La levée des brevets sur les vaccins anti-Covid : un débat tronqué entre droit, éthique et politique

Publié le 22/07/2021

Le 5 mai dernier, le président américain Joe Biden a soutenu la demande de l’Inde et de l’Afrique du Sud de « lever » les brevets portant sur les vaccins anti-Covid. Cette prise de position a été suivie par celle d’Emmanuel Macron et d’autres responsables politiques, saluant la décision américaine. L’Allemagne a, quant à elle, clairement précisé qu’elle ne souscrivait pas à la position américaine et l’Europe a annoncé être ouverte à la discussion. Si la mise en œuvre de modèles plus équitables que ceux existant à l’heure actuelle pour l’accès aux vaccins est sans aucun doute souhaitable, cet objectif ne nous semble pas pouvoir être atteint au moyen d’une « levée » des brevets dans le cadre de l’OMC. Bien au contraire, l’adoption d’une telle dérogation nécessite de longues négociations et un consensus qui est loin d’être acquis. De plus, cette dérogation se heurte à plusieurs obstacles juridiques tenant, pour les uns, au système des brevets lui-même, et pour les autres, au flou entourant la dérogation demandée.

Face à la pandémie de Covid-19 qui s’est répandue à l’échelle planétaire et à la course aux traitements qui s’est ensuivie, de nombreuses voix ont réclamé que les vaccins mis au point soient accessibles à tous et considérés comme un bien commun mondial1. La mise au point et la commercialisation de vaccins efficaces contre les formes graves de Covid-19 ont exacerbé les tensions entre les pays riches pouvant précommander des milliers de doses de vaccins et les autres, pour lesquels l’accès aux vaccins est beaucoup plus difficile. Cette inégalité est encore aggravée par le fait que la production de vaccins est insuffisante pour faire face à la demande mondiale.

Afin de pallier cette pénurie de traitements, des appels à renoncer aux brevets ont été lancés et ont fait l’objet d’une demande officielle de « levée » de la part de l’Inde et de l’Afrique du Sud à l’Organisation mondiale du commerce (OMC)2, rapidement rejointes par d’autres pays en développement. La pression mise sur les laboratoires pharmaceutiques produisant les vaccins et sur les pays riches sur le territoire desquels ces laboratoires sont implantés a connu une nouvelle poussée début mai 2021, à l’approche de la réunion du conseil général de l’OMC. Les demandes de « levée » des brevets ont été largement relayées par les médias et ont obtenu le soutien de personnalités, parmi lesquelles le docteur Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS, dans un article intitulé « Waive Covid vaccine patents to put world on war footing »3.

De façon surprenante, le président américain Joe Biden s’est, le 5 mai 2021, déclaré favorable à la « levée » de la propriété intellectuelle sur les vaccins anti-Covid, opérant un revirement par rapport à la position antérieure des États-Unis sur la question. La déclaration américaine a notamment été suivie de celle du président Emmanuel Macron, qui s’est dit ouvert à cette initiative. L’Union européenne, par la voix de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, s’est quant à elle dite « prête à discuter », alors qu’elle n’était pas favorable à cette option jusque-là.

La position américaine est cependant loin de faire l’unanimité, y compris aux États-Unis4. L’Allemagne a, dès le 6 mai 2021, opposé une fin de non-recevoir à la proposition américaine, qui est vue par beaucoup comme une opération de communication destinée à donner une image positive des États-Unis et conforter son leadership mondial, plutôt que comme une réelle volonté de favoriser l’accès à la propriété intellectuelle et aux vaccins5.

La question de la « levée » des brevets s’est invitée dans le débat public tout en demeurant très confuse pour une grande majorité de citoyens, la démagogie prenant le pas sur les règles de droit existant en la matière. Cet article se propose de revenir sur les principaux points de droit à même d’éclairer le débat relatif à la « levée » des brevets sur les vaccins et de mettre en évidence les difficultés soulevées par cette revendication, difficultés tenant à la fois au brevet lui-même (I) et au contenu de la dérogation demandée à l’OMC (II).

