CEDH : performance Femen dans une église
La requérante est une militante Femen qui manifesta, en dehors de tout office religieux, dans l’église de la Madeleine à Paris en se présentant devant l’autel, la poitrine dénudée et le corps couvert de slogans, et mima, à l’aide d’un morceau de foie de bœuf, un avortement. Sa performance fut brève et elle quitta les lieux à l’invitation du maître de chapelle présent.
Cette action fut médiatisée, une dizaine de journalistes étant présents.
Dans une interview, publiée sur internet sous la forme d’une lettre adressée au curé de l’église, la requérante décrivit le sens de son action : elle tenait « deux morceaux de foie de bœuf dans les mains, symbole du petit Jésus avorté », avec, peints sur son torse et dans son dos, les slogans « 344e salope » en référence au manifeste des 343 initié par des féministes pro-avortement en 1971.
Le curé de la paroisse déposa une plainte avec constitution de partie civile et le tribunal correctionnel condamna la requérante pour exhibition sexuelle à un mois d’emprisonnement assorti d’un sursis simple et, sur les intérêts civils, à payer au représentant de la paroisse un montant de 2 000 euros au titre du préjudice moral, ainsi qu’à participer aux frais de procédure de son adversaire à hauteur de la somme de 1 500 euros.
La cour d’appel de Paris confirma le jugement en tous points. La Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante.
La requérante se plaint de sa condamnation pénale pour des faits d’exhibition sexuelle commis, dans une église, à l’occasion d’une action qu’elle a menée en tant que membre des Femen. Elle invoque une violation de l’article 10 de la Convention.
La Cour considère, à l’instar des parties, que la condamnation litigieuse, qui s’inscrivait dans le contexte de la « performance » militante de la requérante, a constitué une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression protégé par la Convention. Pareille ingérence méconnait l’article 10 sauf si, prévue par la loi, elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et si elle est nécessaire dans une société démocratique pour les atteindre.
À titre liminaire, la Cour précise que la question déterminante qui se pose à ce stade est celle de savoir si, lorsqu’elle a adopté le comportement pour lequel elle a été condamnée, la requérante savait ou aurait dû savoir – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – que ses actes étaient de nature à engager sa responsabilité pénale sur le fondement de l’article 222-32 du Code pénal. Pour la Cour, il ne fait aucun doute que la requérante pouvait raisonnablement s’attendre à ce que ce comportement entraîne pour elle des conséquences pénales. De même, concernant la poursuite d’un but légitime, les juridictions nationales pouvaient légitimement envisager de sanctionner le comportement d’une personne qui exhibe une partie sexuelle de son corps, au sens du droit pénal interne, dans un lieu public tel qu’une église.
L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ? La Cour relève que la condamnation de la requérante était fondée sur la caractérisation du délit d’exhibition sexuelle. Selon le Gouvernement, elle ne visait pas à sanctionner ses idées et opinions critiques sur la doctrine de l’Église catholique.
Néanmoins, la Cour considère qu’eu égard à son caractère militant, l’action de la requérante, qui cherchait à exprimer ses convictions politiques, dans la ligne des positions défendues par le mouvement des Femen au nom duquel elle agissait, avait pour but de véhiculer, dans un lieu de culte symbolique, un message relatif à un débat public et sociétal portant sur le positionnement de l’Église catholique sur une question sensible et controversée, à savoir le droit des femmes à disposer librement de leur corps, y compris celui de recourir à l’avortement.
Dans ces conditions, la Cour considère qu’alors même qu’elle a été exercée, dans la présente affaire, d’une manière qui était susceptible d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale voire de la religion compte tenu du lieu choisi pour réaliser la performance, où pouvaient se trouver, par définition, de plus nombreux croyants que dans tout autre lieu, la liberté d’expression de la requérante devait bénéficier d’un niveau suffisant de protection, allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités nationales atténuée dès lors que le contenu de son message relevait d’un sujet d’intérêt général.
La Cour rappelle qu’elle n’a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs du délit d’exhibition sexuelle. En l’espèce, et contrairement à ce que l’invite à faire la requérante, il ne lui appartient pas de déterminer s’il y a lieu ou non de tenir compte des mobiles de la personne poursuivie pour caractériser ce délit.
