Pokémon GO et le droit : quel cadre juridique pour la réalité augmentée ?

Publié le 18/08/2017

Loin d’être un simple jeu ou phénomène de mode, Pokémon GO a fait irruption dans nos vies. Le premier jeu de réalité augmentée à occuper l’espace physique à l’échelle mondiale marque sans nul doute une rupture dans l’univers du jeu mais aussi dans notre conception de notre environnement. L’arrivée sur le marché d’un jeu d’une telle envergure spatiale, installé « gratuitement » sur nos smartphones, n’est pas sans poser de questions sociales, économiques, juridiques et éthiques.

L’objectif des contributions ici réunies – issues d’un colloque organisé le 15 décembre 2016 au sein de la Faculté de droit de l’université Toulouse 1 Capitole, organisé par le Groupe de recherche toulousain en droit du numérique (GRTDN) – est d’effectuer la première étude d’ensemble en France sur le statut juridique de ce jeu vidéo, et plus généralement, de s’interroger sur le cadre juridique et éthique de la réalité augmentée. Dans un contexte de réformes récemment adoptées ou attendues en droit national et européen, il s’agit de tracer des perspectives sur une thématique qui soulève des problématiques juridiques fondamentales tout en les renouvelant en profondeur – mutation du droit de propriété, préservation de l’ordre public, protection des consommateurs (1re partie). Ces notions fondamentales du droit privé et public ne sont pas seules à être questionnées. Apparaissent également de nouveaux enjeux de ce secteur clé de l’économie numérique tenant à la protection des données personnelles, à la cybersécurité ou encore à la redéfinition des modes de régulation (2e partie). Nul doute que la réflexion soit encore en germe ; ces contributions en posent les premiers jalons.

1RE PARTIE : LES JEUX VIDÉO ET LA RÉALITÉ AUGMENTÉE : LE RENOUVELLEMENT D’ENJEUX JURIDIQUES TRADITIONNELS

1. La cible chassée dans Pokémon GO : Pikachu ou le joueur ? La collecte de données personnelles à l’épreuve des jeux de réalité augmentée

La suspicion s’impose lorsque l’ambiguïté est cultivée. Suivant cet enseignement, le joueur de Pokémon GO qui désire connaître les modalités de collecte et d’utilisation des données personnelles qui le concernent peut être méfiant. Une fois les conditions générales d’utilisation applicables trouvées, celles-ci se révèlent en effet pour certaines contradictoires, pour d’autres incertaines, voire même inintelligibles.

À l’étude, il s’avère en effet exister deux politiques de confidentialité : celle de la société Niantic qui développe le jeu1 et celle de l’entreprise The Pokémon Company Inc. qui détient les droits de propriété intellectuelle sur tout ce qui attrait à la marque Pokémon2 et qui possède une partie du capital de Niantic. À laquelle le joueur doit-il se référer dans la mesure où leur lecture laisse transparaître des divergences ? La prudence conduit à conclure que les données personnelles des joueurs sont recueillies et traitées par les deux entités. Le joueur ne semble jamais en être clairement informé alors même que l’exercice plein et entier des droits qu’il possède en vertu des réglementations applicables en matière de protection des données devrait se faire à l’encontre de Niantic et de The Pokémon Company Inc. Déjà à ce stade de l’analyse, l’obligation de clarté, de loyauté et de transparence due à tout consommateur souffre considérablement.

L’analyse comparée des deux politiques de confidentialité permet d’aboutir à cette même conclusion. Certaines clauses suscitent des problèmes majeurs, notamment en matière de transfert de données hors de l’Union européenne et de quantité de données collectées.

Concernant le premier point, Niantic indique que des données sont transférées vers des pays « où les lois sur la confidentialité pourraient ne pas être aussi protectrices » que celles du pays de résidence du joueur. Il n’est en revanche jamais précisé le fondement légal à de tels transferts. Quant à The Pokémon Company Inc., elle se réfère aux principes du Safe Harbor pour légitimer les transferts de données aux États-Unis. Or, l’accord Safe Harbor a été invalidé par la CJUE dans un arrêt Schrems du 6 octobre 20153 en raison de la faiblesse du niveau de protection des données assuré. Il a depuis été remplacé par le Privacy Shield, lequel fait d’ores et déjà l’objet de vives critiques. Il faut en déduire que le transfert opéré par The Pokémon Company Inc. est purement et simplement illégal.

Concernant le second point, la lecture des politiques de confidentialité aboutit à l’idée que la moindre action opérée sur l’application Pokémon GO conduit à la collecte de données personnelles que ce soit par le biais des informations postées par le joueur lui-même ou encore par le biais d’outils technologiques tels que les cookies ou les pixels invisibles. À cet égard, se pose la question du respect du principe de proportionnalité, lequel postule que ne peuvent être collectées que les données personnelles indispensables pour atteindre la finalité escomptée. Les garde-fous qui auraient dû contenir la collecte des données n’ont en effet pas joué leur office dans le cadre du jeu Pokémon GO. Premièrement, aucune limitation stricte de conservation des données dans le temps n’a été fixée. Deuxièmement, le droit de suppression des données accordé au joueur est subordonné à la vérification de la légitimité de la demande par The Pokémon Company Inc. L’efficacité de ce droit dépend donc de l’appréciation du responsable de traitement dont les intérêts sont à l’opposé de ceux des joueurs. Troisièmement, la multiplication du nombre de finalités conduit inévitablement à la possibilité de collecter une masse plus importante de données. Sur ce point, il est possible de se demander si la stratégie consistant à multiplier les finalités ne va pas à l’encontre de l’esprit même de la législation en matière de protection des données. Ne faudrait-il pas mettre en œuvre autant de traitements que de finalités ? De cette façon, il ne serait pas possible d’interconnecter les différentes données personnelles. Enfin, quatrièmement, l’acceptation du profilage en tant que finalité par le règlement européen du 27 avril 20164 aboutit à ce que la collecte puisse concerner les données permettant de cibler finement le joueur, autrement dit toutes les données relatives au joueur. Le principe de proportionnalité ou encore de minimisation se révèle complètement battu en brèche et finalement, n’est-ce pas toute la structure du système de protection européen des données personnelles qui semble ici être mise à mal en même temps que le principe de proportionnalité ?

Cette exploitation massive des données personnelles des joueurs semble trouver sa justification dans des motivations économiques. Les termes du brevet déposé pour le jeu Ingress sur lequel se base Pokémon GO indiquent en ce sens que « Le but du jeu est directement lié à la collecte de données ce qui inclut la collecte d’informations dans le monde réel et ces informations acquises font partie de la condition pour progresser dans le jeu (…). Le réel challenge repose dans le fait de motiver les joueurs à fournir constamment des données, même après l’engouement provoqué par la découverte du jeu. La collecte d’informations se doit d’être aussi divertissante que possible »5. Le modèle économique du jeu repose donc manifestement sur la valorisation des données collectées.