I – Les obstacles tenant au brevet

Le brevet est un titre délivré par un organisme public (l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) en France, ou United States Patent and Trademark Office (USPTO) aux États-Unis, etc.) ou une autorité reconnue par l’État (l’office européen des brevets par exemple), et qui octroie à son titulaire un droit exclusif d’exploitation de l’invention limité dans le temps (généralement 20 ans à compter du dépôt de la demande) et l’espace. À l’expiration du monopole d’exploitation, l’invention tombe dans le domaine public et peut être librement exploitée par tous. En France, les médicaments furent longtemps exclus de la brevetabilité, jusqu’à l’ordonnance n° 59-250 du 4 février 1959 créant le brevet spécial de médicament. La loi n° 78-742 du 13 juillet 1978 a aligné le droit français sur la convention sur le brevet européen de 1973 (CBE ou convention de Munich), intégrant le médicament dans le droit commun des brevets6. La brevetabilité du médicament est désormais reconnue dans la plupart des États, en application de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC, ou TRIPS en anglais), qui constitue l’annexe Propriété intellectuelle du traité de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce. Tous les pays membres de l’OMC sont en effet tenus de délivrer un brevet pour toute invention de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques, dès lors que les conditions de brevetabilité sont réunies.

Une justification traditionnelle du brevet est le « contrat social » conclu entre l’inventeur et la société : l’inventeur obtient un monopole attaché au brevet en échange de la divulgation de l’invention au public, et de l’enrichissement de la société par ces nouvelles connaissances techniques.

La « levée » des brevets sur les vaccins se heurte, en pratique, au caractère territorial du brevet (A) et à la description parfois insuffisante de l’invention (B).

A – La territorialité du brevet

Les prérogatives du titulaire du brevet sont soumises au principe de territorialité : le monopole d’exploitation n’est conféré que pour le territoire national pour lequel il a été délivré par l’autorité administrative. Ainsi, un brevet délivré par l’INPI n’aura d’effet que sur le territoire français, tandis qu’un brevet délivré par l’Office européen des brevets produira effet sur le territoire des 38 États qui en sont membres. Une personne qui souhaiterait bénéficier d’une protection dans différents États devra donc déposer ses brevets via un office national ou régional : les titres accordés seront juridiquement indépendants les uns des autres, bien que portant sur le même objet.

Le principe de territorialité a des conséquences, notamment en ce qui concerne la qualification de contrefaçon puisque seule l’atteinte au brevet réalisée sur le territoire de l’État ayant délivré le titre est constitutive d’un acte de contrefaçon. La « levée » des brevets serait donc également soumise aux limites spatiales des droits du titulaire du brevet, ce qui aurait pour conséquence d’envisager une « levée » État par État, en application de chaque loi nationale7.

Cette difficulté liée au principe de territorialité, même si elle n’est pas insurmontable, demanderait beaucoup de temps et ne tient pas compte de celle liée à la description de l’invention.

B – La description de l’invention

La description contenue dans la demande de brevet a une double fonction : la divulgation de l’invention et l’interprétation des revendications. C’est parce qu’elle rend l’invention publique et permet indirectement de délimiter le monopole d’exploitation attribué au titulaire du brevet que cette description doit être « suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter »8.

L’homme du métier est celui de la discipline industrielle à laquelle se pose le problème technique résolu par l’invention9. Ses connaissances et la description de l’invention doivent lui permettre de réaliser celle-ci. La description portera notamment sur la technique de fabrication du vaccin (1) et non sur le savoir-faire attaché à cette technique (2).

1 – La description de la technique utilisée

Il existe aujourd’hui quatre grands types de vaccins10. La première catégorie utilise le virus ou la bactérie porteur de la maladie mais l’inactive par différents moyens avant de l’injecter au patient. La deuxième catégorie utilise une version vivante mais affaiblie du virus. Le troisième type de vaccin utilise un virus sûr servant de vecteur auquel est greffée une protéine du virus contre lequel l’immunité doit être provoquée. Le quatrième type de vaccin consiste à injecter non pas le virus, mais des molécules d’acide ribonucléique (ARN) messager (ARNm) fabriquées en laboratoire. Cet ARN, encapsulé dans des particules de lipides, ordonne aux cellules de fabriquer une protéine spécifique du virus, ce qui fera réagir le système immunitaire qui produira alors des anticorps. L’ARN est ensuite éliminé par l’organisme en quelques jours.