Dans la présente affaire, la Cour relève que la performance de la requérante s’est déroulée dans une église et rappelle avoir déjà admis, dans une pareille situation, qu’un tel comportement pouvait être regardé comme méconnaissant les règles de conduite acceptables dans un lieu de culte et en avoir déduit que l’infliction de certaines sanctions pouvait en principe être justifiée par les impératifs de protection des droits d’autrui. Toutefois, s’agissant de la peine prononcée à l’encontre de la requérante, la Cour est, en premier lieu, frappée de la sévérité de la sanction que les juridictions internes ont infligée à l’intéressée sans pour autant exposer en quoi une peine d’emprisonnement s’imposait pour garantir la protection de l’ordre public, de la morale et des droits d’autrui dans les circonstances de l’espèce. À la gravité de la sanction pénale prononcée s’est ajouté le montant relativement élevé de la somme mise à la charge de la requérante au titre des intérêts civils.
L’action de la requérante à laquelle aucun comportement injurieux ou haineux n’a été reproché, quelque choquante qu’elle ait pu être pour autrui eu égard à la nudité qu’elle a imposée dans un lieu public, comportement sanctionnable en vertu du droit pénal interne, avait pour seul objectif de contribuer, par une performance délibérément provocante, au débat public sur les droits des femmes, plus spécifiquement sur le droit à l’avortement. Aucune condamnation antérieure n’était inscrite au casier judiciaire de la requérante. Elle était insérée socialement et professionnellement, percevant des revenus, de sorte que la référence à la personnalité de l’auteur pour justifier la peine ne renvoyait à aucun élément précis et défavorable ni ne justifiait le choix de ne pas retenir une peine non privative de liberté.
Afin d’apprécier la nécessité de l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante et de déterminer si son comportement justifiait une sanction, les juridictions nationales se sont référées à certains principes dégagés par la Cour dans sa jurisprudence relative à l’article 10 de la Convention.
La Cour relève, tout d’abord, qu’il résulte de ces motivations que la cour d’appel comme la Cour de cassation ont effectué une mise en balance non seulement des intérêts divergents qui étaient en jeu mais aussi de deux libertés protégées par la Convention, à savoir la liberté d’expression, d’une part, et la liberté de conscience et de religion, d’autre part.
Or, la Cour constate, ainsi que le fait valoir la requérante, que la sanction pénale qui lui a été infligée en répression du délit d’exhibition sexuelle, pour avoir dénudé sa poitrine dans un lieu public, n’avait pas pour objet de punir une atteinte à la liberté de conscience et de religion. Certes, par le choix du lieu et les symboles en relation avec la religion mobilisés dans sa mise en scène, la requérante avait adopté un comportement qui était susceptible de heurter non seulement les convictions morales des ministres du culte ainsi que des personnes présentes, mais également leurs croyances religieuses. Il s’ensuit que si les circonstances de lieu ainsi que les symboles auxquels la requérante avait eu recours devaient être nécessairement pris en compte, en tant qu’éléments de contexte, les juridictions internes n’avaient pas, eu égard à l’objet de l’incrimination en cause, à procéder à la mise en balance entre la liberté d’expression revendiquée par la requérante et le droit à la liberté de conscience et de religion protégé par l’article 9 de la Convention.
La Cour constate qu’alors qu’elles ont estimé qu’elle avait troublé autrui dans la pratique de la religion, les juridictions internes n’ont pas non plus pris en considération le fait que la requérante avait agi en dehors de tout exercice du culte, qu’il n’était pas contesté que son action s’était déroulée de manière brève, sans déclamation des slogans affichés sur son corps et que l’intéressée avait quitté l’église dès que cela lui avait été demandé.
La Cour doit, ensuite, vérifier si le juge interne a dûment effectué la mise en balance des intérêts divergents entre, d’une part, le droit de la requérante de communiquer au public ses idées sur les droits devant être reconnus aux femmes, dont celui de disposer de leur corps, et, d’autre part, le droit d’autrui au respect de la morale et de l’ordre public.
La Cour note que les juridictions internes se sont bornées à examiner la question de la nudité de sa poitrine dans un lieu de culte, et ont refusé de tenir compte de la signification des inscriptions figurant sur le torse et le dos de la requérante, qui portaient un message féministe. Elles n’ont pas davantage pris en considération les explications fournies par la requérante sur le sens donné à leur nudité par les militantes des Femen, auxquelles elle appartenait, dont la poitrine dénudée sert d’« étendard politique » ni sur le lieu de son action, à savoir un lieu de culte notoirement connu du public, choisi dans le but de favoriser la médiatisation de cette action.
La Cour en conclut que les motifs adoptés par les juridictions internes ne sont pas de nature à lui permettre de considérer qu’en l’espèce, elles ont procédé à la mise en balance entre les intérêts en présence de manière adéquate et conformément aux critères dégagés par sa jurisprudence. La Cour considère que les motifs retenus par les juridictions internes ne suffisent pas à ce qu’elle regarde la peine infligée à la requérante, compte tenu de sa nature ainsi que de sa lourdeur et de la gravité de ses effets, comme proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
Sources :