En définitive, la question de la détermination de la vraie cible du jeu, à savoir les Pokémons ou le joueur, apparaît dans toute sa légitimité. Le joueur n’est-il pas aussi la cible dans le jeu Pokémon GO ? Cible moins visible, moins avouée que Pikachu mais cible tout de même ? Après réflexion, l’adage aujourd’hui trop connu mais bien souvent oublié selon lequel « si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » pourrait être décliné ainsi « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » or, « si vous êtes le produit, alors ce n’est pas gratuit »6.

Jessica EYNARD

2. La propriété intellectuelle confrontée à la réalité augmentée

Dans le secteur très évolutif du jeu vidéo, il s’agit ici de s’interroger sur les liens entre le jeu Pokémon GO et la propriété intellectuelle, et de déterminer si le recours à la réalité augmentée influe sur l’appréhension juridique du jeu en termes de propriété intellectuelle. Pour déterminer quelles règles juridiques s’appliquent au jeu, il faut avant tout se référer aux conditions d’utilisation contractuelles figurant sur le site dédié. Concrètement, de nombreux aspects de la relation entre les titulaires de droits et joueurs sont contractualisés, y compris des aspects de propriété intellectuelle. Or ces conditions d’utilisation figurant sur le site où se télécharge le jeu sont rédigées de manière extrêmement favorable à l’entreprise Pokémon.

Deux points essentiels retiennent l’attention concernant les conditions d’utilisation : il s’agit du respect absolu des droits de propriété intellectuelle liés au jeu, ainsi que de l’absence de droit conféré au joueur.

S’agissant des divers droits de propriété intellectuelle relatifs au jeu Pokémon GO, l’application est constituée par la fusion d’éléments audiovisuels et de logiciels assurant l’interaction du jeu. Comme tout jeu, Pokémon GO est un regroupement de différentes contributions qui forment un tout : cet ensemble peut parfois être désigné comme étant une œuvre audiovisuelle, mais cette qualification ne lui confère pas de régime juridique spécifique.

Les éléments composant le jeu vidéo font l’objet d’une qualification autonome et d’une protection distributive. Des éléments créatifs du jeu vidéo tels que les logiciels, les éléments visuels ou encore sonores peuvent constituer des œuvres de l’esprit protégées par le droit d’auteur. Le jeu vidéo peut constituer une œuvre de l’esprit protégée par le droit d’auteur pour autant que la condition de l’originalité soit satisfaite. Par ailleurs, différents droits protègent les personnages du jeu, tant les dessins que leurs noms. Le site internet égrène d’ailleurs une liste de marques nominales devant être respectées. Aussi, l’utilisateur se voit préciser de nombreuses restrictions d’utilisation, comme par exemple l’interdiction de « modifier ou de supprimer les droits d’auteur et autre propriété intellectuelle du contenu présent sur le service », ou encore de « modifier ou créer des œuvres dérivées basées sur le contenu ».

Par ailleurs, la situation du joueur est spécialement envisagée par les conditions d’utilisation : la création de tout droit au profit du joueur est refusée lors du fonctionnement du jeu. En outre, les droits des utilisateurs sont extrêmement restreints par la licence qui est une licence « restreinte, personnelle, révocable, non transférable et non sous-cessible, à utiliser sur le service » (art. 11). Si tout droit est refusé par la licence sur le contenu virtuel, c’est aussi plus largement toute commercialisation basée sur le jeu qui est exclue pour l’utilisateur, notamment en ce qui concerne les transactions en matière de collections de Pokémon.

Mais la difficulté la plus innovante posée par le jeu concerne l’atteinte que le jeu engendre concernant les droits de propriété intellectuelle des tiers. En effet, la réalité augmentée conduit à incruster les personnages virtuels dans la « vraie » vie : les personnages évoluent dans des lieux géographiques réels. Or les photos qui accompagnent les Pokestops portent sur des points d’intérêts matérialisés par des reproductions en plein écran ou des vignettes représentant un bâtiment, une œuvre architecturale, ou encore des œuvres de street art. Ainsi, des photos de sites sont utilisées pour signaler aux joueurs des lieux, ce qui constitue des actes de reproduction en principe soumis au droit d’auteur.

En France, l’exception de panorama qui a été prévue de manière très limitative par l’article L. 122-5 11° du Code de la propriété intellectuelle ne permettrait pas de considérer cet usage comme étant licite. En effet, cette exception vise les reproductions et représentations d’œuvres architecturales et de sculptures, placées en permanence sur la voie publique, réalisées par des personnes physiques, à l’exclusion de tout usage à caractère commercial. Les deux restrictions cumulatives posées par le texte visant les personnes physiques ainsi qu’un usage non commercial interdisent à une société comme Niantic de bénéficier de cette exception. La société encourt donc des poursuites pour violation de droit d’auteur pour chaque photo d’œuvre protégée figurant dans son application. Plusieurs sculpteurs et architectes auraient sollicité la société pour obtenir des compensations financières pour l’utilisation de leurs œuvres réalisées par le jeu.

Finalement, la dimension de réalité augmentée du jeu n’influe pas de manière décisive sur le traitement du jeu par le droit de la propriété intellectuelle : l’utilisation de la réalité augmentée génère essentiellement des questions connues en la matière. L’immense succès de Pokémon GO a bien sûr suscité des convoitises et il faudra voir si des questions juridiques nouvelles émergeront pour d’autres jeux de réalité augmentée qui sont en cours de préparation.

Alexandra MENDOZA-CAMINADE

3. Les CGU de Pokémon GO confrontées au droit français et européen de la consommation

L’analyse des conditions générales d’utilisation (CGU) du jeu Pokémon GO révèlent l’existence de risques sérieux d’atteinte au droit de la consommation. Plusieurs aspects retiennent l’attention. On notera d’abord la présence de clauses abusives dans les politiques de confidentialité qui prévoient la modification unilatérale du contrat par la société Pokémon Inc. Ensuite, est également remarquable le consentement simplement implicite à la collecte de données personnelles. L’acceptation des CGU est considérée comme suffisante pour permettre cette collecte. Enfin, les choix en principe offerts au consommateur pour défendre ses droits sont remis en cause par la société Niantic. Ainsi, le choix du mode de défense (en l’espèce l’arbitrage), la juridiction (celle de l’État de Californie), ainsi que le droit applicable (droit californien) sont imposés par la société, en violation du droit des consommateurs, en principe protégés par la possibilité de recourir à leur droit.