Les vaccins développés contre la Covid-19 utilisent l’une ou l’autre de ces techniques. Les vaccins produits par AstraZeneca et par Janssen reposent sur un « vecteur viral non réplicatif » qui correspond à la troisième technique mentionnée ci-dessus, tandis que les vaccins produits par Pfizer/BioNTech ou Moderna utilisent la technologie de l’ARN messager.

Si les trois premières sont bien connues, la technique de l’ARNm est nouvelle et uniquement maîtrisée par certains laboratoires. C’est également celle qui est directement visée par le mouvement visant à « lever » les brevets sur les vaccins.

La « levée » d’un brevet serait de toute façon insuffisante pour permettre la fabrication de vaccins à ARNm. En effet, l’utilisation de cette technologie est dépendante de nombreux brevets, dont l’exploitant du vaccin n’est pas nécessairement titulaire mais dont il aura négocié une licence avec le propriétaire. Tel est le cas par exemple de brevets sur les méthodes de codage de l’ARNm ou sur le procédé de réalisation de la synthèse des protéines nécessaires au fonctionnement des cellules11. Il conviendrait donc d’identifier les différents brevets nécessaires à l’élaboration du vaccin et de « lever » les droits de propriété intellectuelle sur chacun d’eux, ce qui demanderait énormément de temps.

2 – L’exclusion du savoir-faire

Si l’invention doit nécessairement être décrite de manière suffisante dans la demande de brevet, cela n’implique pas que soient précisées les modalités optimales de sa réalisation. La description a pour but de donner un accès intellectuel à l’invention, qui relève du droit de brevet, et non un accès industriel à celle-ci, qui relève du savoir-faire12. Il est donc très fréquent que le déposant conserve secrètes certaines informations relevant de son savoir-faire, comme les antigènes ou les adjuvants utilisés pour le vaccin. Le parallèle entre le brevet et la recette est souvent mis en avant : le brevet ne constitue que la recette du plat, mais ne dit rien sur le coup de main ou l’expérience de celui qui va la réaliser. La technique de l’ARNm est un processus complexe développé sur plus d’une décennie par les laboratoires, dont toutes les étapes doivent être exécutées de façon précise, sur des sites adaptés et par un personnel expérimenté.

La « levée » des brevets ne permettrait donc pas nécessairement à des tiers de fabriquer des produits de qualité et d’efficacité identique à celles des vaccins produits par les titulaires de brevets. Qui plus est, il existe une forte tension sur les matières premières nécessaires à la fabrication des vaccins, plus de 100 ingrédients étant nécessaires à leur élaboration. Les quantités de doses à produire illustrent bien le défi logistique lancé aux laboratoires : en 2018, tous vaccins confondus, la demande mondiale s’élevait à 3,5 milliards de doses ; en 2021, la seule demande de vaccins contre la Covid-19 pourrait atteindre 12 milliards de doses13. Ces difficultés sont encore amplifiées pour les vaccins qui doivent être conservés à des températures ultra-basses.

Ces limites tenant au titre de brevet lui-même ne sont que l’un des nombreux points soulevés par la demande de « levée » des brevets, dont le contenu reste très flou.

La levée des brevets sur les vaccins anti-Covid : un débat tronqué entre droit, éthique et politique
Photo : AdobeStock/JeaLuc

II – Les obstacles tenant au contenu de la dérogation demandée

Le droit international applicable en matière de propriété intellectuelle ne connaît pas la notion de « levée » des brevets, ce qui pose la question du contenu de la dérogation initialement réclamée par l’Inde et l’Afrique du Sud, rejoints par de nombreux pays en développement.

