La réputation de l’avocat au cœur de l’arrêt de la CEDH
Le requérant est un ressortissant croate qui fut président de la Croatie. Un avocat croate qui à l’époque exerçait à Angers porta plainte au pénal au nom de l’un de ses clients contre onze ressortissants croates, dont le requérant, pour deux chefs de tentative de meurtre et un chef de tentative d’extorsion par une organisation criminelle. Le requérant était accusé de complicité. L’une des onze personnes était supposément un parrain bien connu de la mafia qui, selon le client de l’avocat, avait financé la campagne électorale de l’ancien président.
Des articles associant le nom de l’ancien président à la plainte furent publiés sur les sites Internet de deux quotidiens croates, disant qu’il était une sorte de protecteur politique du commanditaire de l’assassinat. Contacté par téléphone par des journalistes, avait confirmé que la plainte avait bien été déposée, mais que la loi française lui interdisait d’entrer dans les détails.
Invoquant l’article 10, le requérant voit dans le jugement qui l’a condamné à des dommages et intérêts pour l’atteinte commise à la réputation de l’avocat, en déclarant lors d’une conférence de presse que ce dernier aurait à se rendre dans un certain hôpital psychiatrique, une violation de sa liberté d’expression. Il soutient en outre que la durée de la procédure civile était incompatible avec l’article 6 § 1.
S’agissant des hauts fonctionnaires de l’État, la Cour a souligné l’importance de leur liberté d’expression en jugeant que, pour protéger leur liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions et maintenir la séparation des pouvoirs dans l’État, il est acceptable dans une société démocratique aux États d’accorder une immunité fonctionnelle à leurs chefs d’État.
D’autre part, la Cour a également reconnu, quoique dans des circonstances différentes, que, d’une manière générale, les paroles prononcées par des hauts fonctionnaires de l’État, comme le requérant en l’espèce, ont plus de poids.
La Cour a souligné dans un certain nombre d’affaires que les avocats jouent un rôle essentiel dans l’administration de la justice et que le libre exercice de la profession d’avocat est indispensable à la pleine mise en œuvre du droit fondamental à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention.
Elle est en outre consciente de la fréquence des cas de harcèlement, de menaces et d’agressions à l’encontre des avocats dans de nombreux États membres du Conseil de l’Europe. Toutefois, en l’espèce, les juridictions internes ont établi que la déclaration du requérant n’avait pas constitué une menace d’internement psychiatrique involontaire. La Cour n’a aucune raison de remettre en cause cette appréciation.
Néanmoins, elle considère que les hauts fonctionnaires de l’État qui attaquent la réputation des avocats et les tournent en dérision en vue de les isoler et de porter atteinte à leur crédibilité – comme l’a fait le requérant en l’espèce – sont souvent aussi efficaces qu’une menace pour empêcher avocats d’exercer leurs fonctions professionnelles. De telles déclarations pourraient avoir de graves conséquences sur les droits de l’accusé et le droit d’accès à un tribunal, qui sont des éléments essentiels du droit à un procès équitable. Enfin, la Cour est consciente du fait qu’au moment où le requérant a fait la déclaration litigieuse, l’avocat était lié par le secret de l’instruction pénale en France. Cela l’a empêché de répondre (en faisant valoir, par exemple, que les accusations portées dans la plainte pénale n’étaient pas absurdes comme le suggérait la déclaration du requérant) et l’a placé dans une position encore plus désavantageuse vis-à-vis du requérant, une personnalité publique puissante qui, en raison de son rôle de président de l’État, a bénéficié d’une grande attention médiatique.
La Cour conclut que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant était « nécessaire dans une société démocratique » pour la protection de la réputation de l’avocat et pour éviter un effet dissuasif sur les fonctions professionnelles exercées par les avocats. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
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