Paris met le cap sur les ICO
Les entretiens annuels de l’AMF étaient consacrés cette année aux ICO (Initial Coin Offering), autrement dit les levées de fonds en crypto-actifs. La France est en train de se doter d’un encadrement réglementaire et fiscal attractif pour développer ce type d’opérations à Paris.
Dans les milieux financiers, on ne parle que d’elles en ce moment. Les ICO, Initial Coin Offerings, sont des levées de fonds réalisées par l’émission d’actifs numériques (nommés tokens) échangeables contre des crypto-monnaies durant la phase de démarrage d’un projet. Ce sont essentiellement les entreprises innovantes qui ont recours à ces opérations nées de la technologie de la blockchain. Les entretiens de l’AMF qui ont eu lieu le 13 novembre dernier y étaient exclusivement consacrés. L’occasion de faire le point sur ce nouveau type d’opérations financières.
Selon une étude réalisée par le régulateur en vue des entretiens annuels ce mode de financement demeure encore marginal. On estime que les ICO ont permis de lever dans le monde 22,2 milliards d’euros depuis 2014. Toutefois, on constate une accélération ces deux dernières années, principalement en 2017 et durant les trois premiers trimestres 2018 (respectivement 5,6 et 13,4 milliards d’euros). La majorité des ICO a eu lieu aux États-Unis (14 % des projets, 7,3 milliards de dollars levés). Viennent ensuite la Russie (7 % des projets, 2,3 milliards de dollars) et dans une moindre mesure Singapour (10 % des projets, 1,9 milliard de dollars). En Europe, la Suisse et le Royaume-Uni sont des pays privilégiés pour les ICO (respectivement 5 % et 9 % des projets, 1,7 et 1,1 milliards de dollars levés), de même que l’Estonie (5 % des projets, 594 millions de dollars levés). La France, quant à elle, ne représente que 89 millions d’euros.
Des opérations à risques multiples
Pour les investisseurs, participer au financement d’une ICO peut présenter trois catégories de risques, a mis en garde Benoît de Juvigny lors des Entretiens annuels. D’abord, des risques classiques comme dans toute opération financière, mais sans doute plus élevés dès lors que les ICO servent à financer des projets innovants au business model incertain. Pour y remédier, le régulateur entend inciter les initiateurs de ces opérations à effectuer un effort particulier de transparence et d’information. La deuxième catégorie de risques est de nature technologique : « en raison de la nouveauté de la technologie, le risque technologique ou opérationnel demeure important. Le risque de cyber-attaque (concernant principalement les plates-formes d’échange) ou de fraude sur l’identité de l’émetteur peut également entraîner un risque significatif de perte », note l’étude sur les ICO. Là encore un effort particulier sera demandé. Enfin, l’AMF est de plus en plus saisie de cas de fraudes. À ce titre, les crypto-actifs sont en passe de remplacer les fameuses escroqueries sur les options binaires, contre lesquelles l’AMF lutte depuis des années. L’étude met en garde par exemple sur le fait que certaines ICO se sont révélées être des fraudes, pour des raisons diverses (mauvaise gestion budgétaire, disparition des dirigeants et/ou employés, pyramide de Ponzi, etc.). Benoît de Juvigny a souligné que le service d’aide aux épargnants (Épargne Info Service) avait recensé 2 261 demandes liées aux crypto-actifs depuis le début de cette année pour un montant déclaré de 45 millions d’euros de pertes. À cela s’ajoute un risque élevé de dissimulation de l’origine des fonds et donc de blanchiment d’argent en raison de l’anonymat entourant les transactions.
Pas (encore) de menace sur la stabilité financière
Pour l’instant, les régulateurs mondiaux estiment que les volumes de transactions sont trop faibles pour engendrer des risques systémiques. Par ailleurs, il existe encore peu de liens entre ces acteurs et la finance traditionnelle, ce qui constitue une sécurité supplémentaire. Mais la situation évolue très vite. « Si les informations disponibles sur la qualité des investisseurs en ICO demeurent limitées, il semble que ceux-ci aient dépassé le cercle fermé de quelques spécialistes en technologie innovante. Quelques investisseurs institutionnels commencent à investir (hedge funds, capital-risque), et une base plus large d’investisseurs particuliers semble se développer dans certaines juridictions », note le rapport. Ce qui n’empêche pas la mobilisation de ces-derniers pour assurer une surveillance continue des risques macro-financiers potentiels pouvant découler des ICO et des crypto-actifs en général.