De telles obligations imposées par ces CGU ne résistent pas aux règles du droit international privé de l’Union européenne7. Les articles 15 et 16 du règlement Bruxelles I bis permettent en effet de protéger le consommateur en prévoyant la possibilité de désigner le juge de l’État membre sur le territoire duquel il a sa résidence habituelle, dès lors que le professionnel dirige ses activités vers cet État membre. Un faisceau d’indices est ici utilisé pour identifier l’activité dirigée8.

En outre, le juge français a pu s’estimer compétent dans un litige concernant un consommateur utilisant le réseau social Facebook et qualifier d’abusive la clause de désignation de la loi et de la compétence juridictionnelle visant la loi et les juridictions californiennes9, à l’instar des conditions générales d’utilisation de Niantic pour le jeu Pokémon GO.

Enfin, l’article 6 § 2 du règlement Rome I donne la possibilité d’appliquer la loi d’autonomie (choix des parties) sous réserve de respecter les dispositions impératives de protection du consommateur (§ 2). Récemment, la Cour de justice a même estimé que le fait de ne pas rappeler cette protection en faveur des consommateurs et de n’évoquer que la loi des parties (le plus souvent la loi du professionnel), constitue une clause abusive dans la mesure où une telle clause induit le consommateur en erreur10.

En conséquence, il ne fait aucun doute que ces clauses contenues dans les CGU de la société Niantic doivent être écartées et réputées non écrites.

Par ailleurs, le jeu Pokémon GO suppose l’utilisation d’objets connectés (smartphone mais aussi un bracelet connecté). Se pose alors naturellement le problème de la collecte de données personnelles notamment de géolocalisation sans aucune garantie suffisante. Également, la protection des systèmes d’information contre les cyberattaques n’est absolument pas garantie.

Enfin, la contribution des joueurs dans le perfectionnement de la technologie de la réalité augmentée utilisée est aussi un enjeu majeur, tant du point de vue du travail des contributeurs (digital labor)11 que de la compétitivité des entreprises. En attestent les partenariats conclus entre les géants de l’internet et les entreprises de jeux vidéo pour l’amélioration de l’apprentissage profond (deeplearning) par intégration de quantités considérables de données fournies par les situations de jeux. Tel semble être l’objectif de l’accord conclu entre Deepmind (Google) et Blizzard pour l’amélioration de l’IA en temps réel grâce au jeu StarCraft II12.

Pour conclure, les violations du droit européen et français dans les CGU applicables à tout joueur de Pokémon GO témoignent de l’influence du droit américain sur les contrats de l’économie numérique, ainsi que sur le droit des données personnelles. Or ces questions sont liées à la culture juridique des États et illustrent les enjeux géopolitiques entre les États-Unis et l’Union européenne. La réponse du droit de l’UE est d’étendre sa compétence au-delà du territoire de l’Union, à l’instar de la compétence universelle du règlement Rome I et de l’extraterritorialité du droit des données personnelles (règlement 2016/679/UE). Pour autant, l’effectivité de ces mesures n’est pas garantie, aussi n’est-il pas certain qu’elles suffiront à se prémunir de l’influence du droit états-unien.

Céline CASTETS-RENARD

2E PARTIE : LES JEUX VIDEO ET LA RÉALITE AUGMENTÉE : L’ÉMERGENCE DE NOUVEAUX ENJEUX JURIDIQUES

1. Réalité augmentée et atteinte à la propriété privée

Il eût été presque impossible à la société Niantic de saupoudrer ses Pokémons sur des continents entiers, si cette opération avait été laborieusement accomplie, une créature virtuelle à la fois, par des opérateurs humains. Aussi a-t-elle eu recours à un algorithme, capable de disposer les points d’intérêts par lui-même en déchiffrant les cartes du monde qui lui sont fournies. Mais le programme commet des erreurs, et place parfois ses trésors sur la propriété privée d’autrui. Cette méprise est susceptible d’attirer des joueurs en grand nombre dans le jardin, la forêt, l’immeuble concerné. Quels sont les recours dont disposent les propriétaires ? En ce qui concerne les chasseurs d’animaux virtuels qui viendraient à pénétrer physiquement sur une propriété privée, il n’y a rien de particulier à dire. Le droit sait depuis toujours chasser l’importun de la terre qu’il foule sans droit ni titre, pour le cas – improbable ici – où il s’y attarderait plus de quelques instants. Non : c’est bien l’exploitant du jeu qui doit être visé, pour que cessent les flux de visiteurs indésirables. Les recours susceptibles d’être dirigés contre Niantic peuvent être classés en deux catégories, selon que l’action est fondée sur le droit des biens ou sur celui de la responsabilité civile délictuelle.

Certaines actions peuvent tout d’abord être fondées sur le droit de propriété. Depuis l’abrogation des actions possessoires, le propriétaire qui veut agir vite pour défendre son sol n’a plus guère le choix : il se tournera vers un référé, par exemple celui de l’article 809, alinéa 1er, du Code de procédure civile, qui vise à la cessation d’un trouble « manifestement illicite ». Encore faudra-t-il démontrer que placer un animal virtuel sur une carte, sur l’emplacement d’un fonds privé, est un acte illicite. L’immeuble n’est pas touché dans sa réalité physique. Peu importe que la propriété privée étende son empire vers le ciel ou descende sous la terre : c’est dans le monde des représentations qu’elle est attaquée. Mais précisément : il est arrivé à la jurisprudence de l’y protéger tout autant. On songe ici au droit à l’image des biens. Utiliser les coordonnées GPS d’une propriété privée revient à en exploiter l’image, à en proposer une représentation. Par le passé, la Cour de cassation a pu juger que « le propriétaire a le seul droit d’exploiter son bien, sous quelque forme que ce soit »13. Ainsi formulée, la solution était sans doute excessive. S’agissant du sujet qui nous occupe : comment cartographier un quartier, quand bien même Niantic ne placerait ses points d’intérêts que dans les endroits publics, si elle devait recueillir l’autorisation des propriétaires pour représenter chacun de leurs biens ? Passons sous silence quelques étapes pour en arriver à un arrêt d’Assemblée plénière de 2004. La Cour y juge « que le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci ; qu’il peut toutefois s’opposer à l’utilisation de cette image par un tiers lorsqu’elle lui cause un trouble anormal »14. D’excessive qu’elle était en 1999, la défense de l’image du bien s’affadit nettement, et le propriétaire est quasiment renvoyé à sa situation de départ, celle où le Code de procédure civile exigeait de lui la preuve d’un trouble (manifestement) illicite. Dans une décision ultérieure, l’absence de trouble anormal est même justifiée par l’absence d’atteinte « à la tranquillité » et à « l’intimité » du propriétaire15. C’est donc une approche par les conséquences, qui a été choisie. Contrairement à ce que souhaitait l’avocat général Jerry Sainte-Rose16, l’image du bien n’est pas protégée en amont, puissamment et pour elle-même, mais faiblement, en aval, parce que son exploitation a déjà produit des conséquences gênantes pour le propriétaire. Mais alors, le retrait du Pokémon mal placé ne pourrait être exigé de Niantic qu’après que le propriétaire en ait pâti, et qu’il ait argué de ces malheurs pour caractériser un trouble, contre lequel le droit des biens viendra tardivement le défendre.

