Le centenaire du droit de suite
Retour sur une disposition originale qui permet aux auteurs d’une œuvre et à ses héritiers de bénéficier de la prise de valeur d’une œuvre au fur et à mesure des années.
En 2020, nous avons fêté les 100 ans d’une disposition originale, propre au marché de l’art : le droit de suite. Codifié à l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), le droit de suite consiste en un pourcentage versé aux artistes et à leurs ayants droit à l’occasion de chacune des reventes successives de leurs œuvres, lorsque intervient en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire un professionnel du marché de l’art, dès lors que la vente de l’œuvre est effectuée sur le territoire français ou qu’elle est assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée. Il permet donc de faire bénéficier les héritiers de la prise de valeur d’une œuvre au fur et à mesure des années. Ce droit est inaliénable, c’est-à-dire que l’auteur ne peut pas le céder, le donner, le léguer.
Sont concernées les œuvres graphiques et plastiques telles que les tableaux, les collages, les peintures, les dessins, les estampes (lithographies, gravures, etc.) y compris celles insérées dans les livres illustrés, les reliures, les sculptures, les tapisseries, le mobilier et les objets mobiliers, les céramiques, les verreries, les bijoux d’artiste, les photographies et les créations plastiques sur support audiovisuel et numérique. Ces œuvres doivent être originales au sens du droit de suite. Il s’agit notamment des œuvres créées par l’artiste lui-même ou des exemplaires exécutés en quantité limitée par l’artiste lui-même ou sous sa responsabilité, c’est-à-dire numérotés ou signés ou dûment autorisés d’une autre manière par l’auteur.
Un texte centenaire
Ce texte a été voté en France en 1920, dans un souci de solidarité et de justice, à un moment où les artistes ne bénéficiaient pas de la sécurité sociale et où beaucoup vivaient de façon très précaire et mouraient dans des conditions de grande pauvreté, alors que quelques années plus tard les prix de leurs œuvres s’envolaient. L’inspirateur de cette loi, le député André Hesse, aurait imaginé cette réforme en voyant un dessin de Forain, exécuté dans les premières années du XXe siècle et représentant une scène à l’Hôtel des ventes : des messieurs, en chapeaux hauts-de-forme, regardent une peinture ; au premier plan, deux enfants en haillons dont l’un dit à l’autre : « un tableau de papa ».
Cette invention française a rapidement essaimé hors de nos frontières. Chez nos voisins européens, à l’exception du Royaume-Uni, de l’Irlande, de l’Autriche et des Pays-Bas, tous les États ont mis en place un mécanisme de droit de suite. Ce dispositif a fait l’objet d’une harmonisation européenne dans le cadre de la directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2001. Cette réforme avait pour objectif de donner aux États membres une règle du jeu unifiée préservant la compétitivité, sans distorsion de concurrence. En réalité, la réforme a créé des distorsions de concurrence entre États membres et à l’égard des États tiers, la Suisse et les États-Unis, notamment. La Grande Bretagne a en outre obtenu un régime transitoire favorable, en faisant le choix, ouvert par la directive, de n’appliquer le droit de suite que sur les ventes d’artistes vivants jusqu’au 1er janvier 2012, qui marque la fin de la dérogation dont bénéficient les États de l’Union européenne pour assurer l’entière transposition de la directive du 27 septembre 2001.
Ce texte a été transposé en droit français à l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle qui prévoit à son premier alinéa que « Les auteurs d’œuvres originales graphiques et plastiques ressortissants d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen bénéficient d’un droit de suite, qui est un droit inaliénable de participation au produit de toute vente d’une œuvre après la première cession opérée par l’auteur ou par ses ayants droit, lorsqu’intervient en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire un professionnel du marché de l’art. Par dérogation, ce droit ne s’applique pas lorsque le vendeur a acquis l’œuvre directement de l’auteur moins de trois ans avant cette vente et que le prix de vente ne dépasse pas 10 000 € ».
