CEDH : Facebook et les commentaires de haine
Un maire, président du groupe Rassemblement national d’un conseil régional posta sur le mur de son compte Facebook, qu’il gérait personnellement et dont l’accès était ouvert au public, un billet concernant son adversaire politique, que des tiers commentèrent. Se sentant insultée directement et personnellement par des propos qu’elle qualifia de « racistes », la compagne dudit adversaire rencontra l’un de ces commentateurs qu’elle connaissait personnellement et qui, ignorant le caractère public du mur Facebook du requérant, supprima aussitôt son commentaire.
La requérante écrivit au procureur de la République pour déposer plainte contre l’auteur du billet et les commentateurs en raison des propos litigieux. Le maire afficha un message invitant les intervenants à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires », mais n’intervint pas sur les commentaires déjà publiés.
Jugeant que les propos définissaient clairement le groupe de personnes concernées, à savoir les personnes de confession musulmane, et que l’assimilation de la communauté musulmane avec la délinquance et l’insécurité dans la ville de Nîmes tendait à susciter un fort sentiment de rejet ou d’hostilité envers ce groupe, la cour d’appel condamna les mis en cause, considérant de surcroît qu’en rendant sciemment public son mur Facebook, le maire était devenu responsable de la teneur des propos publiés qui, selon ses déclarations pour légitimer sa position, lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression, et que sa qualité de personnage politique lui imposait une vigilance d’autant plus importante.
Dans son arrêt de chambre la Cour a notamment relevé que les commentaires publiés sur le mur du compte Facebook du requérant, que celui-ci avait rendu public, étaient de nature clairement illicite. Tout en relevant le contexte électoral et tenant compte du support utilisé, à savoir le mur d’un compte Facebook, elle a considéré que l’ingérence litigieuse pouvait passer pour « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 de la Convention.
L’article 93‑3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982, modifiée en 2009, encadre spécifiquement la responsabilité du directeur de publication en l’absence de fixation préalable et tant le Conseil constitutionnel que la Cour de cassation ont étendu le bénéfice du dernier alinéa de l’article 93-3 au producteur.
La question de la responsabilité du titulaire d’un compte Facebook, en l’espèce un homme politique en campagne électorale, en raison de propos diffusés sur son mur, en particulier dans un contexte politique et en période électorale, ne faisait pas encore l’objet d’une jurisprudence spécifique au moment des faits litigieux. Néanmoins, une certaine indétermination quant aux conséquences de l’application d’une loi à des cas limites ne saurait suffire à entraîner la méconnaissance de l’exigence de la prévisibilité de sa mise en œuvre, de même que le fait qu’il s’agisse de la première affaire de ce type ne rende pas en lui‑même l’interprétation de la loi imprévisible. Le caractère inédit de la question juridique posée en l’espèce ne saurait donc, en soi, constituer une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de la loi.
En conséquence, la Cour estime que le texte était formulé avec une précision suffisante, au sens de l’article 10 de la Convention, pour permettre au requérant de régler sa conduite dans les circonstances de l’espèce.
La Cour considère tout d’abord qu’il ne fait guère de doute qu’un minimum de contrôle a posteriori ou de filtrage préalable destiné à identifier au plus vite des propos clairement illicites et à les supprimer dans un délai raisonnable, et ce même en l’absence d’une notification de la partie lésée, est souhaitable, que ce soit au niveau de l’hébergeur, en l’espèce Facebook. Elle souligne le fait que le titulaire d’un compte ne saurait revendiquer un quelconque droit à l’impunité dans l’utilisation qu’il fait des outils numériques mis à sa disposition sur Internet et qu’il lui appartient d’agir dans les limites de ce que l’on peut raisonnablement attendre de lui.
En l’espèce, la Cour rappelle qu’aucune disposition n’imposait la mise en place d’un filtrage préalable des messages et qu’il n’existait pas de possibilité pratique d’opérer une modération a priori sur Facebook mais le requérant avait toute latitude pour décider de rendre l’accès au mur de son compte Facebook public ou non. Les juridictions internes ont ainsi pris en considération sa décision de l’avoir volontairement rendu public, et en conséquence, autorisé ses amis à y publier des commentaires. La Cour estime cependant que, s’agissant d’un moyen technique mis à sa disposition par la plateforme, qui lui permettait de communiquer avec les électeurs en sa qualité d’homme politique et de candidat à une élection, la décision qu’il a prise à ce titre ne saurait, en soi, lui être reprochée. Néanmoins, compte tenu du contexte local et électoral tendu qui existait à l’époque des faits, une telle option était manifestement lourde de conséquences, ce que le requérant ne pouvait ignorer. La Cour tient dès lors pour légitime le fait de distinguer, comme l’ont fait les juges internes, selon que l’accès au mur d’un compte Facebook est réservé à certaines personnes ou au contraire entièrement public.