Quant aux actions fondées sur le droit de la responsabilité civile délictuelle, leur objet est quelque peu différent : obtenir réparation du préjudice subi. Il pourrait s’agir d’une responsabilité pour faute, celle-ci consistant à placer un point d’intérêt sur la propriété d’autrui. La question pourrait même être posée de l’utilisation d’une responsabilité sans faute, sur le modèle de la responsabilité du fait des choses, la chose étant le point d’intérêt virtuel, voire l’algorithme l’ayant placé dans l’espace.

Emmanuel NETTER

2. Pokémon GO, état d’urgence et ordre public

L’invasion des Pokémons et leur chasse virtuelle au début de l’été 2016 a suscité de nombreuses questions juridiques. L’une d’entre elles concerne l’attitude des pouvoirs publics17, en particulier celle des autorités de police, pour prévenir les troubles à l’ordre public, et ce en plein état d’urgence18. Les autorités de police, notamment les autorités de police municipale, ont essayé de circonscrire le phénomène de différentes manières : par la fermeture temporaire de certains lieux, par l’interdiction de certains rassemblements de joueurs… Parmi ces mesures, ce sont surtout les arrêtés « anti-Pokémons », comme celui du maire de Bressoles interdisant l’implantation virtuelle de personnages Pokémons sur le territoire communal ou celui du maire de Janvry interdisant la chasse aux Pokémons sur le territoire communal, qui ont retenu l’attention. Bien que marginaux, ces arrêtés invitent, au-delà du climat passionnel dans lequel ils ont été pris et des nombreuses critiques dont ils ont fait l’objet19, à réfléchir au rôle et à la place des mesures de la police administrative.

L’adoption de mesures destinées à prévenir les troubles à l’ordre public liés au jeu Pokémon GO peut se faire au titre de la police administrative générale ou au titre de la police administrative spéciale (dans certains lieux comme c’est le cas pour les cimetières, les gares… ou en certaines circonstances comme c’est le cas lors de la mise en œuvre de l’état d’urgence) et est susceptible de restreindre les droits fondamentaux des administrés, aussi bien ceux des développeurs du jeu que ceux des joueurs. Si l’arrêté du maire de Bressoles porte atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie de Niantic et de The Pokémon Go Compagny (les conditions dans lesquelles les Pokémons, les Pokestops et les arènes apparaissent relevant de l’exercice de leur activité économique), l’arrêté du maire de Janvry porte, quant à lui, atteinte aux droits fondamentaux des joueurs. En l’absence de « liberté de jouer », l’interdiction de chasser les Pokémons sur le territoire communal se heurte néanmoins directement à la liberté personnelle des joueurs, entendue comme le droit de ne pas subir des contraintes sociales excessives20. De plus, cette interdiction pourrait aussi apparaître comme mettant indirectement en cause la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion et la liberté de manifestation des joueurs. Dès lors, quel que soit le régime de police administrative en vertu duquel elles sont prises, ces mesures doivent, pour être légales, être fondées et être proportionnées aux buts poursuivis.

L’illégalité manifeste des arrêtés « anti-Pokémons » est révélatrice de l’instrumentalisation dont peuvent faire l’objet les mesures de police administrative. Cette instrumentalisation des mesures de police ressort très clairement aussi bien des motifs de ces arrêtés que du caractère général des interdictions qu’ils édictent.

Pris au titre de la police administrative générale, les arrêtés « anti-Pokémons » ne peuvent qu’être fondés sur la prévention d’une atteinte à l’ordre public au sens précis qu’a cette notion. Si certains motifs se rattachent facilement aux composantes traditionnelles de l’ordre public matériel que sont la tranquillité et la sécurité publiques, d’autres motifs (la protection de « la sécurité et la santé mentale des gens vivant sur la commune ou la fréquentant » en raison notamment de « la fragilité intellectuelle de certaines personnes en totale addiction » ou encore la protection contre les « dangers du jeu pour les jeunes populations » « face à la propagation contagieuse et anarchique du phénomène ») apparaissent plus liés à des considérations morales, subjectives et personnelles des autorités de police municipale. Certes deux mouvements de la police administrative étendent considérablement son domaine qu’il s’agisse de l’obligation de protection de l’individu contre lui-même d’une part21 ou de la possibilité de prendre des mesures pour éviter que des infractions pénales ne soient commises d’autre part22. Mais il est peu probable que ces mouvements, particulièrement discutés, puissent servir de fondement aux arrêtés « anti-Pokémons ».

Si ces arrêtés ne sont que partiellement fondés, ils sont, en toute hypothèse, disproportionnés. Les mesures de police administrative doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au but poursuivi en période normale23 comme en période d’état d’urgence24. D’une part, les autorités de police doivent veiller à établir la nécessité des interdictions. Celle-ci est appréciée à la lumière des circonstances locales. Peuvent ainsi être pris en compte : l’intensité de la circulation routière, l’indisponibilité des forces de police, le nombre de personnes attendues, l’insuffisance des mesures de sécurité… De plus, le contexte de l’état d’urgence est susceptible d’influer sur cette appréciation25. D’autre part, les autorités de police doivent veiller à établir un rapport de proportionnalité entre ces interdictions et le but poursuivi. Les motifs d’ordre public ne peuvent justifier que soit interdit en tous temps et en tous lieux d’implanter des Pokémons ou de les chasser. Les interdictions pour l’ensemble du territoire communal, comme cela était le cas des « arrêtés anti-Pokémons », ne peuvent donc être considérées comme proportionnées. Les interdictions ne peuvent concerner que les zones où la sécurité ou la tranquillité publiques sont en jeu comme les zones fréquentées, les zones dangereuses, les zones de recueillement.

