Brevets : la France vice-championne d’Europe
Bien que critiquée, la recherche française est restée innovante en 2020. Selon des données de l’Office européen des brevets, la France est le deuxième pays européen à avoir le plus déposé de demandes de brevets l’an dernier. François Herpe, avocat associé au sein du cabinet CVS Avocats et spécialiste du droit de la propriété intellectuelle, détaille ces données dans un contexte singulier, celui de la pandémie et du débat sur la levée des droits de propriété pour les vaccins anti-Covid.
Les Petites Affiches : La France est le deuxième pays européen à avoir le plus déposé de brevets en 2020. Les périodes de crise sont-elles propices à la recherche, bien que cela puisse être contre-intuitif ?
François Herpe : Les chiffres publiés par l’Office européen des brevets (OEB) témoignent de l’attractivité de l’Union européenne pour la protection des inventions, mais aussi de la vitalité d’innovation des entreprises de l’Union européenne (40 % des demandeurs), et notamment françaises. L’OEB a reçu, au cours de l’année passée, 180 250 demandes de brevets, un chiffre élevé et stable, avec une baisse 0,7 % seulement par rapport à 2019 qui était une année record. Ce qui, effectivement, pourrait paraître étonnant dans un contexte économique incertain.
Mais la recherche et l’innovation n’ont en réalité pas été impactées outre mesure par la crise du Covid-19, soutenues notamment par l’existence de dispositifs fiscaux avantageux, les mécanismes conjoncturels de soutien étatique, et aussi l’innovation de certains secteurs d’activité pour qui la crise est un accélérateur de transformation. Il faut cependant rester prudent, car la crise du Covid-19 a aussi conduit à l’arrêt ou à la réduction, dans d’autres secteurs d’activité, de programmes de recherche et d’investissement, qui se traduiront sans doute dans les chiffres des prochaines années.
LPA : Les chiffres pour la France sont tout de même étonnants au regard des polémiques sur les masques, le manque d’équipements, ou le raté du vaccin…
F.H. : Non car les sujets sont différents. Si l’on regarde les chiffres de plus près, on constate que des entreprises exposées, et parfois objets de critiques pendant la crise, restent compétitives dans la recherche et l’activité de dépôt. Sanofi par exemple a ainsi déposé 381 brevets l’an passé, se classant en cinquième position des déposants français. Les polémiques que vous évoquez n’ont pas de lien direct avec les activités ou programmes de recherche.
Par ailleurs, d’autres acteurs qui sont traditionnellement actifs dans l’activité de recherche et les demandes de brevets, ont continué à l’être en 2020, à l’image du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) qui est le premier du classement national avec 520 brevets déposés auprès de l’OEB. Cela montre aussi la solidité de la recherche publique puisque le CEA est un établissement de recherche publique, et l’INSERM est également bien placé. La dynamique française est ainsi positive en 2020, en croissance de 3,1 % sur un an avec un total de 10 554 dépôts de brevets. Cela fait de l’Hexagone le cinquième pays dans le classement des déposants, devant la Corée du Sud ou le Royaume-Uni, et derrière les États-Unis, l’Allemagne, le Japon et la Chine. Attention néanmoins à ne pas survaloriser ces données pour la France. L’augmentation de 2020 ne fait qu’effacer une baisse constatée en 2019, et si l’on compare ces chiffres sur plusieurs années, les chiffres sont globalement stables, la France représentant en gros 6 % du total des demandes de brevets.
Enfin, si l’on s’intéresse au champ d’activité des entreprises innovantes, nous constatons une évolution assez significative de la place prise par la science du vivant et du médical. Ainsi, les entreprises travaillant sur les technologies médicales ont déposé, l’an dernier, plus de 14 000 brevets auprès de l’OEB, en hausse de 2,6 % et sont ainsi premières de toutes les branches classées, devant désormais les télécommunications et les technologies informatiques. Pour la France, les dépôts de brevets pour des technologies médicales ont bondi en 2020 de 17,5 % en un an, et 22 % pour les brevets pharmaceutiques, ce qui témoigne incontestablement du dynamisme d’innovation de nos entreprises dans ce secteur. C’est aussi une donnée qui contredit les idées d’un déclin français dans ce secteur d’activité très exposé pendant la crise.
Ces chiffres sont donc positifs et encourageants, mais nous avons encore de belles marges de progression quand on voit que la France ne se classe que 13e en Europe pour le nombre de brevets par habitant : rapporté au nombre d’habitants, les pays nordiques déposent 2 à 3 fois plus de brevets que la France !
LPA : Un dépôt de brevet signifie-t-il une avancée technologique ou scientifique immédiate ?
