géopolitique et stratégique »
Par exemple, j’ai eu une discussion avec le dirigeant d’une entreprise bien connue spécialisée dans la fabrication de casserole. Cette société a développé son propre wok destiné au marché asiatique, avec un revêtement spécifique. Ce revêtement était issu du travail du Centre à l’énergie atomique (CEA). Il avait été développé pour obtenir un métal performant et stratégique face à la combustion. Alors que ce fabricant se faisait une joie de pénétrer le marché asiatique, les dirigeants ont compris à un moment que leurs interlocuteurs souhaitaient acquérir la technologie pour s’en servir dans la fabrication de missiles balistiques. Cet exemple de glissement correspond au cycle géopolitique. C’est bien de vouloir être dans la mondialisation. Mais si vous vendez la corde pour vous pendre, c’est problématique. Il faut savoir si on préfère réaliser un bénéfice à court terme, en vendant à un investisseur étranger, ou si on préfère créer les conditions d’un écosystème français ou européen, qui permet de maintenir une technologie propriétaire sur le territoire pour ne pas donner un avantage à une puissance étrangère. Les entreprises aujourd’hui ne font pas que du business. Elles font parties d’un ensemble géopolitique et stratégique.
AJ : Qu’est-ce qu’une entreprise ou un secteur stratégique, qui nécessite une protection face aux investisseurs étrangers ?
P. D. : Un secteur ou une entreprise stratégique correspond à ce que j’ai appelé la notion de technologie de souveraineté. C’est un ensemble de technologies, qui permet à un moment donné, à une nation ou à un pays, de maintenir les conditions de sa souveraineté, c’est-à-dire l’intégrité de son territoire, la forme de son gouvernement et la sauvegarde de sa population. Tout peut-être stratégique mais tout ne l’est donc pas sur ce plan. Cela suppose pour l’État de définir ce qui l’est. En France, on a une idée de ce qui est stratégique à travers la réglementation. Les décrets sur le contrôle des investissements étrangers donnent ainsi une liste de 29 secteurs stratégiques. Il y a celui de 2005 axé Défense nationale. En 2014, Arnaud Montebourg l’a conséquemment élargi à des secteurs plus vastes comme le transport, la communication, l’eau, ou bien encore la santé. En 2019, Bruno Le Maire a fait entrer les secteurs 2.0 et 3.0 avec des technologies précises. Après, dans la pratique, l’État a une vision plus large de la notion stratégique, notamment lorsque l’on regarde son portefeuille de participations dans les entreprises. Cela nécessite un travail de réflexion, qui ne soit pas uniquement juridique mais qui soit géopolitique. Dans la France de Colbert, la production de cordages de bateaux était stratégique. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Vous ne pouvez pas vous affranchir du contexte géopolitique.
AJ : Un mot sur l’aspect stratégique d’un dossier : le rachat de Carrefour par le distributeur canadien Couche-Tard. S’il n’y avait pas eu la crise sanitaire, cette opération aurait-elle pu aboutir ?
P. D. : Sur ce dossier, il y a trois niveaux de lecture : le juridique, l’institutionnel et le politique. D’abord, sur l’aspect juridique, la distribution de denrées alimentaires est jugée stratégique, on l’a vu pendant la crise de la Covid. L’histoire nous l’enseigne aussi à travers différentes crises, la révolution des printemps arabes est une crise du blé. L’alimentation peut ainsi remettre en cause la forme d’un gouvernement ou plus simplement la sécurité et l’ordre public. Par conséquent, le dossier Carrefour Couche-Tard était éligible à être contrôlé. Après ce n’est pas parce que le dossier est éligible au contrôle, qu’après instruction, il aurait été considéré comme une menace à la sécurité nationale française. Carrefour représente 25 % du marché. L’investisseur étranger est canadien, ce n’est pas un ennemi de la France. D’un point de vue institutionnel, au lieu de refuser avant l’examen du dossier, il aurait fallu réserver un traitement équitable à l’investisseur, en étudiant le cas et en présentant les considérations de l’État. Le ministre a dit tout de suite non. D’où la lecture politique du dossier. Bruno Le Maire a bien fait de refuser car il s’est enlevé un caillou de la chaussure. À un an de la présidentielle, vous n’avez pas le premier employeur de France qui passe sous contrôle étranger dans un contexte de crise économique qui plus est.
AJ : Qu’est-ce que le dispositif IEF, qui permet de contrôler les investissements étrangers en France ?
