CEDH : expulsion d’un ressortissant tchétchène vers la Russie
Le requérant est un ressortissant russe d’origine tchétchène qui était entré sur le territoire français avec sa mère qui se vit accorder le statut de réfugié par une décision de l’OFPRA. Majeur, il sollicita le maintien de la protection de réfugié auprès des autorités françaises, qui lui fut accordé.
Condamné à deux reprises pour des faits de menace de crime ou délit sur personne dépositaire de l’autorité publique, outrage ou rébellion, et pour des faits de vol en réunion, son domicile fit l’objet d’une perquisition administrative dans le cadre de l’état d’urgence et à cette occasion, des éléments en lien avec l’organisation terroriste Daesh furent trouvés à son domicile.
Après une assignation à résidence aux motifs qu’il était l’administrateur d’un site internet pro-djihad et qu’il avait manifesté l’intention de rallier la Syrie, il fut interpellé et placé en garde-à-vue et admit être l’auteur de deux vidéos, l’une sur laquelle il proférait des menaces de mort à l’encontre de policiers, et prêtait allégeance à l’État islamique. Placé en détention provisoire, il fut condamné à une peine de six ans d’emprisonnement et à une interdiction définitive du territoire français.
L’OFPRA, estimant que la présence du requérant en France constituait une menace grave pour la sûreté de l’État, mit fin à son statut de réfugié et fit l’objet d’un arrêté préfectoral d’expulsion fixant la Russie comme pays de destination.
Invoquant l’article 3, le requérant considère que son éloignement vers la Fédération de Russie l’expose à des traitements contraires à cet article et que ces risques se sont réalisés postérieurement à son expulsion.
La Cour relève que, selon les déclarations du requérant devant elle, ses craintes, préalablement à l’exécution de la mesure d’expulsion, étaient fondées sur sa qualité de réfugié, la protection internationale dont bénéficient les membres de sa famille en France et en Belgique, ses liens supposés par les autorités russes avec des opposants tchétchènes radicalisés et enfin sa condamnation en France pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme.
La Cour relève aussi que le requérant avait soulevé différents moyens devant le juge des référés du tribunal administratif concernant la décision fixant le pays de destination, parmi lesquels une méconnaissance de l’article 3 de la Convention, une méconnaissance de l’article 14 de la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 ainsi que la circonstance qu’il bénéficiait de la qualité de réfugié.
S’agissant, en premier lieu, de la protection internationale accordée au requérant, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de tirer les conséquences qu’il convient d’attacher tant au regard de la convention de Genève, du droit de l’UE que du droit français à la révocation du statut de réfugié du requérant. Elle estime toutefois, aux fins d’examen de la présente affaire, qu’elle doit prendre en compte les éléments ayant conduit à l’octroi du statut de réfugié au requérant par l’OFPRA et les informations alors à la disposition des autorités françaises.
La Cour relève que les parents du requérant ont obtenu le statut de réfugié à leur arrivée en France. Ces deux décisions n’étaient pas motivées dès lors qu’elles leur octroyaient ce statut. Toutefois les récits sur le fondement desquels il fut accordé sont versés au dossier et permettent d’analyser les craintes dont ils faisaient état, lesquelles étaient liées à leur engagement dans la résistance au cours des guerres de Tchétchénie. La Cour constate que le requérant a quant à lui bénéficié de ce statut au cours de sa minorité en application du principe de l’unité familiale.
Il est certain que les proches des membres de la lutte armée de la résistance tchétchène ou des personnes considérées par les autorités comme tels peuvent craindre d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de retour en Russie et que, selon un rapport international, le régime de Kadyrov contrôle étroitement les membres de la diaspora tchétchène à l’étranger tout en appelant au retour des réfugiés. Néanmoins, le requérant ne produit pas d’éléments laissant à penser que les activités de ses parents il y a près de vingt ans en Tchétchénie auraient engendré pour lui, au moment de son expulsion, un risque avéré de subir de mauvais traitements ou des actes de torture en cas de retour en Russie.
La Cour note que le requérant s’est vu délivrer un passeport russe par la mairie de Grozny, sans apporter aucune explication aux incohérences relevées dans son récit par le Gouvernement, n’indiquant pas comment, dans les circonstances qu’il prétend être les siennes, il a réussi à obtenir un passeport russe. La Cour rappelle que la délivrance d’un titre de voyage international à une personne dont les activités avaient déjà attiré l’attention des autorités russes paraît hautement improbable.