Le terme même de dérogation est suffisamment large pour englober tout type de limitation apportée aux droits exclusifs du titulaire du brevet. L’accord ADPIC prévoit des limites à l’exclusivité attachée au brevet pour des raisons d’intérêt général, dont la santé publique est un composant, mais ces limitations sont soumises à un certain nombre de conditions. La proposition de dérogation soulève nombre de questions, dont deux en particulier ont retenu notre attention : pourquoi ne pas recourir au système de la licence d’office tel que prévu dans les accords ADPIC (A), et quelle serait la forme juridique empruntée par la « levée » des brevets (B) ?

A – Le rejet de la licence d’office prévue par l’accord ADPIC

La licence de brevet constitue l’outil privilégié de la circulation des inventions et des innovations14. Elle peut se définir comme un contrat de louage par lequel le titulaire d’un brevet concède à un tiers, en tout ou partie, la jouissance de son droit d’exploitation, moyennant le paiement d’une redevance15. En tant que propriétaire, le titulaire du brevet est donc libre de conclure la licence avec la personne de son choix. Toutefois, la liberté de choisir son contractant peut être limitée dans certains cas prévus par la loi, qui autorise les licences d’office.

La licence d’office est une licence forcée, permettant à un tiers, à certaines conditions, de pouvoir légalement exploiter un brevet sans l’autorisation de son titulaire. En France, la licence d’office est une licence à caractère administratif, ce qui la distingue de la licence obligatoire, à caractère judiciaire16. L’article L. 613-16 du Code de la propriété intellectuelle prévoit la possibilité de licences d’office dans l’intérêt de la santé publique17, tout comme l’accord ADPIC. Ce dernier texte n’utilise pas le terme de « licence obligatoire » ou « licence d’office » mais l’expression « utilisations sans autorisation du détenteur du droit »18, et ne limite pas les raisons pour lesquelles les licences forcées pourraient être accordées. L’accord ADPIC distingue deux sortes de licences d’office selon leurs bénéficiaires : la licence d’office à destination du marché intérieur de l’État membre concerné, prévue à l’article 31 (1), et la licence d’office destinée à l’exportation de produits pharmaceutiques vers des pays dont les capacités de production sont insuffisantes, prévue à l’article 31 bis (2).

1 – La licence d’office de l’article 31 de l’accord ADPIC

L’exception aux droits exclusifs du brevet prévue à l’article 31 est soumise à plusieurs conditions cumulatives : une négociation antérieure qui a échoué avec le titulaire du brevet ou une situation d’urgence nationale permettant de passer outre la phase de négociation ; une portée et une durée d’utilisation limitées aux fins auxquelles la licence a été autorisée ; une licence non exclusive et incessible ; une licence ayant principalement pour objectif l’approvisionnement du marché intérieur de l’État membre qui l’a autorisée et une rémunération adéquate du titulaire du brevet, liée à la valeur économique de l’autorisation.

Le système des licences d’office ainsi conçu suppose que les pays qui y ont recours disposent de capacités de production suffisantes et de personnel qualifié. Il n’est pas adapté à la situation de pays dépourvus de capacités de production et connaissant des problèmes de santé importants, ceux-ci ne pouvant, par ailleurs, pas s’approvisionner auprès d’autres pays puisque les licences d’office initialement prévues dans les accords ADPIC sont réservées à l’approvisionnement du marché intérieur de l’État qui les a autorisées.

Une autre catégorie de licences d’office a alors été envisagée.

2 – La licence d’office de l’article 31 bis de l’accord ADPIC

Les membres de l’OMC ont été conduits à mettre en place un mécanisme facilitant l’accès des pays les plus pauvres à des médicaments couverts par un brevet en assouplissant le système des licences d’office. Ce fut l’objectif de la décision de l’OMC prise à Doha (déclaration de Doha) le 30 août 2003, par laquelle les États membres ont supprimé la condition subordonnant l’obtention d’une licence d’office à l’approvisionnement du marché intérieur, permettant ainsi à des pays fabriquant des médicaments sous licence d’office de les exporter vers des pays ne disposant pas de capacités de production suffisantes. Cet amendement à l’accord sur les ADPIC est entré en vigueur le 23 janvier 201719 et fait l’objet d’un article 31 bis ajouté en annexe à l’accord20. Le système mis en œuvre reste cependant assez complexe et soumis à des conditions tenant à la fois aux parties, à la situation sanitaire, aux produits pharmaceutiques et à la licence proprement dite21.