P. D. : Le dispositif Investissements étrangers en France (IEF) permet de contrôler la nature, l’origine et le secteur. La nature de l’opération permet de déterminer si vous prenez le contrôle de la société, si vous êtes un investisseur passif ou minoritaire. Pendant longtemps, vous étiez éligible si vous preniez 50 % d’une entreprise. Le seuil pour être contrôlé est maintenant abaissé à 25 % pour le coté et il a été abaissé à 10 % pendant la crise sanitaire. Il y a donc plus d’opérations qui font l’objet d’un contrôle. Dans le dispositif, de plus en plus de secteurs sont contrôlés. Puis, au lieu de dire c’est uniquement les pays en dehors de l’Union européenne, on considère aujourd’hui que toute entreprise y compris européenne est un investisseur étranger. Pour résumer en prenant une image, la zone de pêche (l’origine) et la taille du filet (les secteurs) ont augmenté et les mailles du filet (la nature) ont été resserrées.
AJ : Comment les normes françaises de sécurité économique s’articulent avec les normes européennes ?
P. D. : Quand l’Union européenne a été construite, les questions de Défense nationale, d’ordre public et de sécurité publique étaient du ressort des États membres. Il ne peut pas y avoir de contrôle des investissements étrangers à l’échelle européenne comme une compétence propre de celle-ci. Ce sont les États membres qui instruisent et décident, en dernier ressort, ce qui porte atteinte à leur sécurité nationale car c’est une question de souveraineté.
« L’Union européenne change de paradigme. La circulation des investissements ne seront plus regardés seulement au regard du droit de la concurrence »
De son côté, l’Union européenne doit veiller que cette dérogation à la liberté d’investissement ne soit pas du protectionnisme. Aujourd’hui, 14 États membres ont des dispositifs de contrôle, 13 n’en ont pas. En 2017, l’Union européenne, à l’initiative de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, a été saisie car les Allemands avaient vu les acquisitions chinoises triplées dans les secteurs stratégiques en 2016. Ces trois pays ont considéré que le territoire européen ne pouvait plus faire l’objet de prédation. Ils ont donc demandé un filtrage des investissements étrangers, via un règlement adopté le 19 mars 2019 et entré en vigueur le 11 octobre 2020. Pour qu’il y ait plus de coordination, la Commission européenne est devenu une sorte de commutateur qui va recevoir de la part des États membres des informations sur les opérations qui ont lieu sur leur territoire. Elle va ensuite les transmettre aux autres États membres et s’ils ont des questions sur l’opération, ils peuvent revenir vers la Commission européenne. C’est un centre de triage mais il n’y a pas d’instruction sauf si l’investissement touche à un projet propre de l’Union européenne comme Galiléo. Ce mécanisme de filtrage est incitatif. Mais, la crise sanitaire a provoqué un véritable aggiornamento, un changement de paradigme. Vous avez une communication de la commission du 26 mars 2020 en lien avec la crise sanitaire. La Covid a entraîné une crise économique qui a fait baisser le cours des entreprises et les a rendues fragiles en quelques semaines. Tout l’écosystème des entreprises est alors devenu vulnérable. Pour la Commission, les États membres sont ainsi fondés à protéger les sociétés stratégiques de prédation ou de rachat opportuniste dû à la crise. Elle a dans cet esprit encouragé l’abaissement des seuils. Les États membres peut ainsi contrôler un investissement à partir de 5 % de prise de participation sans que la Commission y trouve à redire. Elle change de paradigme. La circulation des investissements ne seront plus regardés seulement au regard du droit de la concurrence. Elle sera analysée du point de vue de la sécurité nationale et de l’autonomie stratégique. Toutes les fusions-acquisitions qui impliquent des investisseurs étrangers sont ainsi revisités.
AJ : Qu’est-ce que la crise sanitaire a changé par rapport à la sécurité économique ?
P. D. : La crise sanitaire a envoyé un message très clair à tous les acteurs du marché. Désormais, les opérations de fusion-acquisition dans les secteurs stratégiques doivent se structurer en intégrant la dimension « contrôle de sécurité nationale » ou « national security review ». Il y a eu plusieurs dispositifs comme le décret Montebourg en 2014 ou le FIRRMA américain en 2018 avant la crise. Mais finalement, tout le monde prenait cela à la légère, notamment la France.
« La crise sanitaire a montré crûment qu’on n’avait pas les industries qu’il fallait pour fournir des biens essentiels à la nation »
La crise sanitaire a montré crûment que du jour au lendemain, on n’avait pas les industries qu’il fallait pour fournir des biens essentiels à la nation. C’est l’exemple des masques. Avant cette crise, on ne s’inquiétait que de la chaîne de valeur (l’important c’était d’être fournie depuis n’importe quel endroit de la planète). Peu importe où étaient produits les biens. Avec cette crise sanitaire, on a pris conscience que le lieu de production est essentiel. Ensuite, il y a de nombreuses entreprises dont la valeur a chuté de 40 % du jour au lendemain. Quand vous regardez les cours de bourse en mars 2020, il y a un net pic vers le bas. Les sociétés étaient alors vulnérables. La question de leur protection s’est légitimement posée. 2020 renforce l’alerte sur la protection des secteurs stratégiques et marque le tournant dans le M&A. Désormais, l’État est autour de la table dans les opérations de fusion-acquisition.
Référence : AJU169640