« L’endettement record des entreprises en 2020 est à relativiser »
Dans le contexte de la crise sanitaire, l’endettement des entreprises, en France, a atteint des niveaux record. En 2020, il a progressé de 217 Mds€ pour atteindre un encours total brut de 1 888 Mds€. Cette situation de l’endettement est à nuancer par rapport à la crise et en fonction des secteurs d’activité. Malgré la situation sanitaire et l’incertitude, certaines entreprises ont fait face, en continuant à se financer. 165 Mds€ levés sur les marchés financiers en 2020. Une progression de 31 % par rapport à 2019. Une évolution faisant basculer de plus en plus le financement des entreprises, des banques vers les marchés financiers, avec un besoin important de renforcer les fonds propres. L’analyse et les explications de Karim Zine-Eddine, délégué général de l’Observatoire du financement des entreprises par le marché (OFEM).
Actu-Juridique : Quel bilan faites-vous du niveau de l’endettement des entreprises en France ?
Karim Zine-Eddine : L’arrêt brutal de l’économie française en mars 2020 a fortement impacté la structure financière d’un grand nombre d’entreprises. Les politiques de soutien mises en place ont été massives, efficaces et ont fortement augmenté l’endettement des entreprises. Cependant, le discours ambiant autour du mur de la dette et de l’endettement excessif des entreprises est à relativiser. En effet, en 2020 l’endettement brut des entreprises a augmenté de 217 Mds€, qui a porté l’encours brut d’endettement à 1 888 Mds€. Or, en parallèle, la trésorerie des entreprises a augmenté de 200 Mds€, soit un endettement net des entreprises d’à peine 17 Mds€, portant l’encours d’endettement net à 1 000 Mds€. Ceci nuance fortement l’analyse de l’endettement des entreprises. Certes il est important mais il nécessite une analyse plus fine, secteur par secteur et, au sein des secteurs, entreprise par entreprise. Ainsi si l’on prend par exemple les activités du CHR (café, hôtellerie, restauration) en général les secteurs de l’« économie physique », les entreprises ont été durement touchées. Leur niveau d’endettement a certainement augmenté. Puis d’autres secteurs, malgré l’arrêt de l’activité, ont pu continuer à se développer grâce à leur digitalisation. Le numérique a été un rempart face à l’endettement d’un certain nombre d’entreprises. Certaines ont même amélioré leur marge car leurs coûts de fonctionnement ont diminué.
AJ : Le niveau d’endettement des entreprises représente environ 90 % du PIB. Est-ce un niveau record ?
K. Z.-E. : C’est, en effet, un niveau jamais atteint. Cependant, il faut noter que les entreprises qui ont constitué de la trésorerie ne sont pas forcément celles qui ont augmenté leur endettement. Certaines ont même diminué leur endettement net, au regard de la structure de leur besoin en fonds de roulement. Certaines en bonne santé financière ont dû augmenter leur endettement par précaution, pour faire face au contexte d’incertitude lié à la crise. Selon une enquête de BPI France/Rexecode, 37 % des PME ayant souscrit un PGE déclarent ne pas l’avoir utilisé. A contrario, de nombreuses entreprises s’étant endettées pour faire face au choc de liquidité, ont vu leur trésorerie se détériorer. C’est pourquoi, ce niveau d’endettement record s’inscrit dans un contexte d’une crise inédite, qui a impacté les entreprises avec une grande hétérogénéité sectorielle et individuelle.
AJ : Certaines entreprises se sont-elles endettées, pendant la crise, pour investir dans des domaines porteurs comme le digital ?
K. Z.-E. : Ce fut certainement le cas ! Ce phénomène fait certainement partie des choses positives de la crise. Ceci pourrait représenter un levier utile pour préparer « le monde d’après », qui sera, celui de la transformation des entreprises. Les business model traditionnels dans de nombreux secteurs seront bousculés. Cette crise sera certainement celle de l’accélération de la digitalisation de l’économie française. Une digitalisation va se généraliser et concerner tous les pans de l’économie, plus aucun secteur, plus aucune entreprise, privée, comme publique, ne sera épargnée.
« Cette crise sera certainement celle de l’accélération de la digitalisation de l’économie française »
AJ : Cette situation est-elle inquiétante ?
K. Z.-E. : Je ne le pense pas ! Mais il faut la suivre de près notamment les secteurs durement touchés par la crise, qui n’ont pas connu le rebond grâce au digital. Ces sociétés vont très certainement souffrir, revoir leur business model et leur modèle de croissance dans les années à venir. Elles vont devoir intégrer le numérique, considérer une concurrence nouvelle. Qui aurait pu penser un jour qu’une compagnie aérienne va devoir prendre en compte l’impact des plateformes de visioconférence sur leurs activités voyages-d’affaires ? Par ailleurs, l’après Covid débutera par une forte croissance, comme nous en avions rarement connu. Cependant, il nous faudra être très attentif à donner à nos entreprises les moyens de poursuivre voire d’accélérer leur croissance.
« L’après Covid débutera par une forte croissance, comme nous en avions rarement connu »
Cette crise a aussi révélé que les entreprises françaises, en particulier les PME et les ETI, ont un besoin structurel de renforcer leurs fonds propres. La Banque de France estime ce besoin en fonds propres à 50 Mds€. Pour atteindre cette somme, il faut mobiliser beaucoup de solutions pour orienter l’épargne vers le financement des entreprises. Il nous faut renforcer les bilans de nos entreprises, pour qu’elles croissent et se développent. Cela dans le but de faire en sorte que le grand nombre de PME deviennent des ETI. L’objectif est de doubler dans les dix années à venir le nombre d’ETI en France.
