Paris (75)

Violences conjugales : « Une femme sur trois »

Publié le 21/12/2020

Le barreau de Paris organisait le 19 novembre dernier, un webinaire consacré à la prise en charge des violences conjugales par les entreprises. Une réunion qui a permis de présenter l’étude « One in three women », qui révèle que les violences conjugales concernent un tiers des femmes travaillant en entreprise.

Que peut l’entreprise dans la lutte contre les violences conjugales ? Quelles sont les obligations de l’employeur ? Quel intérêt a-t-il à se saisir d’une telle problématique ? Voici les questions sensibles auxquelles ont tenté de répondre les avocats et représentants du monde de l’entreprise, réunis par le barreau de Paris lors de ce webinaire sur les femmes victimes de violence conjugale au sein de l’entreprise. À ce jour, cette violence est peu prise en compte dans la vie de l’entreprise, alors même qu’elle a un impact important sur cette dernière.

L’impact des violences conjugales sur les entreprises

Pour étayer ce constat, deux études importantes menées par les fondations FACE et Kering, furent dévoilées. La première, réalisée par le réseau « One in three women » de la fondation FACE, révèle que 2 salariés sur 10 dans le monde sont victimes de violences conjugales. Plus d’un tiers déclare l’avoir été ou l’être encore. Cette étude précise que seules 37 % des victimes ont pu discuter avec un collègue de leur entreprise et que plus de la moitié d’entre elles disent avoir des problèmes au travail liés à leur situation conjugale, tels que des retards, des absences ou, au contraire, une trop grande présence. La deuxième étude, plus axée sur la recherche de solution, avait pour but de comparer les politiques menées par 6 pays pour permettre aux entreprises de prendre leur part dans ce combat.

« La situation nous a permis de nous rendre compte qu’il fallait que les gouvernements et les entreprises prennent position et mettent en place de bonnes pratiques. Il faut modifier notre législation pour permettre aux entreprises d’être un relais dans cette lutte contre les violences conjugales », a expliqué Anne-Laure Casado, membre du Conseil de l’ordre et secrétaire adjointe de la commission égalité du barreau de Paris, modératrice de ce webinaire. « L’entreprise doit s’analyser comme un point central dans cette lutte », a-t-elle appuyé, rappelant que celle-ci pouvait être un lieu refuge, « un sanctuaire où les victimes vont parler plus librement, et où l’on peut prendre des mesures ».

Clara Hattu, chargée de l’égalité et des violences faites aux femmes pour la fondation FACE, est revenue d’abord sur la méthodologie de l’étude menée par le réseau « One in three women ». « Nous avons fait appel à quatre chercheuses internationales pour avoir la rigueur universitaire nécessaire. Notre questionnaire a touché 40 000 salariés dans l’Europe », a-t-elle expliqué. L’enquête a été réalisée au sein de 6 entreprises, situées dans 6 pays : en France, en Allemagne, en Italie, en Belgique, en Espagne et au Royaume-Uni. Son objectif était d’appréhender non seulement l’impact des violences conjugales sur la vie des victimes, mais aussi celui sur la vie de l’entreprise et des autres salariés.

Clara Hattu a souligné la portée de ces chiffres, en rappelant que si 2 salariés sur 10 sont victimes de violences conjugales, « cela signifie que tout employeur a été, est ou sera confronté à cette problématique, qui concerne tous les types d’entreprises ». Elle a pointé, outre la nécessaire assistance aux victimes, l’intérêt économique que les entreprises ont à se saisir du sujet, rappelant que 55 % des salariés victimes de violences conjugales mentionnent une baisse de productivité au travail. « La personne arrive dans l’entreprise avec son vécu. Les violences ont un impact sur elle, sur son travail, sur les collègues. Ceux-ci ont parlé de l’anxiété ressentie à l’idée qu’une personne qu’ils voient tous les jours soit dans cette situation, des conséquences que cela a sur leur propre travail ». Si l’entreprise est a priori un lieu où la victime est préservée de son agresseur, la violence peut entrer en son sein par le biais d’appels, de SMS, voire de contacts pris par l’agresseur sur le lieu de travail, a rappelé Clara Hattu.

Vint ensuite le moment de présenter le rapport comparant les politiques juridiques de six pays : la France, l’Espagne, l’Italie, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Canada. Cette recherche comparative a pour but de permettre le mise en avant des idées venues d’ailleurs, par lesquelles les entreprises participent à la lutte contre les violences conjugales. « Les violences conjugales peuvent être dévastatrices pour les entreprises. Elles peuvent intégrer les mesures prévues par d’autres pays si le cadre juridique de leur pays ne le fait pas. Si on laisse cela à l’entreprise, toutes les victimes ne sont pas protégées. Nous voulions montrer que des dispositifs peuvent rentrer dans les lois du pays », a expliqué Chiara Condi, fondatrice de l’association Led by her.