Le système des licences d’office prévu aux articles 31 et 31 bis de l’ADPIC, bien que complexe, serait donc suffisant pour permettre l’accès de certains pays aux traitements contre la Covid-19, pour peu que ce système fonctionne efficacement.

Par ailleurs, dans un communiqué du 8 octobre 2020, le laboratoire Moderna s’est engagé à ne pas opposer ses brevets à ceux qui souhaiteraient fabriquer le vaccin pendant la pandémie, et a fourni la liste des brevets sur son vaccin à ARNm. Il a également ouvert la porte à la conclusion de licences pour la période post-pandémie22.

B – La nature juridique de la dérogation

Dans leur communication à l’OMC, l’Inde et l’Afrique du Sud déclarent que, « compte tenu du contexte actuel d’urgence mondiale, il est important que les membres de l’OMC travaillent ensemble pour faire en sorte que les droits de propriété intellectuelle tels que les brevets, les dessins et modèles industriels, le droit d’auteur et la protection des renseignements non divulgués ne créent pas d’obstacles à l’accès en temps utile à des produits médicaux abordables, y compris les vaccins et les médicaments, ni à l’intensification de la recherche, du développement, de la fabrication et de la fourniture de produits médicaux essentiels pour lutter contre la Covid-19 », ciblant ainsi l’ensemble des droits de propriété intellectuelle et le secret, et pas uniquement les brevets portant sur un médicament. Le périmètre de la dérogation a été très légèrement réduit dans le projet de décision de l’OMC puisque celui-ci en exclut les droits des artistes-interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion23. Si l’on ne peut que se féliciter de cette exclusion, on peut légitimement se demander pourquoi il n’en va pas de même pour le droit d’auteur et en quoi celui-ci crée un obstacle à l’accès aux vaccins.

Ces revendications sont à rapprocher de l’article 30 de l’accord ADPIC qui dispose que « les Membres pourront prévoir des exceptions limitées aux droits exclusifs conférés par un brevet, à condition que celles-ci ne portent pas atteinte de manière injustifiée à l’exploitation normale du brevet ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du brevet, compte tenu des intérêts légitimes des tiers ».

L’article 30 met l’accent sur l’équilibre qui doit être recherché entre les objectifs poursuivis, tels que la protection de la santé publique, et les atteintes portées aux droits du titulaire du brevet. Même lorsqu’une licence d’office est accordée, cet équilibre est respecté dans la mesure où le bénéficiaire du brevet conserve celui-ci et la possibilité de l’exploiter, et perçoit une rémunération adaptée à la valeur économique de l’autorisation24. Or, la demande de dérogation portée devant l’OMC ne dit rien sur la façon dont la « levée » des brevets pourrait se traduire juridiquement. Plusieurs possibilités peuvent alors être envisagées : une licence d’office assouplie (1) ou l’expropriation temporaire du droit de brevet (2).

1 – Une licence d’office assouplie

Tout d’abord, la dérogation pourrait ne constituer qu’un assouplissement des conditions d’accès aux licences d’office. La dérogation constituerait alors une sorte de licence d’office « collective », évitant à chaque État d’agir au niveau national. Dans ce cas, le breveté conserverait ses droits sur le brevet et percevrait une rémunération qui devrait rester proportionnelle à l’exploitation de l’invention par chaque État et non devenir une indemnisation collective, qui serait déconnectée de la valeur économique de la licence.

Le principe d’une rémunération semble aller de soi pour le directeur de l’OMS, qui fait le rapprochement avec les licences d’office octroyées par certains pays pour la fabrication de médicaments contre le VIH25, mais il n’y est fait référence nulle part dans la demande de dérogation.

