Apport avec soulte : un nouveau terrain de contentieux ?

Publié le 04/12/2020

Les remises en cause sur le terrain de l’abus de droit, par l’administration fiscale, des opérations d’apport de titres avec soulte antérieures à 2017 ayant bénéficié du régime du report d’imposition, semblent se multiplier et offrir un nouveau champ de contentieux. L’éclairage d’Olivier Janoray, avocat chez Arsene.

« Les opérations d’apports de titres accompagnés du versement d’une soulte semblent offrir un terrain de rectification pour l’administration fiscale, propice à de futurs contentieux. On peut, en effet, s’interroger sur la multiplication des remises en cause de ces opérations sur le terrain de l’abus de droit », constate Olivier Janoray, avocat chez Arsene. En cause : l’application du régime du report d’imposition aux plus-values d’apport de titres à une société contrôlée par l’apporteur, codifié à l’article 150-0 B ter du Code général des impôts (CGI), prévu par l’article 18 de la loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 de finances rectificative pour 2012 (JO n° 0304, 30 déc. 2012).

En principe, lorsqu’un associé apporte des titres à une société holding soumise à l’impôt sur les sociétés, il réalise une plus-value imposable. « Pourtant il ne dispose pas des liquidités lui permettant d’acquitter cet impôt. En l’absence de mécanisme dérogatoire, il pourrait être contraint de céder les titres reçus en rémunération de son apport afin de pouvoir y procéder. Conscient de cet écueil, et dans une volonté de faciliter les restructurations d’entreprises, le législateur français a introduit un mécanisme de différé d’imposition de la plus-value d’apport dès 1979 (L. n° 79-1102, 21 déc. 1979, art. 5). », explique l’avocat. Aujourd’hui, ce mécanisme est assuré par deux dispositifs, s’appliquant alternativement selon que l’apporteur contrôle ou non la société holding bénéficiaire de l’apport :

– dans la positive, le régime du report d’imposition s’applique (CGI, art. 150-0 B ter), la plus-value est cristallisée au titre de l’année de l’apport des titres mais son imposition est différée jusqu’à la survenance de certains événements listés par le législateur parmi lesquels figure la cession des titres reçus lors de l’échange ;

– dans la négative, le régime du sursis d’imposition s’applique (CGI, art. 150-0 B), aucune plus-value n’est constatée lors de l’apport des titres en société, cet événement étant parfaitement neutre au plan fiscal. Le sursis d’imposition dont bénéficie l’apporteur expirera alors en cas de cession des titres reçus en rémunération de l’apport.

Apport avec soulte : entre 2012 et 2017

Quid lorsque l’apport est accompagné du versement d’une soulte ? Jusqu’au 1er janvier 2017, les dispositions de l’article 150-0 B ter du Code général des impôts prévoyaient que « les apports avec soulte demeurent soumis à l’article 150-0 A [NDRL : du CGI, qui prévoit la taxation du gain dans la catégorie des plus-values mobilières], lorsque le montant de la soulte reçue excède 10 % de la valeur nominale des titres reçus ». Autrement dit, lorsque l’apporteur des titres percevait une soulte d’un montant supérieur à 10 % de la valeur nominale des titres de la société holding reçus, la plus-value d’apport était immédiatement et intégralement imposée.

L’administration fiscale reprenait expressément ce principe dans ses commentaires au BOFiP (BOI-RPPM-PVBMI-30-10-60-20160304) : en cas d’échange de titres avec soulte, le régime du report d’imposition s’appliquait uniquement lorsque le montant de cette dernière n’excédait pas 10 % de la valeur nominale des titres reçus. Le cas échéant, la totalité de la plus-value constatée lors de l’opération d’apport était placée en report d’imposition, en ce compris le montant de la soulte versée.

« Contrairement à la logique qui domine l’imposition des revenus, dans le régime applicable jusqu’au 1er janvier 2017, le contribuable n’était donc pas taxé à raison de la soulte perçue au titre de l’année de son versement », explique Olivier Janoray. Ce régime a évolué. La loi n° 2016-1918 du 29 décembre 2016 de finances pour 2017 a en effet prévu la taxation immédiate de la plus-value d’apport à concurrence du montant de la soulte. « La règle actuelle est assez logique puisque, en percevant le revenu, le contribuable est supposé disposer des ressources lui permettant de s’acquitter de l’impôt calculé sur la plus-value d’apport qu’il a réalisée », poursuit l’avocat.

Un montage abusif ?