L’illégalité manifeste des arrêtés « anti-Pokémons » est aussi peut-être révélatrice d’une inadaptation des mesures de police administrative. Cette inadaptation des mesures de police administrative n’est cependant pas spécifique à la chasse virtuelle aux Pikachu, Salamèche, Carapuce et autres congénères26. Les rassemblements de joueurs dans l’espace public réel posent aux autorités de police les mêmes difficultés que les apéros géants ou les flash mob, les nouveaux moyens de communication permettant aux individus de se mobiliser très rapidement n’importe où27. Or, ces rassemblements, en général non déclarés, sont difficilement prévisibles et contrôlables car ils n’ont pas d’organisateur clairement identifié et se déroulent dans des espaces ouverts et multiples. L’implantation des Pokémons et des autres éléments du jeu dans l’espace public virtuel, invite, quant à elle, les autorités de police à un dialogue et une concertation avec Niantic et The Pokémon Go Company en vue du retrait de tels ou tels éléments du jeu situés dans des lieux inappropriés ou dangereux, comme en attestent bien par exemple les demandes de la ministre française de l’Éducation nationale et du ministre français de la Défense.

À bien y réfléchir, les mesures de police administrative n’apparaissent donc pas systématiquement adaptées à la prévention des troubles à l’ordre public suscités par le jeu Pokémon GO. Le projecteur tourné sur les arrêtés « anti-Pokémons » est d’ailleurs trompeur car les mesures de police administrative, parfois impossibles, parfois inutiles, semblent finalement avoir été peu utilisées pour prévenir de telles atteintes.

Émilie DEBAETS

3. Les droits étrangers face à la réalité augmentée : les improbables contentieux Pokémon GO

Les maires de France n’ont pas été les seuls à s’émouvoir de l’invasion des Pokémons et à prendre des mesures pour la circonscrire. L’étude des réactions d’autorités étrangères face aux intrusions, virtuelles ou physiques, causées par le jeu Pokémon GO, permet de recenser les cas dans lesquels l’intégration d’éléments de jeu au sein de lieux historiques, de lieux de culte ou de sites d’intérêt public a suscité des problématiques juridiques. L’ancienne prison cambodgienne de Tuol Sleng, le mémorial d’Hiroshima au Japon ou le musée de l’Holocauste à Washington figurent parmi les lieux transformés, de manière regrettable, en terrains de chasse pour des joueurs en quête de créatures virtuelles. C’est essentiellement par la voie amiable, à la suite de demandes répétées adressées à Niantic Labs, développeur américain de la célèbre application, que la quiétude de ces lieux a été restaurée.

Dans d’autres cas toutefois, les atteintes avérées ou potentielles à l’ordre public ou aux droits des particuliers ont été traitées de manière préventive par des autorités nationales ou locales, qu’il s’agisse par exemple de l’Autorité de régulation des télécoms en Thaïlande ou de l’Union fédérale des associations de défense des consommateurs en Allemagne – la Verbraucherzentrale Bundesverband (VZBV). Tandis que la première a pris des mesures techniques dès août 2016 pour prévenir l’utilisation de l’application dans plusieurs lieux sensibles (terrains du Palais Royal, temples bouddhistes, etc.), la seconde a envoyé une notification à Niantic, le 20 juillet 2016, demandant la modification d’une quinzaine de clauses contenues dans ses conditions générales d’utilisation (notamment celles prévoyant l’application de la loi californienne et le recours à des procédures d’arbitrage en cas de différend) et la menaçant, à défaut, de la poursuivre pour violation des règles allemandes de protection des consommateurs.

C’est d’ailleurs, parfois, la simple menace de poursuites judiciaires par des autorités publiques qui a amené Niantic à réévaluer l’opportunité de maintenir des éléments du jeu dans certaines zones géographiques. Ainsi, en septembre 2016, la ville de La Haye, aux Pays-Bas, a introduit une action en référé contre Niantic, après que ses sollicitations amiables (via le formulaire en ligne fourni par la société sur son site internet) soient restées sans réponse. La municipalité désirait interdire la pratique du jeu dans certaines zones naturelles protégées ainsi que dans les rues de la ville entre 23 heures et 7 heures du matin, les habitants s’étant plaints du tapage nocturne et des déchets laissés par des centaines de joueurs. La municipalité craignait par ailleurs que des dommages ne soient causés par les joueurs à la flore locale et avait précisé, dans les médias, ne pas avoir eu d’alternative à la voie judiciaire, faute de réponse de Niantic à ses sollicitations. Alors que l’audience devait se tenir le 11 octobre 2016, Niantic a annoncé publiquement, quelques jours avant la date fatidique, avoir procédé au retrait des éléments de jeu problématiques, mettant ainsi un terme à la procédure qui était devenue sans objet.

Il n’en demeure pas moins que l’exploitation de ce jeu extrêmement populaire a donné lieu au déclenchement d’actions en justice par des particuliers afin de protéger leurs droits. Plusieurs procédures ont ainsi été initiées aux États-Unis et au Canada, du fait du trouble occasionné par le jeu à des individus alléguant que celui-ci les privait de la jouissance paisible de leur bien. La carte virtuelle de Pokémon GO ne procède en effet qu’imparfaitement à une distinction entre espaces publics et propriétés privées, impliquant que le domicile de simples particuliers peut recéler des éléments de jeu. C’est la raison pour laquelle, peu de temps après le lancement de l’application, des particuliers ont découvert, non sans effroi, que des joueurs venaient régulièrement stationner près de leur domicile ou observer leur jardin à travers le grillage, dans le but soit d’attraper des Pokémons, soit d’affronter d’autres joueurs dans des « arènes ». N’ayant pas obtenu gain de cause auprès de Niantic, plusieurs particuliers nord-américains ont fini par déclencher des poursuites afin de faire respecter leur droit de propriété et de protéger leur vie privée. C’est ainsi par exemple qu’en juillet 2016, un habitant du New Jersey a déposé une première requête médiatisée auprès la Cour fédérale de Californie contre la société Niantic, la Pokemon Company (l’agent de commercialisation et de licence de la marque Pokémon) et la Nintendo Company (propriétaire à 32 % de la Pokemon Company), dans le cadre de l’affaire Marder c/ Niantic (29 juillet 2016). Ce type de contentieux s’est par la suite rapidement répandu en Amérique du Nord. En effet, d’autres particuliers ont initié des class actions, en Californie en juillet 2016 et en Floride en août 2016 dans les affaires Dodich c/ Niantic (10 août 2016), Villas of Positano Condominium Ass’n c/ Niantic (2 septembre 2016), ou au Canada dans l’affaire Schaeffer c/ Niantic, Inc (Queen’s Bench of Alberta, 10 août 2016).