Les bénéficiaires du droit de suite
Le premier bénéficiaire est bien évidemment l’auteur lui-même. Si le droit de suite est inaliénable, l’auteur peut cependant donner mandat à une société d’auteurs pour percevoir le montant du droit de suite auprès des professionnels du marché de l’art puis le lui reverser. Au décès de l’auteur, le droit de suite est transmis aux héritiers légaux de l’auteur (à savoir les descendants, ascendants, collatéraux à l’exclusion des légataires même à titre universel) pendant l’année civile en cours et les 70 années suivantes, sous réserve de l’usufruit reconnu au conjoint survivant. Saisie dans le cadre de la succession du peintre Salvador Dali, la CJUE a répondu à deux questions préjudicielles visant à déterminer si les États membres pouvaient librement choisir les catégories de personnes susceptibles de bénéficier du droit de suite après le décès de l’auteur d’une œuvre d’art, à la lumière des objectifs poursuivis par la directive de 2001 (CJUE, 15 avril 2010, n° C‑518/08). Si le législateur de l’Union a souhaité que les ayants droit de l’auteur bénéficient pleinement du droit de suite après le décès de ce dernier, il n’a en revanche, conformément au principe de subsidiarité, pas jugé opportun d’intervenir par ladite directive dans le domaine du droit des successions des États membres, laissant ainsi à ces derniers le soin de définir les catégories de personnes susceptibles d’être qualifiées, dans leur droit national, d’ayants droit. La France peut donc réserver le bénéfice du droit de suite aux seuls héritiers légaux de l’artiste, à l’exclusion des légataires testamentaires. Cependant, la juridiction de renvoi doit tenir compte de toutes les règles visant à résoudre les conflits de lois en matière de dévolution successorale du droit de suite.
La charge du droit de suite
Ce droit de suite s’applique aux ventes d’œuvres dès lors que le prix atteint est supérieur ou égal à 750 € hors taxes, à l’exception des œuvres que le vendeur a acquis directement de l’auteur ou de ses ayants droit avant la revente et dont le prix de vente est inférieur à 10 000 €. Le taux du droit de suite est dégressif en fonction du montant du prix de vente de l’œuvre, il est ainsi de 4 % pour la tranche de prix de vente comprise entre 750 € et 50 000 € et de 0,25 % pour les ventes supérieures à 500 000 €. Le montant du droit de suite est désormais plafonné à 12 500 €. En droit communautaire, comme en droit interne, il est prévu que ce droit soit acquitté par l’acheteur. Le professionnel de la vente est responsable de son paiement.
À partir de 2008, la maison de vente Christie’s a choisi de déroger à cette règle et a aménagé ses conditions de vente, en prévoyant que le droit de suite peut pour certaines œuvres être mis à la charge de l’acheteur, dans le but avoué de remédier au défaut de compétitivité existant entre la place parisienne et d’autres places fortes de l’art comme New York, Genève ou encore Hong-Kong. Ce choix lui assurait de plus un avantage compétitif du point de vue des vendeurs face aux autres maisons de ventes aux enchères opérant en France. Cette décision a généré un contentieux nourri devant le juge national et le juge communautaire, faisant intervenir plusieurs cours d’appel et donnant lieu à deux jugements de cassation dont un en assemblée plénière (Cass. 1re civ., 3 juin 2015, n° 13-12675 et Cass. Plén., 9 nov. 2018, n° 17-16335) ainsi qu’un arrêt de la CJUE (CJUE, 26 févr. 2015, n° C-41/14, Christie’s France SNC c/ Synd. national des antiquaires) afin de s’assurer d’une correcte interprétation du droit communautaire. Il est désormais établi que les opérateurs de ventes volontaires ont la possibilité de mettre le droit de suite à la charge des acquéreurs dès lors que cet arrangement a fait l’objet d’un accord contractuel, comme par exemple des conditions générales de ventes expressément approuvées par l’adjudicataire. Ils restent cependant les redevables du paiement du droit de suite à l’auteur ou à la société de perception et de répartition des droits (ADAGP).