Un cadre juridique français insuffisant

Plusieurs cabinets d’avocats ont travaillé à cette étude comparative visant à poser la responsabilité de l’employeur et de ses limites. Avocate au cabinet Dentons de Paris, Julie Caussade fait partie des avocats mobilisés sur cette étude. Avec sa consœur Ashley Pacquetet, du même cabinet, elles ont longuement détaillé, pendant ce webinaire, le cadre juridique français.

« Considérer que ce fléau s’arrête aux portes de l’entreprise est illusoire », a rappelé Julie Caussade. « Les conséquences sont cumulatives, pour les victimes comme pour les entreprises. Cela engendre de la fatigue, du retard, du stress, de la perte de concentration ». Malgré cela, a-t-elle rappelé, « les violences conjugales ne sont pas totalement reconnues dans le droit du travail français ». Si elles peuvent l’être, c’est par le biais de dispositions spécifiques, comme l’obligation faite à l’employeur de veiller à protéger la sécurité et la santé de ses salariés. Chiara Condi a rappelé que la jurisprudence fait valoir qu’il y a une obligation de résultat pour l’employeur, celui-ci devant prendre en compte tous les risques qui peuvent peser sur la santé des salariés. « On a rarement vu en pratique l’évaluation des risques de violences conjugales », a néanmoins précisé Julie Caussade. L’explication tiendrait en partie au fait que l’exécution du contrat de travail s’applique pendant le temps et sur le lieu d’exercice du travail. « Elle est la conséquence de la subordination dans lequel le salarié est placé. Hormis des cas de figure particuliers, comme celui de l’expatriation, où le salarié ne rentre pas à son domicile, l’employeur n’est plus tenu à cette obligation quand son salarié retourne à la vie privée ».

Julie Caussade a en outre précisé que les tribunaux étaient assez peu saisis de ces questions, bien qu’il existe en France des « des fondamentaux légaux essentiels sur lesquels les victimes peuvent s’appuyer pour engager la responsabilité de leur employeur », à la fois dans le cadre juridique général de prévention des risques professionnels et dans des articles portant sur la prévention du harcèlement. Au sujet du harcèlement, elle a ainsi rappelé que le Code du travail mentionne qu’« aucun salarié ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible d’altérer la santé du salarié ou de compromettre son avenir professionnel ». L’employeur doit donc prendre les mesures de prévention et d’information pour protéger la santé de ses salariés, a-t-elle traduit. Toute la difficulté, pour les entreprises, est de remplir cette obligation de sécurité sans porter atteinte à la vie privée du salarié, autre pilier du droit. « La frontière devient poreuse. On peut utiliser des outils professionnels pour la vie privée. Mais on ne pourrait pas avoir un questionnaire demandant aux salariés s’ils sont victimes de violences conjugales. Cela ferait offense au secret médical. L’employeur a une obligation de discrétion », a précisé Julie Caussade.

En revanche, si le salarié informe de lui-même son employeur des violences subies, ce dernier est obligé d’en tenir compte. « Si un employeur est informé par sa salariée de problèmes de violence conjugale et la licencie en raison de ses retards ou absences, on peut penser que le conseil des prud’hommes va considérer ce licenciement comme abusif », a envisagé l’avocate. « Des obligations fortes permettent de prendre en compte cette situation ».

Si les salariées victimes de violences conjugales portent plainte, elles sont mieux protégées, y compris au sein de l’entreprise. C’est ce qu’a détaillé l’avocate Ashley Pacquetet. « Si une salariée victime de violence conjugale change de lieu de vie et démissionne, elle doit pouvoir bénéficier des allocations de retour à l’emploi de Pôle emploi. Une démission légitime permet de bénéficier d’allocations chômage au même titre qu’un licenciement. Pour cela, elle doit justifier d’avoir déposé plainte », a-t-elle précisé. Ce dispositif protecteur serait largement méconnu. En effet, d’après le Haut conseil à l’égalité, seulement 195 personnes en auraient bénéficié en 2019. Autre levier pour aider les victimes ayant porté plainte : le déblocage anticipé de leur épargne salariale. Depuis juin dernier, cela est possible pour permettre aux victimes de faire face aux frais engendré par un déménagement rendu nécessaire pour fuir un conjoint violent. Enfin, la convention n° 190 de l’Organisation internationale du travail demande aux États de reconnaître les effets des violences conjugales et d’atténuer leur impact dans le monde du travail. « Ces trois mesures sont complétées par d’autres qui peuvent être prises au niveau des entreprises ».