L’issue de ces affaires n’est pas connue au moment où sont rédigées ces lignes. Ces contentieux ont toutefois l’intérêt de donner lieu à la soumission de demandes quasi-identiques. En effet, en plus d’alléguer que Niantic trouble leur quiétude en plaçant des éléments du jeu (Pokestops, arènes, etc.) sur ou près de leur propriété privée, les requérants accusent la société défenderesse de s’enrichir indûment en exploitant leurs biens. L’absence de consentement préalable des particuliers à l’exploitation virtuelle de leurs propriétés, l’absence de réponse de la société à leurs demandes amiables de voir leurs propriétés retirées de la carte du jeu ou l’atteinte manifeste à la jouissance paisible de leur droit de propriété sont des éléments déterminants dans les allégations présentées à l’appui des requêtes. Par-delà ces éléments, on ne peut que souligner avec intérêt l’une des allégations contenues dans la requête de l’affaire Dodich susmentionnée, laquelle insiste sur le « mépris flagrant » dont fait preuve la société Niantic compte tenu des « conséquences prévisibles » du placement d’éléments du jeu dans le monde réel, sans accord préalable des propriétaires de biens. Bien au-delà du droit, c’est également de bon sens qu’il serait donc question…

Valère NDIOR

4. Jeux vidéo et puissance publique : régule-moi si tu peux !

Si la question de la régulation des jeux vidéo par la puissance publique s’apparente à un « serpent de mer », jusqu’ici l’état du droit national et européen se caractérise par une quasi-absence de régulation publique28. Pourtant plusieurs facteurs invitent à s’interroger sur la nécessité d’une régulation publique accrue des jeux vidéo : d’une part, les profondes mutations du marché et des pratiques du jeu vidéo illustrent une « gamification » de la société, l’entrée du jeu vidéo dans l’ère du 2.0 constituant un point de rupture majeur, et, d’autre part, le fait que la « benjamine » des industries culturelles soit désormais devenue l’industrie dominante, le jeu vidéo devenant la première des pratiques culturelles devant les écrans29. Or, dans cette « guerre des écrans », notamment sur la question des ressources (publicitaires, investissements, soutiens publics) un hiatus se fait jour entre le régime juridique du jeu vidéo, extrêmement souple, et ceux du cinéma et de la télévision, beaucoup plus stricts, générant une forme de « concurrence déloyale ». L’irruption massive des « GAFA », notamment dans le segment des jeux dits « gratuits », a profondément modifié l’économie du secteur du jeu vidéo, ces derniers apparaissant comme les « nouveaux maîtres du monde », du moins de celui des données personnelles30.

Face à l’ampleur de ces enjeux, anciens et nouveaux, le besoin d’une régulation publique s’est de plus en plus exprimé comme en témoignent notamment plusieurs rapports d’autorités nationales de régulation31. Une redéfinition des modes de régulation a été amorcée par la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique (LRN) qui pose les premiers jalons d’un statut juridique des compétitions de jeux vidéo en ligne ou « e-sport »32. Reste qu’il demeure difficile d’appréhender la régulation par la puissance publique des jeux vidéo : outre une mise en doute de la légitimité même de l’intervention de l’État dans un secteur situé au confluent de multiples libertés publiques (liberté d’expression et de création, libertés économiques), l’identification de la « face cachée » des jeux vidéo, de leur nocivité ou dangers demeure malaisée, comme en témoigne par exemple la controverse scientifique sur la question de l’addiction ou de la « pratique excessive » des jeux vidéo33. Cela explique sans doute que le modèle de régulation qui a été jusqu’ici construit repose essentiellement sur une « autorégulation privée ». Or le caractère « virtuel » de cette dernière fonde désormais un besoin : celui d’une régulation publique « augmentée ».

Le « modèle » de régulation actuel des jeux vidéo repose sur les principes constitutifs du « Self and corégulation » qui régissent l’organisation du « marché unique du numérique »34. Ce sont ainsi les professionnels du secteur qui formulent via des « codes de bonne conduite », élaborés de leur propre initiative, qu’ils s’engagent à respecter par le biais d’organisations et de procédures élaborées et pilotées par leurs soins, les « règles du jeu » du secteur. Tel est le cas en matière de protection des mineurs où s’applique le système dit « PEGI » (Pan European Game Information) élaboré au plan européen par un organisme de droit privé, la Fédération européenne des logiciels de loisirs (ISFE -Interactive Software Fédération of Europe), regroupant les professionnels du secteur. Une « signalétique », spécifique aux jeux vidéo, duale, est définie par deux entités privées que sont le NICAM et le VSC en vue de protéger les mineurs35. Ce dispositif est notamment relayé en France par un organisme, de droit privé, le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL), en lien avec des associations familiales36. Ce système, en apparence sophistiqué, présente de nombreuses carences révélant une régulation privée plus « virtuelle » que réelle. Parmi les nombreuses failles on peut notamment relever le caractère non contraignant de ce système37, dont le respect repose totalement sur la responsabilité, non pas des professionnels, mais des consommateurs, en l’occurrence des parents lorsqu’il s’agit de mineurs38. Parmi les autres faiblesses, on peut noter une absence de transparence des procédures et organismes de contrôle et de recours dans le système européen « PEGI » révélant, en cas de litige, une sanction privée « virtuelle »39. En outre, si une sanction « publique » est théoriquement prévue40, elle est, dans les faits, inexistante. Enfin, le système PEGI par son objet, limité, ne saurait appréhender l’ensemble des problématiques liées à la pratique du jeu vidéo, et notamment celle de l’addiction ou de la pratique excessive des jeux vidéo41.

Or, loin de contrôler ce système, la puissance publique ne fait que « réceptionner » la classification ou la signalétique dite « PEGI »42, seul système homologué par le ministre de l’Intérieur43. Les pouvoirs publics nationaux se sont limités à un rôle de de « diffusion » des « normes souples privées »44. Si on peut voir dans cette « corégulation » un « modèle d’harmonisation européenne en matière de protection de l’enfance »45, on peut aussi y déceler un processus de « privatisation » de la protection des mineurs à l’ère du numérique46.