AJ : Ce niveau d’endettement des entreprises va-t-il avoir des conséquences sur le financement des entreprises ?
K. Z.-E. : Le plan France relance tient compte de cette situation. Il y a un certain nombre de propositions qui sont sur la table. Le prêt participatif va être lancé courant mai. Il représente 20 Mds€. Ce dispositif s’adresse aux entreprises réalisant plus de 2 M€ de chiffre d’affaires. C’est un prêt sur 8 ans. On est donc sur du quasi fonds propres. Les sociétés trouveront des solutions. Pour les entreprises, qui ont atteint une taille plus importante, surtout celles engagées dans le secteur technologique, elles pourront se tourner vers le capital investissement pour lever des fonds et avoir cette expérience avec les marchés de capitaux. Elles peuvent faire entrer dans leur capital des acteurs financiers pour croître et à termes aller vers le financement boursier. La bourse est un bon levier pour lever massivement des capitaux et je pense notamment aux 50 Mds€ de fonds propres que j’ai évoqués. Les banques ne peuvent pas financer cette somme. Elles peuvent aller jusqu’à un certain niveau de dettes. Au-delà, il faut des acteurs plus spécialisés, notamment pour apporter ces capitaux propres.
AJ : Comment les entreprises françaises se financent-elles ?
K. Z.-E. : Le financement des entreprises françaises a pendant longtemps reposé sur le crédit bancaire. À partir de 2008, la part de l’endettement de marché s’est accéléré pour atteindre 36% des financements des entreprises, et pour concerner un nombre croissant de PME et ETI. À titre illustratif, selon la Banque de France, le financement obligataire pour les ETI est passé de 15 % en 2008 à 32 % en 2019. En revanche il est à noter que les PME restent structurellement dépendantes des crédits bancaires, dont la part dans leur endettement s’élevait à 85 % en 2019 et atteint 95 %, si l’on tient compte du crédit-bail.
AJ : Quel bilan faites-vous de la cote Euronext de Paris en 2020 ?
K. Z.-E. : Les marchés financiers et Euronext ont joué un rôle central durant la crise. Les marchés n’ont pas failli et ont permis à des entreprises de se financer, à la fois sur le marché secondaire des actions (augmentations de capital) ou sur le marché obligataire, malgré la baisse du nombre d’entreprises cotées. Sur les marchés de la dette, ils ont bien répondu aux besoins, avec 80 Mds€ levés sur les marchés obligataires. Dans le domaine des fonds propres, les levés de capitaux sur le primaire et le secondaire ont représenté 12 Mds€. C’est deux fois plus qu’en 2019. Globalement, la bourse a bien fonctionné même si certaines entreprises ont préféré le prêt garanti par l’État (PGE). On note également que les investisseurs individuels sont revenus sur les marchés après les avoirs abandonnés depuis plus d’une décennie. Les investisseurs institutionnels sont également revenus sur le compartiment des petites et moyennes valeurs, qui ont sur performé en 2020 les grandes valeurs. Les sociétés technologiques et à forte croissance, comme les biotech ont attiré les investisseurs, dans le contexte sanitaire actuel. La liquidité est donc revenue sur le marché ce qui est une bonne chose car elle créé un cercle vertueux d’attractivité du marché pour les investisseurs.
AJ : Pourquoi retrouve-t-on moins d’entreprises cotées entre 2020 et 2021 ?
K. Z.-E. : Plusieurs raisons expliquent la baisse du nombre d’entreprises cotées. D’abord, il est important de noter qu’il s’agit d’une tendance mondiale. Un certain nombre d’entreprises préférant le financement par le capital investissement, moins contraignant que la cotation boursière. Il y a également des dynamiques de marché, portées par les opérations de fusions acquisitions, il y a quelques faillites et enfin des entreprises qui souhaitent quitter la cote, souvent pour se renforcer et revenir quelques années plus tard.
AJ : Pourquoi les entreprises ont-elles continué à se financer malgré les incertitudes économiques liées à la crise sanitaire ?
K. Z.-E. : Contrairement à toutes les crises qu’on a pu connaître de 1929 à aujourd’hui, celle-ci est inédite, car du jour au lendemain, on a décidé d’arrêter l’économie et ceci au niveau mondial. Les crises, quelles soient économique, financière ou monétaire créent généralement une onde de choc qui touche l’économie dans son ensemble. Les carnets de commande se réduisent les revenus, les chiffres d’affaires et les marges suivent ensuite, créant un cercle vicieux, que les plans de relances, par des dépenses budgétaires et des politiques monétaires accommodantes tentent d’enrayer.
« Toutes les entreprises qui ont les moyens de poursuivre sont aujourd’hui dans une dynamique agressive, de volonté d’investissement et de développement »
La crise actuelle est différente. L’onde de choc n’a pas touché toute l’économie. Pour les secteurs digitalisés, la crise a été bénéfique et représente un véritable levier de croissance. Certaines entreprises ont même vu leurs marges s’améliorer et leur chiffre d’affaires progresser. Ces entreprises-là cherchent plutôt à lever des fonds pour poursuivre leur croissance. C’est plus difficile pour les entreprises qui ont été durement touchés par la crise, comme l’hôtellerie, la restauration ou le tourisme. Ces secteurs vont devoir se réinventer, trouver de nouveaux business model et donc auront besoins de capitaux importants pour se transformer. Comme indiqué précédemment, la croissance dans les années à venir va être totalement inédite, avec des entreprises qui vont devoir s’adapter et se transformer. Toutes les entreprises qui ont donc les moyens de poursuivre sont aujourd’hui dans une dynamique agressive, de volonté d’investissement et de développement.
Référence : AJU216452