CEDH : liberté d’expression vs grossière stigmatisation
Dans le cadre d’une chronique dont l’objet est de montrer aux téléspectateurs ce qui se passe « hors antenne », C8 diffusa une séquence qui s’était déroulée pendant une interruption publicitaire, au cours de laquelle l’animateur de Touche pas à mon poste, prétextant un jeu, avait amené une des chroniqueuses de l’émission, qui avait les yeux fermés, à poser la main sur son pantalon, au niveau de son sexe, sans que cette séquence ne fasse apparaître qu’elle aurait été prévenue ni que son consentement aurait été recueilli.
Le CSA prononça à l’encontre de C8 la sanction de suspension pendant deux semaines de la diffusion des séquences publicitaires au sein de l’émission, ainsi que pendant les quinze minutes précédant et suivant l’émission, cette sanction s’appliquant aux émissions diffusées en direct comme à celles rediffusées.
Invoquant notamment l’article 10 de la Convention, la société requérante saisit le Conseil d’État qui rejeta la requête.
Toujours dans le cadre de cette émission, le présentateur se faisait passer pour une personne bisexuelle, jeune et précisait : « je vous invite à déjeuner … et qui sait, peut-être qu’après je vous dégusterai … Je suis joignable au (…) à partir de 22 heures ; PS : J’aime quand on m’insulte ! ». D’après le Gouvernement, les voix des personnes qui passèrent à l’antenne ne furent vraisemblablement pas modifiées.
L’émission provoqua de nombreuses réactions dès le lendemain de sa diffusion et à nouveau le CSA sanctionna C8 et, à nouveau la chaîne invoqua sa liberté d’expression et, encore une fois, le Conseil d’État rejeta sa requête.
Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour décide de les examiner conjointement.
La Cour précise à titre liminaire que L’article 10 peut trouver à s’appliquer lorsque, comme en l’espèce, n’est en jeu ni l’expression d’une opinion ou d’une idée, ni la diffusion ou la réception d’une information. Toutefois, dans pareille hypothèse, en ce qui concerne l’appréciation de la nécessité de l’ingérence litigieuse, la Cour reconnaît à l’État une large marge d’appréciation.
Si la Cour reconnaît que les sanctions prononcées par le CSA constituent des ingérences d’une autorité publique dans l’exercice du droit garanti par l’article 10 § 1 de la Convention, elles sont prévues par la loi, poursuivent un but légitime de protection des droits d’autrui (séquence attentatoire à l’image des femmes ou stigmatisant un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle et portant atteinte à la vie privée, à l’image, à l’honneur ou à la réputation).
La Cour ne voit aucune raison de se départir de l’appréciation du CSA et du Conseil d’État, qui repose sur des motifs pertinents et suffisants. Pour la première séquence, elle considère que la mise en scène du jeu obscène entre l’animateur vedette et une de ses chroniqueuses ainsi que les commentaires graveleux que celui-ci a suscités véhiculent une image stéréotypée négative et stigmatisante des femmes. Or les stéréotypes constituent souvent la base de la discrimination et de l’intolérance, et sont utilisés par ceux qui prétendent justifier celles-ci. Pour la seconde, elle considère que le canular téléphonique véhicule une image stéréotypée négative et stigmatisante des personnes homosexuelles. En outre, il est manifeste que la diffusion à la télévision de propos d’une personne relatifs à ses préférences ou pratiques sexuelles ou à son anatomie intime, sans son consentement préalable et sans dispositif destiné à prévenir son identification, constitue une atteinte à sa vie privée. La Cour souscrit à la solution retenue par le CSA et le Conseil d’État qui, après avoir souligné que la séquence litigieuse véhiculait des stéréotypes de nature à stigmatiser les personnes homosexuelles, ont fait prévaloir le droit au respect de la vie privée des personnes piégées par le canular téléphonique sur la liberté d’expression de la société requérante.
À cela s’ajoute la circonstance relevée par le CSA que cette émission rencontre un écho particulier auprès du jeune public, si bien qu’un nombre significatif de mineurs et jeunes adultes s’est ainsi trouvé exposé à des séquences de nature à banaliser la dégradation de l’image des femmes et des personnes homosexuelles.
La lourdeur des sanctions, dont le caractère pécuniaire est particulièrement adapté, en l’espèce, à l’objet purement commercial des comportements qu’elles répriment, doit par ailleurs être relativisée à la lumière de l’échelle des sanctions prévue par l’article 42-1 de la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication. Le CSA avait en effet la possibilité de prendre des mesures encore plus sévères : suspendre l’autorisation d’exploitation ou d’une partie du programme pour une durée allant jusqu’à un mois ; réduire la durée de l’autorisation dans la limite d’une année ; prendre ensemble une sanction pécuniaire et une mesure de suspension ; retirer l’autorisation.
En conclusion, la Cour considère, eu égard à l’impact de ces diffusions, en particulier auprès d’un jeune public, aux manquements répétés de C8 à ses obligations déontologiques, aux garanties procédurales dont elle a bénéficié dans l’ordre interne, et à la large marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, que les sanctions prononcées contre cette dernière n’ont pas méconnu son droit à la liberté d’expression.
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