La régulation publique est donc, en l’état actuel du droit, quasi-inexistante, illusoire. Plusieurs raisons expliquent un tel délaissement de la puissance publique : des raisons conceptuelles d’abord, tant les frontières du jeu vidéo sont « poreuses ». Certes, le jeu vidéo est défini juridiquement47, il n’en demeure pas moins une « œuvre complexe »48, dont le caractère « innomé » s’est récemment accru par les mutations du secteur, le jeu vidéo se situant désormais au confluent du droit travail, du jeu argent49, ou encore du droit du sport comme en témoigne la consécration du « e-sport » par la loi pour une République numérique. Mais ce sont davantage des raisons économiques qui expliquent la faiblesse de la régulation par la puissance publique : l’État – et les collectivités territoriales – inscrivent leur action dans une logique de soutien financier à cette industrie porteuse de croissance économique, via des aides, notamment pilotées au plan national par le Centre national du cinéma (CNC)50. À cet égard, on peut relever une certaine contradiction entre ce système de soutien et la protection des mineurs en raison de l’extension récente de la possibilité d’octroyer des aides financières aux jeux vidéo dont la classification « PEGI » est « 18+ » – c’est-à-dire ceux comportant des « séquences à caractère pornographique » ou de « très grande violence »51.

Dès lors, « augmenter » la régulation par la puissance publique s’apparente à une véritable gageure, et suppose de s’aventurer sur deux terrains sensibles. À la première question « Qui régule ? », deux pistes principales peuvent être envisagées. La première : recourir à une autorité administrative, traditionnelle, ayant une expertise dans le secteur, à l’image du CNC. Cette option présente néanmoins un risque au regard du statut juridique d’EPA du CNC : celui de confondre le rôle d’État « stratège », qui soutient économiquement le secteur et de celui d’État « régulateur », qui encadre ladite activité économique. Autre solution : recourir à une AAI ou une API. Là encore, derrière l’apparente simplicité de la solution, on peut relever au moins deux manières de procéder : soit recourir à une AAI ou API existante mais ici on se heurte au caractère « poreux » du jeu vidéo, et donc à la pluralité des AAI ou API potentiellement compétentes (CSA, Cnil, DDD etc.) ; soit créer une autorité sui generis, à l’image de la préconisation de la Cour des comptes de créer une autorité unique de régulation des jeux52. Reste que cette solution semble s’inscrire à contre-courant de réformes actuelles visant à réduire, même de façon artificielle, le nombre de ces entités53, demeurées « atypiques » dans le paysage institutionnel admiratif français54. À la seconde question « Quels principes de régulation ? », l’enjeu est de taille car l’élargissement du périmètre de la régulation publique est loin de faire consensus. En effet, les incertitudes scientifiques sont nombreuses sur les impacts économiques, sanitaires et sociaux de la pratique du jeu vidéo55. Reste que l’incertitude scientifique ne saurait en soi exclure par principe toute régulation publique, comme en témoigne le principe de précaution mobilisé en droit de l’environnement56, et mobilisable dans d’autres secteurs « sensibles ». Ainsi, un « principe de précaution numérique » pourrait fonder une régulation publique du jeu vidéo, avec les moyens juridiques afférents, s’inspirant de régimes juridiques existants, pluriels, à l’image des frontières mouvantes du jeu vidéo (audiovisuel, cinéma, jeux d’argent et de hasard, respect de la vie privée, protection des données personnelles, etc.), dépassant le seul cadre de la protection des mineurs pour, par exemple, prévenir le jeu vidéo excessif, pathologique, réglementer la publicité, assurer la transparence et la loyauté des opérations de jeu, lutter contre le dopage lors des compétitions de jeux vidéo, prévenir les activités frauduleuses et le blanchiment d’argent, etc.

La loi pour une République numérique amorce un tel processus en posant les jalons d’une réglementation du « e-sport », mais reste encore en deçà des besoins d’une régulation publique « holiste ». Tel est le cas sur question majeure du temps – cumulé – des consommateurs – et plus particulièrement des plus jeunes- devant leurs écrans (smartphone, ordinateurs, tablettes, télévision, cinéma), et ce notamment en cas d’usage – régulier – de la réalité augmentée ou virtuelle. La loi dite Travail n° 2016-1088 du 8 août 2016 consacre un « droit à la déconnexion » pour les salariés en prévoyant « la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale »57. Ce texte pourrait servir de référence pour un « droit à la déconnexion », un droit au « non numérique », au « non-écran », du moins fonder une éducation au numérique incluant un temps de repos « hors écrans »58. Des exemples étrangers vont en ce sens, comme la Corée du Sud qui, pour lutter contre les excès de la pratique des jeux vidéo des mineurs, a adopté une loi qui impose un « couvre-feu » pour les enfants de moins de 16 ans entre minuit et six heures du matin59. Cette loi est dite Cendrillon, … en filant la métaphore des contes de fées : un jour une véritable régulation publique des jeux vidéo viendra-t-elle ?