Dans l’ancienne version de ses commentaires afférents au régime de report d’imposition publiés au BOFiP, l’administration fiscale indiquait que même dans l’hypothèse où la soulte n’excéderait pas ce seuil de 10 %, elle pourrait mettre en œuvre la procédure de l’abus de droit fiscal, prévue à l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF) dans l’hypothèse où (i) cette opération ne présentait pas d’intérêt économique pour la société bénéficiaire de l’apport et (ii) était uniquement motivée par la volonté de l’apporteur d’appréhender une somme d’argent en franchise immédiate d’impôt (BOI-RPPM-PVBMI-30-10-60-20160304, § 170). Rappelons que l’application de la procédure de l’abus de droit entraîne, outre l’imposition immédiate de la soulte reçue par l’apporteur, l’application d’une majoration du montant d’impôt dû de 80 %.

D’ailleurs, l’administration fiscale a inscrit les opérations d’apport de titres en société accompagnés du versement d’une soulte parmi la carte des pratiques et montages abusifs (fiche n° 20). Le directeur général des finances publiques y expose le raisonnement suivant :

– « un particulier réalise un apport de droits sociaux, avec soulte, à une société relevant de l’IS ;

– le montant de la soulte, inférieur à 10 % de la valeur nominale des titres reçus, fait l’objet d’une inscription au crédit du compte courant de l’apporteur ;

 les dividendes perçus par la société bénéficiaire de l’apport permettent ensuite de rembourser le montant de la soulte dû à l’apporteur ;

– ce procédé consiste, sous couvert d’une opération d’échange de droits sociaux avec soulte, à appréhender des liquidités en franchise d’impôt [dans la mesure où] en l’absence d’interposition de la société bénéficiaire de l’apport, les dividendes attachés aux titres apportés auraient été soumis à l’impôt sur le revenu entre les mains de l’apporteur ».

Un recours pour excès de pouvoir a été dirigé contre ces deux prises de position de l’administration fiscale (les commentaires publiés au BOFiP ainsi que la fiche n° 20 de la carte des pratiques et montages abusifs) mais il fut rejeté par le Conseil d’État. S’agissant des commentaires publiés au BOFiP, les juges du Palais-Royal ont en effet considéré « qu’il ne résulte pas des dispositions citées au point 1 de l’article 150-0 B ter du Code général des impôtsque (…) le législateur ait entendu exclure la possibilité pour l’administration fiscale de faire application aux opérations d’apport entrant dans leurs prévisions, notamment aux opérations d’apports avec soulte lorsque le montant de celle-ci est inférieur à 10 % de la valeur nominale des titres reçus de la procédure d’abus de droir prévue à l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales ». Quant à la fiche n° 20 de la carte des montages fiscaux abusifs consacrée aux échanges de titres avec soulte, ils ont jugé que cette dernière « ne constitue pas une circulaire administrative adressée aux services fiscaux mais un document destiné à informer les contribuables » et « ne peut être regardée comme constituant une prise de position de l’administration fiscale, susceptible de lui être opposée par un contribuable sur le fondement des dispositions de l’article L. 80 A du Livre des procédures fiscales, et elle ne contient aucune disposition impérative à caractère général » (CE, 8e et 3e ch. réunies, 12 juill. 2017, n° 401997).

Un tournant ?

« Depuis quelques années, l’administration fiscale remet en cause quasi systématiquement les opérations d’apport ou d’échange avec soultes antérieures à 2017, ayant bénéficié du régime du report d’imposition. Elle fait une application très stricte du seuil de 10 %, en témoigne les nombreuses affaires soumises au Comité de l’abus de droit fiscal », constate Olivier Janoray. Rien qu’au premier semestre 2020, il a examiné pas moins de 17 affaires d’apport-cession avec stipulation de soulte ».

Ses avis rendus au cours des séances du 23 janvier, du 7 février et du 5 mars 2020 ont été rendus publics le 26 juin dernier et renseignent sur le risque fiscal au regard de l’abus de droit.

Le Comité de l’abus de droit fiscal estime que, si le législateur a admis, avant la modification législative introduite par la loi n° 2016-1918 du 29 décembre 2016, que l’opération d’apport de titres à une société contrôlée par l’apporteur bénéficie intégralement, y compris à hauteur du montant de la soulte versée, du report d’imposition, dès lors qu’elle n’excède pas le seuil précité, l’octroi d’une telle soulte doit s’inscrire dans le respect du but qu’il a entendu poursuivre. À ce titre, le Comité considère que ce but n’est pas respecté « si l’octroi de la soulte ne s’inscrit pas dans le cadre de l’opération de restructuration d’entreprise mais est en réalité uniquement motivé par la volonté de l’apporteur des titres d’appréhender en franchise immédiate d’impôt des liquidités détenues par la société dont les titres sont apportés et faisant ainsi l’objet d’un désinvestissement, faute qu’il soit justifié que la société bénéficiaire de l’apport avait, afin de permettre le dénouement de l’opération, un intérêt économique au versement de cette soulte, alors que, lorsque cette soulte est ainsi financée, elle prive cette société de la possibilité de disposer de ressources nécessairement prises en compte lors de la détermination de la valeur des titres apportés ».