2 – L’expropriation temporaire du droit de brevet

La dérogation pourrait ensuite prendre la forme d’une suspension des droits de brevet pendant une durée limitée. Les termes de la communication publiée par l’Inde et l’Afrique du Sud ainsi que ceux du projet de décision soumis à l’OMC semblent aller dans ce sens26 sans toutefois préciser la durée de la suspension, les critères permettant d’y mettre fin ou l’autorité chargée d’affirmer que l’immunité collective mondiale est atteinte. Cette deuxième interprétation équivaudrait alors à une expropriation temporaire du droit au préjudice du titulaire du brevet. Une telle remise en cause des droits de propriété intellectuelle supposerait de revenir sur un certain nombre de textes internationaux et nationaux qui reconnaissent la protection de la propriété privée, à laquelle est rattachée la propriété intellectuelle. En France, le droit de propriété est affirmé à l’article 17 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 178927 et fait l’objet d’une protection constitutionnelle, les droits de propriété intellectuelle n’en étant qu’un élément28. Au niveau européen, la propriété est considérée comme un droit fondamental par le protocole n° 1 à la convention européenne des droits de l’Homme29 et par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dont l’article 17 fait expressément référence à la propriété intellectuelle30.

Au niveau international, la déclaration universelle des droits de l’Homme reconnaît également le droit de propriété31.

L’attachement d’une grande partie des membres de l’OMC au principe de propriété privée et à la propriété intellectuelle, ainsi que le flou des modalités concernant la dérogation demandée ne laisse pas présager d’un consensus sur la question dans un délai raisonnable, de telles dérogations devant être acceptées par les trois quarts des membres de l’OMC32.

Une expropriation des droits de brevet devrait également faire l’objet d’une indemnisation adéquate et effective, conformément au droit international. Reste alors à déterminer les modalités de l’indemnisation et la part de chaque État bénéficiaire de la dérogation dans celle-ci.

Pour conclure, à la lecture des différentes opinions exprimées dans les journaux et sur les réseaux sociaux, la suspension, voire la suppression du droit de brevet33, semble avoir la faveur d’un certain nombre d’organisations et d’associations, faisant œuvre de démagogie à défaut de sens pratique.

Ainsi, on peut notamment lire que « pour être accessible à tous, les vaccins doivent être libres de tout brevet. Ils doivent être du domaine public. Ceci permettra aux gouvernements, aux fondations, aux organisations caritatives, aux philanthropes et aux entreprises sociales et solidaires (c’est-à-dire les entreprises créées pour résoudre les problèmes des gens sans en tirer profit) de le produire et/ou le distribuer partout dans le monde »34, comme si toutes les entreprises sociales et solidaires disposaient des moyens techniques et humains pour produire des vaccins à grande échelle ! D’autres militent pour que les vaccins anti-Covid soient considérés comme des « biens communs de l’humanité » ou des « biens publics mondiaux »35, ce qui traduit clairement une méconnaissance de ce qu’est un bien commun/bien public, ainsi que les modalités de sa gestion.

Entre la suspension ou la suppression des brevets, l’accès aux vaccins gratuits pour tous ou le vaccin anti-Covid comme bien public/bien commun, on ne sait plus trop ce qui est attendu par les signataires de ces appels, hormis la remise en cause des droits de propriété intellectuelle.

Nous ne pouvons qu’être d’accord avec l’objectif d’une plus grande équité dans l’accès aux vaccins et la nécessité d’augmenter leur production afin d’en assurer une meilleure distribution. Il faut cependant choisir le bon instrument pour parvenir à ce résultat et il nous semble que la suspension ou la suppression des brevets ne l’est pas : l’accès aux brevets des vaccins, ce n’est pas l’accès aux vaccins. Il conviendrait sans doute de développer le dispositif COVAX, mis en place en 2020 sous l’égide de l’OMS et de l’Alliance globale pour les vaccins et l’immunisation (GAVI), dont l’objectif est de fournir des vaccins contre la Covid-19 à tous les pays, quel que soit leur niveau de revenu. Le dispositif COVAX est bâti sur un principe de solidarité internationale et comporte un mécanisme de financement permettant à des pays à faibles et moyens revenus d’avoir accès aux vaccins gratuitement36. Le mécanisme est cependant très dépendant des capacités de l’Inde à produire des vaccins. Or face à une pénurie de matières premières et à une situation sanitaire chaotique, le premier producteur de vaccins au monde ne peut plus assurer ses objectifs de livraison37. Une autre modalité de contribution au système COVAX est de partager les doses déjà achetées, comme l’a fait la France, le 23 avril 2021, en allouant 105 600 doses du vaccin AstraZeneca à la Mauritanie.