Laurence CALANDRI

Notes de bas de pages

  • 1.
    https://www.nianticlabs.com/privacy/pokemongo/fr.
  • 2.
    http://www.pokemon.com/fr/politique-de-confidentialite/.
  • 3.
    CJUE, 6 oct. 2015, n° C-362/14, Maximillian Schrems c/ Data Protection Commissioner.
  • 4.
    Règl. PE et Cons. UE, n° 2016/679, 27 avr. 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive n° 95/46/CE : JOUE L 119, 4 mai 2016.
  • 5.
    Biddle S., Privacy Scandal Haunts Pokemon Go’s CEO, 9 août 2016, https://theintercept.com/2016/08/09/privacy-scandal-haunts-pokemon-gos-ceo/ et Matyas S., « Playful Geospatial Data Acquisition by Location-based Gaming Communities », http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download ;jsessionid=7689B418BD6CE862452202693C39A442 ?doi=10.1.1.84.7142&rep=rep1&type=pdf.
  • 6.
    Chemla L., « Si vous êtes le produit, ce n’est pas gratuit », https://www.laquadrature.net/fr/si-vous-etes-le-produit.
  • 7.
    Règl. PE et Cons. UE n° 593/2008, 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) et Règl. Bruxelles I n° 44/2001, 22 déc. 2000, remplacé par Règl. PE et Cons. UE Bruxelles I bis, n° 1215/2012, 12 déc. 2012.
  • 8.
    CJUE, 7 déc. 2010, n° C-585/08, Pammer ; CJUE, 7 déc. 2010, n° C144/09, Hotel Alpenhof.
  • 9.
    CA Paris, 12 févr. 2016 : Courbet G., L’Origine du monde.
  • 10.
    CJUE, 28 juill. 2016, n° C191/15, VKI c/ Amazon EU.
  • 11.
    Cardon D. et Casilli A.-A., Qu’est-ce que le Digital Labor, 2015, INA éditions, études et controverses.
  • 12.
    http://www.numerama.com/sciences/233446-sc2-ia-deepmind.html.
  • 13.
    Cass. 1re civ., 10 mars 1999, n° 96-18699.
  • 14.
    Cass. ass. plén., 7 mai 2004, n° 02-10450.
  • 15.
    Cass. 1re civ., 5 juill. 2005, n° 02-21452.
  • 16.
    Concl. sur l’arrêt préc. du 7 mai 2004.
  • 17.
    Plusieurs questions écrites ont notamment été posées au législateur v. les questions nos 988462, 988463 et 98464 à l’Assemblée nationale et les questions nos 23172 et 23676 au Sénat.
  • 18.
    À l’été 2016, l’état d’urgence, instauré à la suite des attentats de novembre 2015, avait été prorogé à quatre reprises v. L. n° 2015-1501, 20 nov. 2015, art. 1 ; L. n° 2016-162, 19 févr. 2016, art. 1 ; L. n° 2016-629, 20 mai 2016, art. 1 et L. n° 2016-987, 21 juill. 2016, art. 1.
  • 19.
    Abbe G., « Arrêtez les arrêtés ! », AJ Collectivités Territoriales 2016, p. 413
  • 20.
    CE, ord., 8 sept. 2005, n° 284803, garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ B.
  • 21.
    CE, 4 juin 1975, n° 92161, Bouvet de la Maisonneuve ; CE, 27 oct. 1995, n° 136727, Cne de Morsang-sur-Orge.
  • 22.
    CE, ord., 9 janv. 2014, n° 374508, ministre de l’Intérieur c/ Société Les Productions de la plume.
  • 23.
    CE, 19 mai 1933, nos 17413 et 17520, Benjamin.
  • 24.
    CE, ord., 11 déc. 2015, n° 395009, M. C. Domenjoud.
  • 25.
    CE, ord., 18 déc. 2015, nos 395339 et 395349, assoc. lutte pour un football populaire, assoc. de défense et d’assistance juridique des intérêts de supporters.
  • 26.
    En ce sens Yolka P., « La chasse aux Pokémons », AJDA 2016, p. 1833.
  • 27.
    Sur ce constat de l’évolution des manifestations v. Rapport n° 2794 de la commission d’enquête de Mamère N. et Popelin P., Assemblée nationale, 21 mai 2015, spéc. p. 63.
  • 28.
    V. D. n° 96-360, 23 avr. 1996, relatif aux mises en garde concernant les jeux vidéo.
  • 29.
    V. not. Sénat, « Jeux vidéo : une industrie culturelle innovante pour nos territoires », Rapport d’information n° 852 (2012-2013), 18 sept. 2013.
  • 30.
    « Jeux vidéo : les nouveaux maîtres du monde », documentaire, Arte France 15 nov. 2016.
  • 31.
    V. not. Cnil, 28 juill. 2016, « Jeux sur smartphone : quand c’est gratuit… » ; ANSES, « Effets sanitaires potentiels des technologies audiovisuelles en 3D stéréoscopique », Rapport d’expertise collective, juill. 2014 ; « CSA, État des lieux du marché de la réalité virtuelle », 2016 ; « Défenseur des droits, Enfants et écrans : grandir dans le monde numérique », 2012.
  • 32.
    L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016, pour une République numérique, art. 101 et 102 : JO, 8 oct. 2016, texte n° 1.
  • 33.
    V. not. l’avis du 17 janvier 2013 de l’académie de sciences, « L’enfant et les écrans », (spéc. p. 74 et S.) et les controverses scientifiques en résultant v. Sénat, Rapport préc., spéc. p. 22.
  • 34.
    https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/best-practice-principles-better-self-and-co-regulation.
  • 35.
    www.pegi.info/fr/.
  • 36.
    V. not. www.e-enfance.org/ ou www.jeuxvideoinfoparents.fr/.
  • 37.
    Termes de la loi : « sa mise à disposition est déconseillée aux mineurs de 12 ans, aux mineurs de 16 ans ou aux mineurs de 18 ans » et non interdite, limitée.
  • 38.
    www.pedagojeux.fr ou www.jeuxvideoinfoparents.fr/
  • 39.
    V. les « conseils » et notamment le « Comité des plaintes », http://www.pegi.info/fr/index/id/83/.
  • 40.
    L. n° 98-468, 17 juin 1998, art. 33, relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs mod.
  • 41.
    http://www.ifac-addictions.fr/accro-au-jeu-video.html.
  • 42.
    L. n° 98-468, 17 juin 1998, art. 32 et s. mod.
  • 43.
    D. n° 2015-1251, 7 oct. 2015 portant définition des caractéristiques de la signalétique
  • 44.
    V. not., DGRRF, Jeux vidéo, 22 nov. 2016, https://www.economie.gouv.fr/dgccrf/Publications/Vie-pratique/Fiches-pratiques/Jeux-video.
  • 45.
    V. not. la position du SELL, http://www.sell.fr/jouer-responsable.
  • 46.
    Sur ce phénomène, v. not. Frison-Roche M.-A., Internet, espace d’interrégulation, 2016, Dalloz, Thèmes et Commentaires.
  • 47.
    CGI, art. 220 terdecies.
  • 48.
    Cass. 1re civ., 25 juin 2009, n° 732, Cryo.
  • 49.
    V. not., Arjel, Rapport annuel 2015-2016, http://www.arjel.fr/IMG/pdf/rapport-activite-2015.pdf.
  • 50.
    V. not. C. cinéma, art. D331-19 et s.
  • 51.
    V. not. L. n° 2014-1654, 29 déc. 2014, art. 101 et 102, de finances pour 2015 et D. n° 2015-722, 23 juin 2015, relatif au crédit d’impôt pour dépenses de création de jeux vidéo.
  • 52.
    « La régulation des jeux d’argent et de hasard », Rapport du 19 octobre 2016, spéc. p. 135 et s.
  • 53.
    L. n° 2017-54, 20 janv. 2017 ; L. n° 2017-55, 20 janv. 2017, relatives aux autorités administratives indépendantes et autorités publiques indépendantes.
  • 54.
    Sénat, « Un État dans l’État : canaliser la prolifération des autorités administratives indépendantes pour mieux les contrôler », Rapport, 28 oct. 2015.
  • 55.
    Ex. « ANSES Technologies 3D et vision : usage déconseillé aux enfants de moins de 6 ans, modéré pour les moins de 13 ans », 6 nov. 2014.
  • 56.
    Article 5 de la Charte de l’environnement.
  • 57.
    C. trav., art. L. 2242-8.
  • 58.
    V. « ANSES, Technologies 3D et vision : usage déconseillé aux enfants de moins de 6 ans, modéré pour les moins de 13 ans », op. cit.
  • 59.
    http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/12/02/pas-de-jeux-en-ligne-pour-les-jeunes-coreens-passe-minuit_1447871_651865.html.