Pour requalifier l’opération en abus de droit, le Comité s’appuie sur l’absence de toute justification probante de l’intérêt économique pour la société bénéficiaire de l’apport de prévoir le versement d’une soulte afin de rendre possible la réalisation de l’opération de restructuration.

« L’administration fiscale, suivie par le Comité, considère comme abusives des opérations au motif que les contribuables auraient appliqué le texte de façon littérale », explique Oliver Janoray. « Cette application de l’abus de droit est tout d’abord contestable au regard de la lettre même de l’article 150-0 B ter du Code général des impôtsdont les dispositions sont claires : si la soulte représentait moins de 10 % de la valeur des titres reçus, alors la plus-value et la soulte devaient bénéficier du régime du report d’imposition. La règle ne présente pas de difficultés dans son application. Or, en matière fiscale, il ne doit être fait appel à l’intention du législateur que pour éclairer un texte qui peut prêter à interprétation », conteste l’avocat. « Ce qui n’est pas le cas de l’article 150-0 B ter du Code général des impôts. Le seuil de 10 % étant déjà une mesure anti-abus, imposer immédiatement un contribuable ayant reçu une soulte pourtant inférieure à ce dernier reviendrait à lui reprocher d’avoir abusé d’une mesure anti-abus », poursuit-il.

« Ensuite, l’interprétation qu’en fait l’administration est extrêmement restrictive. Elle revient à dire qu’une soulte ne sert qu’à permettre une réorganisation qui ne pourrait pas avoir lieu sans son versement, autrement dit, à gérer les rompus. À cet égard, le seuil de 10 % est trop élevé pour avoir comme seule vocation de résoudre des problématiques de parité d’échange subies par les associés, et on comprend mal pourquoi le législateur aurait institué un seuil aussi peu adapté », souligne l’avocat.

Enfin, sur le plan procédural, la procédure de l’abus de droit suppose l’existence d’un acte de la part du contribuable concerné. Or il n’est pas certain que le versement de la soulte puisse être défini de la sorte, seule l’opération d’apport des titres en société dans son ensemble devrait pouvoir l’être. L’administration fiscale devrait alors remettre en cause tant l’apport des titres que le versement de la soulte mais dans ce cas, l’intentionnalité du contribuable pourrait être discutée », conclut-il.

Pourtant, deux tribunaux de première instance semblent avoir donné raison au raisonnement de l’administration fiscale.

Soulte

Un début de contentieux

Une première décision a confirmé la position de l’administration fiscale, jugeant que l’application du report d’imposition lorsque l’opération comporte une soulte inférieure à 10 % du montant de l’opération n’implique pas que le contribuable puisse systématiquement récupérer 10 % de liquidités tout en bénéficiant du report d’imposition des plus-values, si le versement de la soulte ne trouve pas de justification autre que fiscale (TA Lyon, 30 avr. 2019, n° 1805813). En l’espèce, « l’administration établit qu’aucune motivation économique ou patrimoniale ne justifiait la mise en place d’une soulte lors de l’opération d’apport. Par conséquent, elle démontre que l’existence de cette soulte a uniquement permis d’appréhender des liquidités en franchise immédiate d’impôt, à l’encontre des objectifs poursuivis par les auteurs des dispositions du I de l’article 150-0 B ter du Code général des impôts». Les contribuables ont fait appel (CAA Lyon, n° 19LY02308).

Plus éclairants sont les quatre jugements du tribunal administratif de Montreuil de juillet 2019 (TA Montreuil, 16 juill. 2019, n°s 1706787, 1811897, 1811931 et 181220) en ce que le tribunal retient une qualification différente de la soulte selon la situation de l’apporteur.

« L’apport principal de ces jugements réside dans le fait que le tribunal administratif y infirme la position de l’administration fiscale s’agissant d’une soulte afférente à des titres démembrés, explique Olivier Janoray. En effet, il indique, de manière inédite, que la soulte ne répond pas nécessairement à un objectif d’ajustement de parité d’échange comme elle le soutenait mais peut-être regardée, en certaines hypothèses, comme une mesure d’appréhension des liquidités que les parties peuvent librement décider dans la limite fixée par la loi pour rendre acceptable l’adhésion des apporteurs à une opération de restructuration d’entreprises nécessaire à leur développement.

Bien que la portée de ces décisions doive être limitée en pratique, en raison notamment des caractéristiques très spécifiques des opérations d’apport effectuées par les contribuables au cas particulier, elles permettent, au fond, de dégager un nouveau motif économique permettant de justifier le versement d’une soulte, notamment dans le cadre de la restructuration d’un groupe familial. Les cartes pourraient être rebattues », en conclut Oliver Janoray.

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