En outre, la Cour rappelle que l’utilisation de Facebook était soumise à l’acceptation des conditions de ce réseau social, en particulier de la « déclaration des droits et responsabilité » que le requérant ne pouvait ignorer.
Elle constate d’ailleurs que si chaque utilisateur de Facebook doit veiller individuellement au respect de ces règles de fonctionnement, le requérant a néanmoins estimé devoir attirer l’attention de ses « amis » sur la nécessité de tenir des propos licites, ce qui semble démontrer qu’il avait à tout le moins conscience des problèmes posés par certaines publications sur le mur de son compte. L’absence d’un contrôle minimal apparaît d’autant plus inexplicable que, dès le lendemain, le requérant avait été informé par celui qui avait retiré de lui-même son commentaire des problèmes susceptibles d’être soulevés par les autres commentaires.
La Cour rappelle qu’elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, qui jouissent au demeurant d’une marge d’appréciation, mais de vérifier la compatibilité avec les exigences de l’article 10 des décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation, et ce en appréciant l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire.
La Cour constate par ailleurs que les juridictions internes ont rendu des décisions motivées et qu’elles se sont livrées à une appréciation raisonnable des faits et que si le jugement du tribunal correctionnel se contente de relever que le requérant avait autorisé ses amis à avoir accès à son mur, l’arrêt de la cour d’appel apporte toutefois un certain nombre de précisions factuelles à savoir par exemple le fait que, lors de l’enquête, le requérant avait déclaré consulter son compte tous les jours et le fait que le requérant avait légitimé sa position en affirmant que les commentaires litigieux lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression.
La Cour estime au demeurant qu’une notoriété et une représentativité importante donnent nécessairement une résonance et une autorité particulières aux mots, aux actes ou aux omissions de leur auteur. Dès lors, elle estime pertinent d’opérer un contrôle de proportionnalité en fonction du niveau de responsabilité susceptible de peser sur la personne visée.
La Grande Chambre fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle le requérant n’a pas été poursuivi en lieu et place des commentateurs, également condamnés par ailleurs. Dès lors, les questions liées à l’anonymat sur Internet et à l’établissement de l’identité des auteurs ne se posent pas dans la présente espèce.
La Cour a conscience de ce qu’une condamnation pénale est susceptible, comme le soutiennent le requérant et certains tiers intervenants, d’avoir des effets dissuasifs pour les utilisateurs de Facebook, d’autres réseaux sociaux ou de forums de discussion. Cependant, s’il existe un mouvement en faveur de la dépénalisation de la diffamation, tel n’est pas le cas s’agissant des discours de haine et des appels à la violence.
De plus, la Cour rappelle qu’il n’est pas exclu, dans des circonstances exceptionnelles, notamment en cas de diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence, qu’une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine du discours politique puisse être regardée compatible avec la liberté d’expression.
En outre, même lorsque le montant des amendes infligées peut paraître élevé au regard des circonstances de la cause, cela doit être apprécié à l’aune du fait que les intéressés encouraient en principe des peines d’emprisonnement.
En l’espèce, la Cour constate que la condamnation du requérant par le tribunal correctionnel, confirmée par la cour d’appel, ne l’a pas empêché d’être élu maire et de continuer à exercer des responsabilités au nom de son parti politique.
En conclusion, sur la base d’un examen concret des circonstances spécifiques de la présente affaire et eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur, la Cour estime que les décisions des juridictions internes reposaient sur des motifs pertinents et suffisants, et ce tant au regard de la responsabilité du requérant, en sa qualité d’homme politique, pour les commentaires illicites publiés en période électorale sur le mur de son compte Facebook par des tiers, eux-mêmes identifiés et poursuivis comme complices, qu’en ce qui concerne sa condamnation pénale. Dès lors, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
Sources :