Si les textes actuels, en particulier l’accord ADPIC, ne sont plus adaptés aux exigences d’une pandémie telle qu’on la connaît aujourd’hui, il convient de les modifier de façon concertée et sereine. Procéder à des adaptations et des interprétations dont on ne connaît ni les modalités ni les finalités véritables ne peut que conduire à une insécurité juridique préjudiciable à l’ensemble des acteurs, et aux patients en premier lieu.

Notes de bas de pages

  • 1.
    « OPEN LETTER : Uniting Behind A People’s Vaccine Against COVID-19 », disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/iR4AvV.
  • 2.
    « Communication de l’Inde et de l’Afrique du Sud », OMC, Conseil des aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, 2 oct. 2020, IP/C/W/669.
  • 3.
    « Waive Covid vaccine patents to put world on war footing », Tedros Adhanom Ghebreyesus, World Health Organization, disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/SJLwNO.
  • 4.
    A. Santos Rutschman et J. Barnes-Weise, « The COVID-19 Vaccine Patent Waiver : The Wrong Tool for the Right Goal », Bill of Health, disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/7Z_udV.
  • 5.
    « L’Allemagne s’oppose à la levée des brevets sur les vaccins contre le Covid-19 », Courrier international, disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/aKAbGU.
  • 6.
    Sur la brevetabilité du médicament, v. aussi J. Azema, « Médicament et brevet », JCl. Brevets, fasc. 4280.
  • 7.
    Sur le principe de territorialité, v. N. Bouche, Le principe de territorialité de la propriété intellectuelle, 2002, L’Harmattan.
  • 8.
    CPI, art. L. 612-5, al. 1 ; CBE, art. 83.
  • 9.
    J. Azema et J.-C. Galloux, Droit de la propriété industrielle, 8e éd., 2017, Dalloz, n° 344.
  • 10.
    OMS, « Les différents types de vaccins contre la COVID-19 », disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/DcjBsO.
  • 11.
    L. Millot et F. Pochart, « L’ineptie du débat sur les licences d’office et la levée des brevets », Dalloz actualité, 12 avr. 2021.
  • 12.
    J. Schmidt, L’invention protégée après la loi du 2 janvier 1968, 1972, Librairies techniques, p. 17.
  • 13.
    S. Chodorge, « Se fournir en matières premières, la vraie bataille des vaccins contre le Covid-19 », L’Usine nouvelle, disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/LH0W-c.
  • 14.
    A. Abello, La licence, instrument de régulation des droits de propriété intellectuelle, 2008, LGDJ.
  • 15.
    J. Azema et J.-C. Galloux, Droit de la propriété industrielle, 8e éd., 2017, Dalloz, n° 344, § 618.
  • 16.
    J. Azema et J.-C. Galloux, Droit de la propriété industrielle, 8e éd., 2017, Dalloz, n° 344, § 669 et s.
  • 17.
    E. Berthet, M. Dhenne et L. Vial, « COVID-19 : Comment mettre en œuvre la licence d’office », 2020, éditions de Boufflers, HAL ; « Projet de document de référence sur l’exception relative à la concession de licences obligatoires », OMPI, Comité permanent du droit des brevets, 30e session, 21 mai 2019.
  • 18.
    L’article 31 s’appuie sur les dispositions de l’article 5A de la convention de Paris, qui reconnaît à ses membres le droit d’autoriser la concession de licences obligatoires.
  • 19.
    OMC, « Modification des règles de l’OMC en matière de propriété intellectuelle afin de faciliter l’accès des pays pauvres à des médicaments abordables », disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/_hP1eA.
  • 20.
    OMC, « Amendement de l’accord sur les ADPIC », disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/RjJ1Pk.
  • 21.
    J. Azema et J.-C. Galloux, Droit de la propriété industrielle, 8e éd., 2017, Dalloz, n° 344, § 689 et s.
  • 22.
    Moderna, « Statement by Moderna on Intellectual Property Matters during the COVID-19 Pandemic », disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/RjJ1Pk.