Une réglementation financière « incitative »
En France, c’est la loi PACTE qui va fixer le futur cadre réglementaire des ICO. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a déclaré lors des entretiens « Nous voulons et nous allons faire de Paris la première place financière en Europe ». Pour lui, on ne peut pas encadrer la nouvelle finance avec l’ancienne réglementation, notamment parce que la technologie qui la porte, à savoir la blockchain, exprime un affaiblissement de l’autorité centrale au profit d’une confiance nouvelle placée dans la multiplicité des acteurs. Dans ces conditions, et sachant qu’il est impossible semble-t-il d’interdire la réalisation de ces opérations, le défi en termes de réglementation consiste à offrir les conditions de la confiance sans pour autant paralyser les innovations. Le choix a été fait de proposer un cadre réglementaire optionnel. Si les acteurs de l’économie numérique ont tendance en effet à rejeter le monde traditionnel et en particulier ses règles, ils aperçoivent souvent assez vite la nécessité de se démarquer de leurs concurrents et de susciter la confiance dans des innovations souvent complexes. D’où l’intérêt d’une réglementation incitative, fondée sur une adhésion volontaire et agissant comme une sorte de label de bonnes pratiques.
C’est dans cet esprit que le projet de loi PACTE institue un nouveau régime de visa optionnel (article 26 du projet) pour les offres de tokens (ou jetons). Le texte commence par définir ce qu’est un jeton « tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ». Puis il énonce que tout émetteur peut solliciter un visa de l’AMF. Dans ce cas, il est alors soumis à un certain nombre d’obligations d’informations et de transparence précisées dans le texte. Les émetteurs qui solliciteront le visa seront soumis à la réglementation anti-blanchiment, auront un droit à l’ouverture d’un compte bancaire et seront inscrits sur une liste blanche. Par ailleurs, l’article 26 bis définit un statut de prestataire de services sur actifs numériques, par exemple pour les services de conservation ou encore les plates-formes de négociation, afin de créer un cadre de négociation sécurisé.
Un régime fiscal attractif
Anne Maréchal, directrice des affaires juridiques de l’AMF, a précisé lors des Entretiens que le règlement général de l’AMF était en cours de modification pour être prêt le plus vite possible lorsque la loi serait publiée. Le ministre a annoncé, quant à lui, qu’il allait compléter ce dispositif par des mesures fiscales adaptées : un prélèvement forfaitaire de 30 % sur les plus-values de cession (avec exonération sur les opérations de crypto-actifs à crypto-actifs), un abattement de 305 euros, et l’obligation de remplir une déclaration annuelle. Il a indiqué également que l’Autorité des normes comptables (ANC) présenterait d’ici la fin de l’année un règlement comptable dédié. « La France sera la première nation au monde à présenter un cadre réglementaire souple et attractif pour les crypto-actifs et la blockchain », a conclu Bruno Le Maire, soulignant qu’il entendait que ces nouveaux instruments soient mis au service de la finance verte, autrement dit de la finance relative à la transition énergétique. Un domaine où la France est leader mondial actuellement avec la Chine.
Cette réglementation incitative est instituée à titre de test, précise-t-on à l’AMF. Le régulateur prévient déjà qu’il se réserve la possibilité de réviser sa position si l’évolution des opérations l’impose. À ce stade, comment ne pas se souvenir de la leçon de la crise de 2008 : c’est à l’époque la complexité des produits financiers qui a été désignée comme en grande partie à l’origine de la catastrophe. Dix ans plus tard, des procédés plus complexes et plus opaques surgissent. Faute de pouvoir les interdire, on les régule à titre incitatif. Certes, ils ne sont pas systémiques encore, mais pour combien de temps ?