F.H. : Un brevet reste l’accomplissement d’un long processus de recherches et traduit effectivement une avancée technologique. Immédiate ou pas, selon le degré de maturité de la technologie et de son industrialisation. Notons que l’obtention de brevets relève de procédures assez longues, et le fait de déposer une demande de brevet ne signifie pas toujours l’obtenir, car certains sont refusés par les offices, ou encore abandonnés faute d’arriver à convaincre sur l’innovation de l’invention concernée. La délivrance d’un brevet quel que soit le domaine d’activité visé peut prendre plusieurs années. C’est pour cela, par ailleurs, que les brevets pharmaceutiques peuvent bénéficier d’un certificat complémentaire de protection (CCP). Cet outil permet de prolonger la durée de vie d’un brevet de 5 ans, en compensation du temps nécessaire à l’obtention de l’autorisation de mise sur le marché des nouveaux médicaments.
En tout cas, la période que nous traversons est à bien des égards exceptionnelle. Et nous vivons en direct que tout s’accélère, y compris pour les vaccins rendus possibles en quelques mois quand il fallait des années il y a encore peu. La propriété intellectuelle n’échappe pas à ce mouvement.
LPA : Concrètement à quoi sert un brevet ? Quels droits sont ouverts par l’obtention d’un brevet ?
F.H. : Le brevet est un instrument juridique qui a pour objectif de récompenser, par une protection particulière et exclusive, la personne ou l’entreprise qui a fait l’effort d’investir pour mettre au point un produit ou un procédé nouveau et inventif qui répond à un problème préexistant. Avec un brevet, une entreprise peut ainsi conserver un monopole de 20 ans sur son invention, c’est-à-dire pour son exploitation, fabrication ou encore exportation. Le brevet protège ceux qui ont fait l’effort d’investir dans la recherche, dans un environnement évidemment de plus en plus concurrentiel. Avec le brevet et le monopole créé, il est ainsi possible de rentabiliser les investissements de recherche et développement qui ont été nécessaires à la création du produit ou du procédé.
Une demande de brevet peut être déposée en France auprès de l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI), ou auprès de l’OEB. Le brevet s’appliquera dès lors dans tout ou partie des pays adhérents à l’OEB. Le choix de l’un ou l’autre dépend des stratégies industrielles ou commerciales. Une petite PME française qui fabriquerait localement et n’exporterait pas de produits à l’étranger n’aurait pas d’intérêt, a priori, à déposer un brevet européen.
LPA : Juridiquement, est-il possible de lever les protections liées à l’obtention d’un brevet ? Certains réclament une levée des brevets sur les vaccins anti-Covid. Est-ce possible légalement ?
F.H. : Oui, c’est en partie possible. Il existe ce que l’on appelle en droit la « licence d’office ». Cette licence permet, dans des conditions assez strictes, de contraindre le titulaire du brevet à mettre son invention à la disposition de tiers pour répondre à des circonstances d’urgence, notamment sanitaires.
C’est l’article L. 613-16 du Code de la propriété intellectuelle qui en parle : « Si l’intérêt de la santé publique l’exige et à défaut d’accord amiable avec le titulaire du brevet, le ministre chargé de la Propriété industrielle peut, sur la demande du ministre chargé de la Santé publique, soumettre par arrêté au régime de la licence d’office tout brevet délivré pour un médicament, un dispositif médical, un dispositif médical de diagnostic in vitro, un produit thérapeutique annexe ; leur procédé d’obtention, un produit nécessaire à leur obtention ou un procédé de fabrication d’un tel produit ; une méthode de diagnostic ex vivo ».
L’outil juridique existe donc, avant le Covid d’ailleurs, mais n’a jamais été utilisé en France. C’est davantage un mécanisme de pression et de dissuasion, exploité en dernier recours, si des laboratoires par exemple, fixent un prix beaucoup trop élevé pour un traitement, n’arrivent pas à exploiter une technologie essentielle, ou ne respectent pas les termes d’un contrat. La menace « licence d’office » doit être brandie ou utilisée à bon escient, pour ne pas décourager la recherche.
La licence d’office est cependant, en l’état de la législation, limitée dans son champ d’application car elle s’applique à des brevets déjà délivrés. Un certain nombre de technologies liées au Covid n’en sont probablement pas à cette phase. Ceux qui réclament l’utilisation d’une telle licence estiment que les vaccins pour lutter contre la pandémie sont des biens essentiels à l’humanité qui ne peuvent pas, à cet égard, être appropriés par des entreprises privées. Sur le fond, cette idée, si elle est généreuse et compréhensible, est aussi antinomique avec la notion de propriété intellectuelle et contre-productive. Comme je vous l’expliquais, le brevet vise à récompenser l’effort de recherche, publique ou privée d’ailleurs, et donc à encourager cet effort. Sans les protections induites par le brevet, la recherche aurait-elle été conduite ? Aurait-elle été aussi rapide et efficace ? Rien n’est moins sûr.