Violences conjugales

S’inspirer des dispositifs étrangers

Le cadre juridique français largement détaillé, les intervenantes ont ensuite donné quelques éléments sur les systèmes juridiques des autres pays étudiés. Certains organisent des horaires spécifiques pour les salariées victimes de violences conjugales ayant besoin de temps en journée pour reconstruire leurs vies. D’autres, comme le Canada, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, ou l’Italie, prévoient des congés spécifiques pour ces salariées, afin de leur permettre, là aussi, de se réorganiser et de déménager. Le Canada est le pays où les salariés victimes de violence conjugale sont les plus protégés par l’entreprise. C’est en effet à ce jour le seul pays à avoir promulgué une loi sur le sujet. Les employeurs y ont une obligation positive de prévenir la violence domestique lorsqu’ils ont « raisonnablement connaissance d’un risque » pour leur salarié.

La limite de ces mécanismes juridiques est qu’ils ne bénéficient pas à toutes les personnes travaillant pour une entreprise. « Les bénéficiaires sont essentiellement les salariés. Les entrepreneurs consultants ou les bénévoles d’une association n’en bénéficient pas », a souligné Chiara Condi. En Italie, les protections garanties pour les salariées ont néanmoins été étendues aux employés de maison et aux travailleurs à domicile. « Encore faut-il que l’information soit portée à la connaissance de l’employeur. Mais si tel est le cas, il doit le protéger », a insisté Chiara Condi, estimant qu’en France, les entreprises pourraient prendre de l’avance sur le législateur, en s’inspirant de ces mesures de droit étranger.

Invitée à réagir à la fin de cet exposé, Clara Hattu a invité les entreprises à ne pas se substituer aux associations accompagnant les victimes de violences conjugales, mais à travailler au contraire main dans la main avec ces dernières. Rappelant qu’il faut en moyenne 7 départs avant qu’une femme ne parvienne à quitter son conjoint violent, elle a souligné que « l’entreprise n’avait pas à prendre de décision pour la salariée ». « Ce qu’on porte », a-t-elle résumé, « c’est de dire que l’entreprise peut être un lieu de libération de la parole, si la victime le souhaite. Il faut s’appuyer sur les associations, faire des liens entre ces structures et l’entreprise ». Chiara Condi a précisé que « Si une entreprise ne peut pas faire de vrai signalement, elle peut sensibiliser les salariés, et communiquer sur les dispositifs qui existent ».

La fin du webinaire fut consacrée à un bref recensement des bonnes pratiques existantes.

Le maintien dans l’emploi, un enjeu de taille

Matthieu Arrault, manager des programmes internationaux de la fondation Kering, qui regroupe 8 très grandes entreprises telles que Publicis ou la SNCF, s’est attardé sur l’impact de ces violences sur les collègues des victimes. « Une personne sur 10 a connaissance d’un collègue concerné sur le lieu de travail. Cela a un coût économique, même s’il est compliqué de le chiffrer car c’est encore peu documenté, et qu’il y a le problème de la confidentialité des cas connus ». Il a pointé la vulnérabilité extrême des femmes qui, en plus d’être victimes de violences, perdent leur emploi. « Elles se retrouvent alors dépendantes économiquement d’un mari violent. Beaucoup de femmes ont perdu leur carrière à cause des violences. Elles ont été punies aussi dans leur vie professionnelle. Comment faire en sorte que l’employeur puisse les protéger ? C’est du travail de réintégrer ces femmes qui ont vécu des violences. Celles-ci occupent toute leur vie, car en plus de gérer leurs enfants seules, elles se lancent dans des procédures juridiques longues, pour lesquelles elles doivent souvent poser des demi-journées… Quand elles sortent du domicile, cela continue d’occuper leur vie, notamment leur vie professionnelle ». « L’auteur des violences cherche à isoler, et cela passe par la perte de l’emploi. Il faut qu’une femme victime de violence conjugale puisse rester en emploi », a abondé Clara Hattu.

Citant une enquête menée auprès de 1 300 femmes aux États-Unis par un partenaire de Kering, Matthieu Arrault a estimé que les femmes victimes de violences conjugales perdraient en moyenne 23 000 dollars de ressources par an, notamment du fait de la perte d’emploi.

Clara Hattu a conclu en appelant des cabinets d’avocats à rejoindre le réseau Led by her. Celui-ci regroupe plus de 1 000 entreprises, partageant les bonnes pratiques sur ces questions de sensibilisation. « Ces entreprises s’engagent à encourager les femmes qui le souhaitent à parler en interne de leurs problèmes, de sorte que les entreprises puissent les soutenir ». Le réseau, a-t-elle rappelé, ne compte à ce jour aucun cabinet d’avocat.

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