  • 23.
    Ces catégories correspondent à une partie des droits voisins existant en droit français.
  • 24.
    ADPIC, art. 31-d) et h).
  • 25.
    « Like during the HIV crisis or in a war, companies will be paid royalties for the products they manufacture », « Waive Covid vaccine patents to put world on war footing », Tedros Adhanom Ghebreyesus, World Health Organization, disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/SJLwNO.
  • 26.
    Communication de l’Inde et de l’Afrique du Sud, pt 13 : « La dérogation devrait être maintenue jusqu’à ce qu’une vaccination largement répandue soit en place à l’échelle mondiale et que la majorité de la population mondiale soit immunisée, de sorte que nous proposons une durée initiale de [X] ans à compter de la date d’adoption de la dérogation » ; Projet de décision, OMC, « Conseil des aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce », 2 oct. 2020, IP/C/W/669, pt 1 : « Les obligations des Membres […] feront l’objet d’une dérogation en ce qui concerne la prévention, l’endiguement ou le traitement de la COVD-19 pendant [X] ans à compter de la décision du Conseil général ».
  • 27.
    « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».
  • 28.
    Cons. const., 8 janv. 1991, n° 90-283 DC ; AJDA 1991, p. 382, note P. Wachsmann – Cons. const., 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC : D. 2006, p. 2157, chron. C. Castets-Renard.
  • 29.
    « Protection de la propriété : Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
  • 30.
    « 1. Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte. L’usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général. 2.  La propriété intellectuelle est protégée ».
  • 31.
    Art. 17 : « 1. Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété. 2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété ».
  • 32.
    Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, art. IX, § 3. En mai 2021, l’OMC comptait 164 membres, ce qui place la majorité des trois quarts à 123 États.
  • 33.
    M. Raffini, « L’Afrique du Sud et l’Inde proposent la fin des brevets sur les vaccins en temps de pandémie », Témoignages, disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/YCKsT_.
  • 34.
    C. Belzung et a., « Appel pour un futur vaccin contre le Covid-19 libre de tout brevet ! », Progressistes, disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/rT-hex.
  • 35.
    F. Euvé, « Le vaccin comme bien commun », mars 2021, Études, p. 5-6, disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/hqxC7_ ; Initiative citoyenne européenne, « Face au Covid-19 tout le monde mérite protection. Pas de profit sur la pandémie », disponible à l’adresse suivante : https://noprofitonpandemic.eu/fr/.
  • 36.
    190 États ainsi que des acteurs privés tels que des laboratoires, des fondations, des agences de recherche sont impliqués dans le programme COVAX. L’ensemble de ces acteurs a ainsi contribué pour plus de deux milliards de dollars en 2020. En mai 2021, les donateurs les plus importants à COVAX sont les États-Unis (environ 2,1 milliards d’euros), l’Allemagne (820 millions), le Royaume-Uni (623 millions), la Commission européenne (400 millions), la Suède (202 millions), le Japon (170 millions), le Canada (167 millions), la fondation Bill-et-Melinda-Gates (132 millions), l’Arabie Saoudite (129 millions) et la France (100 millions d’euros).
  • 37.
    Le gouvernement indien et le Serum Institute of India ont décidé de concentrer leurs efforts sur la crise sanitaire interne et ont suspendu les exportations du vaccin AstraZeneca début avril ; A. Rousset, « Vaccins : les difficultés de l’Inde menacent le système Covax », Les Échos, disponible à l’adresse suivante : https://lext.so/lKL6yJ.
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