La Cour constate que si le statut de réfugié du requérant fut maintenu à sa majorité sur le fondement de la Convention de Genève, qui sont relatives à des craintes de persécutions établies, ce maintien fut effectué alors que le requérant n’avait pas informé l’OFPRA de l’obtention du passeport russe en 2008. Cette reconnaissance des craintes dans le pays d’origine ne peut donc être regardée comme ayant été effective à la date du maintien du statut.
Toutefois, la Cour relève que l’OFPRA, ayant eu par la suite connaissance de l’obtention dudit passeport, n’a pas estimé utile, lors du retrait du statut de réfugié en 2017, de faire usage des clauses de cessation d’application de la Convention de Genève. Cela a eu pour conséquence de faire perdurer le bénéfice, pour le requérant, de la qualité de réfugié, sans que cette qualité ne puisse, à elle seule, établir les risques invoqués par l’intéressé de subir des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention en cas de retour en Russie à la date de son expulsion.
La Cour remarque que si la Russie n’a jamais sollicité de la France l’extradition du requérant ou une copie des décisions de justice le condamnant pour des faits liés au terrorisme, le requérant verse néanmoins au dossier un rapport du chef du centre de lutte contre l’extrémisme du ministère de l’intérieur de la Tchétchénie daté de la veille de son éloignement.
La Cour estime que les témoignages du requérant dont le Gouvernement soutient qu’ils ne sauraient suffire à établir l’existence de mauvais traitements font état de méthodes attestées par plusieurs rapports internationaux et que, quand bien même ils doivent être analysés avec prudence dès lors qu’il s’agit de témoignages rédigés par le requérant lui-même, ils constituent des éléments qui s’ajoutent au faisceau d’indices disponible. La Cour relève en particulier que le requérant mentionne avoir été « remis à l’enquêteur de la direction de l’administration russe du MIA pour la ville de Grozny » et qu’il s’agit d’un endroit au sein duquel des instruments de torture ont été découverts.
En conclusion, la Cour constate qu’en l’espèce le requérant a conservé, en dépit de la révocation de son statut sur le fondement de l’article L. 711-6 du CESEDA, la qualité de réfugié et que c’est un élément qui doit être particulièrement pris en compte par les autorités internes lorsqu’elles examinent la réalité du risque que celui-ci allègue subir en cas d’expulsion.
En premier lieu, la décision préfectorale fixant la Russie comme pays de destination, prise sur le fondement de l’arrêté d’expulsion, mentionne qu’il a été mis fin au statut de réfugié du requérant et qu’il n’a apporté aucune justification ni aucune précision sur les dangers invoqués en cas de retour dans son pays d’origine. En revanche, l’arrêté ne fait aucune mention expresse du fait que l’intéressé a conservé la qualité de réfugié.
En second lieu, le tribunal administratif a rejeté, la veille de son éloignement effectif, le référé suspension introduit par le requérant sans indiquer expressément les motifs ayant fondé son appréciation. Le seul constat d’un défaut de doute sérieux sur la légalité de l’arrêté fixant le pays de destination ne permet pas à la Cour au regard, en particulier, de la motivation de cet arrêté relevée plus haut, de vérifier que le tribunal a bien pris en compte, d’une part, la qualité de réfugié du requérant, quand bien même le maintien de cette qualité pouvait in fine ne pas apparaître déterminant, et, d’autre part, les craintes engendrées par le fait qu’il pourrait être identifié comme appartenant à une catégorie ciblée en raison de ses activités en lien avec le terrorisme islamiste. La Cour estime donc qu’elle n’est pas en mesure de contrôler qu’il a été procédé en temps utile à l’analyse des risques attendue au regard de l’article 3 de la Convention, laquelle implique un examen, au besoin d’office, des risques connus ou pouvant être connus à la date de l’expulsion.
La Cour remarque que par deux décisions le tribunal administratif a rejeté les recours en annulation du requérant introduits contre l’arrêté d’expulsion et la décision fixant la Russie comme pays de destination, considérant que « dans les circonstances de l’espèce, au vu des éléments produits, le requérant n’est pas fondé à soutenir que la décision attaquée a été prise en méconnaissance des stipulations des articles 2 et 3 de la Conv. EDH ». Ainsi que cela ressort du raisonnement du tribunal administratif, cette conclusion était fondée sur une évaluation approfondie de la situation u requérant. Cet examen ayant été effectué après l’expulsion du requérant vers la Russie, l’appréciation portée par le tribunal administratif ne saurait remédier aux insuffisances de l’analyse des risques que la Cour a déjà décrites.
La Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention et ce constat constitue une satisfaction équitable suffisante et décide, en conséquence, de ne pas allouer d’indemnité pour dommage moral, mais seulement le remboursement des frais et dépens du requérant.
NOTE : Voir aussi CEDH, 30 août 2022, n° 1348/21
Sources :